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Une polémique au crépuscule de la République des Lettres : l'affrontement Marchand-Des Maizeaux sur l'édition critique d'oeuvres de Bayle

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Une polémique au crépuscule de la République des Lettres :

l’affrontement Marchand-Des Maizeaux sur l’édition critique d’œuvres de Bayle

Ann-Marie Hansen

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

octobre 2015

Thèse soumise à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises

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Résumé

Cette thèse vise à formuler une appréciation nuancée des mœurs savantes du début du XVIIIe siècle par l’analyse d’un cas de polémique érudite. L’étude de la

communication épistolaire, journalistique et paratextuelle qui constitue le texte de la polémique qui eut lieu entre Prosper Marchand (1678-1756) et Pierre Des Maizeaux (1673?-1745) entre 1713 et 1740 donne un exemple d’interaction conflictuelle entre lettrés lors de la période de transition entre deux paradigmes de communautés intellectuelles : soit la République des Lettres classique et l’âge des Lumières. En ce sens, une approche discursive de l’affrontement entre ces deux hommes de lettres sert à mettre en évidence l’ambiguïté et la tension qui affectent les conceptions propres à cette période du fonctionnement de la communauté savante. Les modalités polémiques des écrits de Marchand et Des Maizeaux sont ainsi révélatrices de visions différentes de la critique savante et, par extension, du rapport qu’entretient l’homme de lettres avec l’autorité intellectuelle d’autrui. Cette thèse propose donc l’analyse minutieuse d’un conflit particulier pour réfléchir à ce que le métadiscours des antagonistes révèle du contexte sociohistorique fournissant les paramètres de l’échange. Elle représente par conséquent un apport à la conceptualisation historiographique de la République des Lettres en conjuguant le questionnement de perceptions contemporaines avec un travail inspiré par la théorie de la controverse (Kontroversentheorie). Dans la foulée, cette thèse propose une édition de la phase épistolaire de la polémique, jusqu’ici restée inédite, donnant à voir l’engagement initial des adversaires.

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Abstract

This dissertation aims to provide a nuanced appreciation of interactions in scholarly society at the beginning of the 18th century through the analysis of a particular

polemic. The study of the epistolary, journalistic and paratextual communication that constitutes the exchange between Prosper Marchand (1678-1756) and Pierre Des Maizeaux (1673?-1745) from 1713 to 1740 provides an example of a conflict between men of letters during what was a transitional period between two recognized paradigms of learned culture, namely the Republic of Letters and the Enlightenment. A discursive approach to the confrontation between these two individuals highlights the ambiguity and tension that mark contemporaneous conceptions regarding the workings of the learned community. The polemical modalities of Marchand and Des Maizeaux’s writings thus reveal differing visions of learned criticism and, by extension, of a scholar’s relationship with the intellectual authority of others. Consequently, this dissertation proposes a detailed analysis of a specific conflict and reflects on the antagonists’ meta-discourse regarding the Republic of Letters – the sociohistoric context that defines the parameters of their exchange. By combining a reading of contemporary perceptions with a study methodologically informed by the theory of controversy (Kontroversentheorie), this work represents a contribution to the historiographic conceptualisation of the Republic of Letters. Moreover, this dissertation contains a critical edition of the epistolary phase of the polemic, previously unpublished, in which the initial engagement of the adversaries is brought to light.

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Remerciements

J’aimerais témoigner ici de ma profonde reconnaissance envers tous ceux qui m’ont appuyée au cours des années que j’ai consacrées à la préparation de cette thèse.

D’abord, mes plus vifs remerciements s’adressent à mon cher directeur, Frédéric Charbonneau. Ses conseils et orientations ont tant apporté à ma réflexion, comme sa confiance et son soutien constant m’ont été personnellement précieux.

Je tiens également à exprimer ma gratitude aux membres de mon comité préliminaire, Normand Doiron et Marc Angenot, et de mon jury de thèse, Sébastien Drouin, Diane Desrosiers et Pascal Bastien.

Arrivée à l’aboutissement de ce parcours, je pense aux compagnons de route qui ont tellement enrichi mon expérience de doctorante. Je voudrais particulièrement remercier ces amis qui ont généreusement accepté de relire certaines parties de ce travail, pour leurs conseils et encouragements : Heather Braiden, Annie Harrisson, Donetta Hines, Mariève Isabel, Kristin Neel, Nicole Nolette, Maxime Philippe, Elvan Sayarer et Aimie Shaw. Je sais par ailleurs gré à Luba Markovskaia et à Lidia Merola, qui m’ont porté secours avec leurs aimables et attentives révisions.

Enfin, il m’importe de souligner l’indéfectible appui de mes proches : mes parents, ma sœur Christine, Aimie et, surtout, Christian. Le fait qu’ils croyaient en moi lors de mes moments de doute m’a donné le courage d’accomplir ce qui, sans eux, aurait été insurmontable.

Je voudrais par ailleurs mentionner que cette recherche a bénéficié de l’appui financier du Fonds Québécois de la Recherche sur la Société et la Culture, de la Faculté des Arts de l’Université McGill et de l’appui financier et logistique de l’Institut Scaliger de l’Université de Leyde, qui m’a si chaleureusement reçue lors de mes visites au fonds Prosper Marchand.

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Table des matières

Résumé ... i

Abstract ... ii

Remerciements ... iii

Table des matières... iv

Liste des tableaux ... vii

Liste des figures ... viii

Liste des abréviations ... ix

Note sur la typographie et l’orthographe ... x

Introduction ... 1

I. La République des Lettres : conception d’une communauté savante ... 18

i. Une historiographie de la République des Lettres, ou modes interprétatifs d’un objet aux contours indéfinis ... 19

ii. Éléments d’une définition de travail ... 33

iii. La critique dans la République des Lettres ... 43

iv. La polémique dans la République des Lettres ... 49

v. Conclusion ... 64

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III. La polémique Marchand-Des Maizeaux : description et analyse des pièces

constitutives ... 90

i. Phase 1 : La phase initiale et épistolaire ... 91

1.1 Un échange épistolaire tendu ... 93

1.2 Retombées polémiques ... 102

ii. Phase 2 : L’intensification lors du passage à l’imprimé ... 103

2.1 L’entrée en lice : Marchand prend position ... 106

2.2 Des Maizeaux et sa remise en cause des éditions de Marchand ... 112

2.3 En anticipant le Dictionaire historique et critique de Rotterdam ... 122

iii. Phase 3 : La raréfaction des interventions – imprimés et inédits ... 143

3.1 Reprises et interprétations de discours adverses... 145

3.2 Le Dictionaire historique et critique de 1720 ... 151

3.3 Les éditions de Des Maizeaux et l’ultime réchauffement de la polémique . 154 iv. Conclusion ... 167

IV. Interprétation de la polémique Marchand-Des Maizeaux ... 169

V. Vers une République des Lumières ... 198

i. La fin d’une époque : le déclin de la République des Lettres ... 201

ii. Distinguer les Lumières ... 213

iii. La posture critique du Siècle des Lumières ... 218

(7)

v. La polémique Marchand-Des Maizeaux : entre deux époques ... 233

vi. Conclusion ... 243

Conclusion ... 245

Annexe ... 254

i. Présentation ... 254

ii. Symboles des interventions ... 263

iii. Édition de la phase épistolaire de la polémique Marchand-Des Maizeaux ... 264

Bibliographie ... 289

i. Corpus primaire ... 289

Sources manuscrites ... 289

Sources imprimées ... 292

ii. Corpus secondaire – sources d’avant 1800 ... 295

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Liste des tableaux

Tableau 1. Lettres échangées autour de la préparation des Lettres choisies (phase 1) ...93 Tableau 2. Premières publications de la polémique Marchand-Des Maizeaux (début de la phase 2) ...106 Tableau 3. Textes de la polémique anticipant l’impression de la troisièeme édition du

DHC (1720) (fin de la phase 2) ...123

Tableau 4. Textes de la polémique lors de la raréfaction des interventions (phase 3) ....144 Tableau 5. Combinaisons possibles de priorité et d’orientation discursive ...186

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Liste des figures

Figure 1.1. Emboîtement discursif de 3-1 comme la lettre à Le Clerc et Bernard ...146

Figure 1.2. Emboîtement discursif de 3-1 comme la réponse à la Déclaration authentique ...146

Figure 2. Le début de la lettre 2, lettre anonyme dans une main masquée ...267

Figure 3. La fin de la lettre 2 avec la lettre 3 sur la même feuille ...268

Figure 4. La minute de la lettre 5 et le début de celle de la lettre 6 ...273

Figure 5. Le début de la lettre 6, mise au net depuis la minute commencée dans la Fig. 2 ...274

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Liste des abréviations

Archives

BL Add. Mss. British Library Additional Manuscripts

UBL MAR Universiteitsbibliotheek Leiden, Collection Marchand

Textes relatifs à la polémique

CP Pierre Bayle, Commentaire philosophique, Prosper Marchand (éd.), 1713.

DHC Pierre Bayle, Dictionaire historique et critique

LC Pierre Bayle, Lettres choisies, Prosper Marchand (éd.), 1714.

Journaux savants

BF Bibliothèque Françoise, ou Histoire Littéraire de la France

BR Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l’Europe

HCRL Histoire critique de la République des Lettres, tant Ancienne que Moderne

JL Journal Litéraire

JS Journal des sçavans

ML Mémoires de littérature

NRL Nouvelles de la République des Lettres

Ressources générales

DAF Dictionnaire de l’Académie française

EDR Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des

métiers

GR Le Grand Robert de la langue française

f. folio ff. folios r. recto s. a. sans année s. d. sans date s. p. sans pagination s. v. sub verbo v. verso

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Note sur la typographie et l’orthographe

Afin de demeurer fidèle aux textes et de respecter au plus haut degré la diversité de sens qu’ils peuvent communiquer, aussi bien que l’impression historique qui leur est particulière, nous respecterons la typographie et l’orthographe originales de nos sources1.

Dans un même ordre d’idées, sauf mention contraire, tout soulignement dans les citations figure dans l’original. Par contre, dans un souci de cohérence, dans les cas peu nombreux où la datation d’un écrit est indiquée selon le style julien et grégorien, nous avons préféré ne garder que l’indication de ce dernier2. Signalons par ailleurs que la datation des

manuscrits suit la forme année-mois-jour (par exemple : 1700-03-25).

1 Notons particulièrement que le titre du Dictionaire historique et critique de Bayle s’épela avec un seul n lors de ses premières éditions et que ses contemporains l’ont épelé diversement. De nos jours, de nombreux chercheurs modernisent l’orthographe du titre, de sorte que les deux formes paraîtront dans notre travail selon les textes cités. Une autre entité, pour nous importante, dont le titre pose ce même problème est le

Journal Litéraire de La Haye.

2 Ceci s’applique à la datation de certains manuscrits et relève du fait que l’adoption du calendrier grégorien fut décidé régionalement, d’abord institué dans des pays et régions catholiques à partir de 1582, mais repoussé dans les Pays-Bas protestants jusqu’en 1700 et n’eut lieu en Grande Bretagne qu’en 1752.

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Introduction

Nous sommes, lui & moi, de trop petits Compagnons dans la République des Lettres, pour prétendre en occuper continuellement ainsi le Tapis.

Prosper Marchand, « Réponse de M. Marchand aux Accusations de M. des Maiseaux »

ADVERSAIRE, s. m. (Jurisprud.) Voyez Antagoniste, Opposant, Combat, Duel, &c. Ce mot est formé de la préposition latine adversus, contre, composée de ad, vers, & vertere, tourner. Il signifie au Palais la Partie adverse de celui qui est engagé dans un Procès.

« Adversaire », EDR

Hommes de lettres. Dans tous les sens du terme, Prosper Marchand et Pierre Des Maizeaux incarnent cette expression. Au début du XVIIIe siècle, ces réfugiés huguenots

sont impliqués à de multiples niveaux dans la production, médiation, diffusion et réception textuelle de leur époque. De leurs pays adoptifs, ils participent comme tant d’autres au réseau de savants qui sillonnent l’Occident, rassemblant, publiant et finalement restructurant les connaissances du moment. Au cours de cette entreprise, ils sont amenés à une rencontre virtuelle en raison de leur activité éditoriale respective touchant les écrits de Pierre Bayle, décédé quelques années auparavant. De cette coïncidence résulte une confrontation initiale, puis une polémique qui s’étend d’année en année dans les périodiques de leurs associés et dans leurs éditions d’œuvres de Bayle, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent, adversaires invétérés, réduits au silence par leurs contemporains après des décennies d’opposition.

Le fait que Marchand écrive en 1731 que Des Maizeaux et lui sont « de trop petits Compagnons dans la République des Lettres, pour prétendre en occuper continuellement

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[…] le Tapis » est révélateur à plusieurs égards3. Marchand évoque ainsi l’extension

démesurée de leur différend, la publicité qu’il a connue, et définit le contexte communautaire (la République des Lettres), ainsi que la position relative qu’il y occupe. Si l’on considère que, par la nature publique des écrits qu’ils se renvoient, nous sommes dans le domaine de la polémique, le terme d’adversaire, qui désigne leur relation dans ce contexte, évoque les paradigmes judiciaire et belliqueux qui constituent les balises conceptuelles du présent travail.

Cette thèse représente la conjonction entre quelques intérêts de recherche tous reliés entre eux, et associés à la culture des gens de lettres au début de l’époque moderne4. Nous étudions un cas de conflit entre citoyens de la République des Lettres

non pas tant pour lui-même, mais de manière à élucider ce que les modalités de son actualisation peuvent nous apprendre sur le milieu dont il relevait. Ainsi se croisent des réflexions sur la communication et l’interaction parmi les lettrés, sur la pratique de la polémique et sur l’expression de personnes érudites dans des productions textuelles périlittéraires.

Partant d’une exploration du legs Marchand à la bibliothèque universitaire de Leyde (UBL), reconnu comme étant une riche source de documentation primaire sur

3 P. Marchand, « Réponse de M. Marchand aux Accusations de M. des Maiseaux », p. 186-187.

4 Malgré l’inadéquation des chrononymes actuels pour renvoyer aux temporalités historiques de quelque étendue interculturelle, nous privilégions les expressions « début de l’époque moderne » et « première modernité » au terme « Ancien Régime ». Ces premiers syntagmes connaissant des équivalents en d’autres langues européennes (Frühe Neuzeit, Early Modern Period, etc.) nous les font préférer à celui dont la perspective est spécifiquement franco-centrique. Précisons que pour nous elles renvoient à la période allant du XVIe au XVIIIe siècle, bien que ce soit avec un regard plus prononcé sur le XVIIe et le début du XVIIIe siècle. Pour une discussion de ce lexique, cf. O. Christin, « Ancien Régime. Pour une approche comparatiste du vocabulaire historiographique ».

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l’histoire littéraire de la fin du XVIIe et surtout de la première moitié du XVIIIe siècle5,

nous nous sommes penchée sur l’échange conflictuel le plus étendu et le plus développé qu’il renfermait. La dispute entre Marchand et Des Maizeaux les opposa sur le sujet de leur traitement éditorial respectif d’œuvres de Pierre Bayle entre 1713 et 1740. Nous avons profité des quelques études précédentes portant sur ce cas, celle de Christiane Berkvens-Stevelinck tout particulièrement et, en appoint, celle de Joseph Almagor, qui avaient tracé l’histoire de son développement, ses implications biographiques et bibliographiques, ce dont ce travail leur est redevable6. La polémique demeurait

cependant peu exploitée d’un point de vue discursif et, d’un point de vue interprétatif, elle n’avait qu’à peine été considérée pour sa représentativité plus large7. Dans ce sens,

nous tentons une première évaluation discursive de cette querelle particulière, dans le but d’en dépasser la spécificité pour en comprendre les paradigmes.

5 Hans Bots encourage l’utilisation des archives des anciennes Provinces-Unies de façon générale, étant donné qu’elles « constituaient un véritable carrefour intellectuel dans l’Europe savante et littéraire » lors de leur Siècle d’Or (de Gouden Eeuw), un long XVIIe siècle dont les répercussions dans le domaine littéraire et éditorial furent encore importantes au XVIIIe siècle (« Une source importante pour l’étude de la République des Lettres : les fonds néerlandais », p. 459). Robert Darnton, ayant pris connaissance de quelques travaux préliminaires, a écrit en 1986 que « Christiane Berkvens-Stevelinck a trouvé une excellente mine de renseignements sur la République des Lettres dans les notes marginales de Prosper Marchand, le bibliophile de Leyde au XVIIIe siècle » (Gens de lettres, gens du livre, p. 210). Les travaux de Berkvens-Stevelinck ont établi depuis que l’entièreté du fonds Marchand contient de quoi élucider le fonctionnement des réseaux intellectuels de l’époque. John D. Woodbridge a décrit de façon semblable les collections de Marchand : « His archives […] are like a literary mine, rich in scholarly jottings, correspondence between men of letters, and copies of manuscripts sent to Marchand by aspiring authors » (« The Parisian Book Trade in the Early Enlightenment : an Update on the Prosper Marchand Project », p. 1765). La collection de manuscrits, principalement épistolaires, de Des Maizeaux, aujourd’hui conservés à la British Library, est pareillement éclairante sur le milieu des lettrés occidentaux dans la première moitié du XVIIIe siècle.

6 C. Berkvens-Stevelinck, Prosper Marchand et l’histoire du livre : quelques aspects de l’érudition

bibliographique dans la première moitié du XVIIIe siècle, particulièrement en Hollande, p. 79-139; et J. Almagor, Pierre Des Maizeaux (1673-1745), Journalist and English Correspondent for Franco-Dutch

Periodicals, 1700-1720, p. 81-101. Désormais, les renvois à ces livres seront indiqués par les sigles PMHL

et PDMJ. Nous reviendrons plus loin sur la nature de ces travaux critiques et d’autres encore qui traitent de cet épisode (voir ch. II, p. 67-68).

7 Le travail préliminaire d’Edwin van Meerkerk promettait une évaluation de cette querelle en fonction des principes justificateurs du domaine de l’édition entre 1680 et 1750 comme partie d’une étude plus vaste (« Editorial Principles in the Debate on the Third Edition of Bayle’s Dictionaire (a Reprise) »).

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Profitant des travaux critiques antécédents et suivant par ailleurs un principe de sondage par corrélations, nous avons regroupé un ensemble cohérent d’écrits constituant – pour employer la terminologie de Marcelo Dascal – le « texte primaire » et « secondaire » de la polémique. Dascal propose que :

[a]s an object of study, polemical exchange […] consists primarily in those texts or utterances directly addressed by each disputant to the other (or others), privately or publicly. In addition to this « primary text », there is in general a vast « secondary text » which, at least partially, belongs to the exchange. It includes, for instance, works or other exchanges by the disputants where the polemics [sic] is reflected directly or indirectly, as well as letters to third parties where allusion is made to it.8

Pour parachever le texte primaire, les manuscrits de l’UBL ont nécessairement été complétés par une consultation ciblée de la collection Des Maizeaux à la British Library. En priorisant la lecture des écrits provenant des correspondants impliqués d’une manière ou d’une autre dans l’affaire des éditions, nous avons pu accroître ce que nous appelons le « texte tertiaire » de la polémique, constitué par les lettres portant sur le conflit, mais écrites par des personnes liées aux adversaires sans être directement engagées dans la querelle. Une telle progression organique nous a dotée d’une appréciation du contexte socioculturel historiquement spécifique dans lequel il nous est dès lors possible de situer le corpus primaire9. La consultation générale des deux fonds d’archives a informé la

8 M. Dascal, « Types of Polemics and Types of Polemical Moves », p. 21. Tel est effectivement le cas dans le contexte de notre étude, où l’ouverture du conflit à un nombre indéfini d’acteurs n’empêche pas qu’il ne soit centré autour de deux d’entre eux en particulier. La critique et les attaques, la défense et les apologies, la réponse et les contre-attaques – ce long échange est presque entièrement publié dans des genres variés. On recense des articles, des extraits (comptes rendus) et des nouvelles littéraires dans les journaux savants, des paratextes éditoriaux et même un recueil de pièces diverses. Du côté des collections de correspondance de Marchand et de Des Maizeaux, les quelques lettres échangées directement entre eux occupent une place distincte dans le « texte primaire ». Ces archives révèlent aussi de manière générale, au niveau plus vaste et plus diffus du « texte secondaire », le dessous de l’affaire : les alliances – parfois hypocrites et changeantes –, le partage d’informations contrôlées, la négociation des coups à placer.

9 Par souci de clarté, notons que le corpus primaire de notre étude inclut le texte primaire, secondaire, tertiaire et le co-texte de la polémique. Dascal precise que : « [a] broader circle of texts that are pertinent [to a polemic] form its “co-text” which includes, for example, works or exchanges by prior or contemporary authors quoted and relied upon by both disputants. » (Ibid., p. 21) Le texte primaire et tertiaire sont

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lecture des quelques douzaines de manuscrits finalement cités dans cette thèse, ainsi que des publications appartenant à différents genres journalistiques et paratextuels qui participent au texte primaire et secondaire de la polémique. Or, par le fait que cette querelle consiste en sources manuscrites aussi bien qu’imprimées, notre corpus primaire donne un aperçu complexe de la culture textuelle, rédactionnelle et éditoriale qui l’a engendrée, permettant notamment une évaluation de l’impulsion polémique à différents stades de son expression. En effet, la présente étude porte un regard englobant sur les divers types de productions textuelles impliquées dans l’affrontement Marchand-Des Maizeaux. La documentation qui en est parvenue au XXIe siècle étant particulièrement

complète pour un échange entre deux acteurs « mineurs » de l’histoire littéraire, ce cas occupe une position singulière parmi les échanges connus, car dans la majorité des cas seules les œuvres (manuscrites et imprimées) d’écrivains renommés ont été conservées dans leur intégralité.

Si dans leur expression et communication immédiate, les textes de notre corpus portent explicitement sur un conflit particulier (entre Marchand et Des Maizeaux), sur une question restreinte (la philosophie éditoriale), par rapport à une activité précise (l’édition d’œuvres de Pierre Bayle), ils portent de façon implicite sur le contexte socioculturel, voire conceptuel dans lequel eut lieu l’échange. Dans les chapitres qui suivent, nous ne perdons jamais de vue que la polémique étudiée entretient un rapport fondamental avec la République des Lettres. Celle-ci pose le cadre en fonction duquel le conflit doit être évalué et sans lequel il est vide de sens. Pour emprunter au paradigme juridique évoqué en exergue, ce forum public représente un lieu de jugement, soit le

répertoriés dans le corpus des œuvres de notre bibliographie sous la section des sources manuscrites, alors que le texte secondaire et le co-texte s’y trouvent sous la section des sources imprimées.

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tribunal des polémistes. Dans une perspective bourdieusienne, la République des Lettres constitue le champ qui regroupe les savants au début de l’époque moderne. Que la critique reproche à Bourdieu une conception réductrice, « relativement squelettique » du champ littéraire ne nous pose pas de problème, car il « nous fait bien voir […] des espaces de positions, des stratégies d’agents en luttes, des rapports de force et de domination, des structures inégales de distribution des capitaux spécifiques. »10 Dans ces

conditions, la notion de champ permet pour le moins d’étudier « la dimension polémologique des univers considérés »11, ce qui est effectivement ce que nous cherchons

à faire. Signalons en outre qu’en raison des divers réseaux de communication qui relient les lettrés, la communauté de la République des Lettres représente une version précoce d’un public habermassien, que sollicitent ses ressortissants individuels, dont nos polémistes12. Dans ce cas la sphère publique n’est pas nécessairement associée à un lieu

physique, mais correspond à une conception de l’imaginaire collectif. Ainsi, les pairs de la République des Lettres sont ceux devant lesquels et à l’intention desquels Marchand et Des Maizeaux argumentent, et qui sont investis du droit de jugement.

Pour clarifier le schéma de communication qui est à la base de la situation polémique, précisons avec Valérie Robert que :

si la polémique a combat, lutte, affrontement pour hyperonymes, elle a pour spécificité d’être un phénomène discursif public; cette publicité peut être plus ou

10 B. Lahire, « Champ, hors-champ, contrechamp », p. 41. 11 Ibid., p. 42.

12 J. Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen

Gesellschaft. Pour une vue d’ensemble sur les tendances dans l’application de la théorie d’Habermas, l’on

consultera Stéphane Van Damme, « “Farewell Habermas”? Deux décennies d’études sur l’espace public ». Antoine Lilti propose en outre quelques réflexions sur la praticabilité de la notion habermassienne du public en termes de l’espace savant (« Querelles et controverses. Les formes du désaccord intellectuel à l’époque moderne », p. 27‑28).

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moins étendue, mais il faut le regard, simultané ou postérieur, d’un tiers pour que la polémique existe en tant que telle.13

Dans les faits, le schéma triadique est fondamental à la polémique, qu’il soit expliqué comme un trio de « rôles actanciels » changeants (proposant, opposant et tiers) comme chez Christian Plantin, par un rapprochement avec le paradigme juridique (accusateur, accusé et juge) ou par le triangle polémique plus élaboré de Jürgen Stenzel, résumé comme suit par Robert.

[Il] comprend les trois positions suivantes : le sujet polémique (le « polémiste »), l’objet polémique (celui qui est visé), et l’instance polémique (le destinataire direct ou indirect du discours polémique), avec au centre de ce triangle le thème polémique.14

Dans tous les cas, l’opposition conflictuelle binaire n’est actualisée en tant que polémique que par la présence de l’observateur et juge potentiel, soit le représentant de l’opinion publique de la communauté à laquelle appartiennent les polémistes.

Gérard Ferreyrolles soutient pareillement qu’il est essentiel, pour qu’il y ait polémique, que « le discours et le contre-discours se croisent (comme on croise le fer) devant un public », et marque utilement deux autres qualités nécessaires à ce genre d’échange15. Bien que l’on puisse les tenir pour acquises, signalons qu’en premier lieu,

« la polémique suppose une dualité de discours », ensuite que, « [p]our que se rencontrent discours et contre-discours, il faut […] un terrain commun. »16 De manière

complémentaire, Antoine Lilti signale que :

13 V. Robert, « Polémiques entre intellectuels: pratiques et fonctions », p. 11. 14 Ibid., p. 15.

15 G. Ferreyrolles, « Le XVIIe siècle et le statut de la polémique », p. 16.

16 Ibid., p. 15. Ferreyrolles renchérit : « Point de polémique, par définition, si discours agent et discours patient conviennent sur tout, mais point de polémique non plus s’ils ne s’accordent sur rien. Paradoxalement, tout ne sépare pas les adversaires, sinon ils ne seraient même pas adversaires. Il faut au minimum qu’ils aient un objet commun, qu’ils se réclament de valeur[s] communes (la vérité et l’honnêteté

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[c]e type de controverse repose sur […] l’acceptation des formes propres de l’échange savant, qui assure que les règles de recevabilité des arguments et des preuves ne sont pas remises en cause. Tout le monde se soumet à la même instance d’arbitrage, si bien que l’existence même de la controverse témoigne d’un fort consensus sur les règles du débat et sur les autorités.17

De là vient que la situation polémique actualisée par deux adversaires assure la suprématie de la tierce instance, soit le public dont le regard valide l’échange.

Dans ces conditions, les paramètres d’une polémique sont configurés par les attentes de son public, donc par son champ, et il s’ensuit qu’elle finit par être symptomatique de celui-ci. Ce raisonnement a fait que nous en sommes venue à voir dans l’affrontement Marchand-Des Maizeaux un échange pouvant éclairer la transformation que le monde lettré a subie au début du XVIIIe siècle. Comme ils se situent dans la

période de transition entre le réseau fermé de la République des Lettres de l’âge classique et l’ancrage mondain des savants de l’époque des Lumières, nous avons jugé approprié d’interroger cette polémique pour ce qu’elle pourrait révéler à l’égard d’une évolution de la culture des gens de lettres. Étant donné la nature intrinsèquement relationnelle de la confrontation, de par la mise au défi d’un ad-versaire par son opposant, elle est instructive à l’endroit du fonctionnement des rapports interpersonnels.

Par le passé, les études concernant le conflit dans le milieu savant du début de l’époque moderne présentaient un clivage entre celles portant sur la République des Lettres en général et celles, plus approfondies, portant sur des querelles particulières ou sur les modalités polémiques. Bien que Marcelo Dascal et Cristina Marras aient appelé les chercheurs à l’étude de la conflictualité dans le contexte du monde érudit de la

intellectuelle) et qu’ils reconnaissent les mêmes principes logiques (identité, contradiction et tiers exclu) » (p. 15).

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première modernité18, les résultats sont restés méthodologiquement partiels. À savoir, si

Joseph Levine, Françoise Waquet et d’autres ont publié d’utiles répertoires au sujet du conflit dans le contexte de la République des Lettres, leurs contributions font surtout office de survols illustratifs de la conflictualité dans la communauté des érudits et constituent des compilations anecdotiques qui dressent un portrait varié de l’ordre du constat historique19. En revanche, les réflexions d’ordre analytiques sur le

fonctionnement, l’importance ou le style de la polémique ont eu tendance à considérer la communication conflictuelle entre savants individuels sans tenir compte de l’influence idéologique résultant d’une appartenance communautaire de grande échelle20. Quelques

contributions plus récentes, par exemple celles de Sebastian Kühn sur les interactions inamicales entre savants, abordent l’étude de la conflictualité en tenant compte du cadre sociohistorique, mais cela dans une perspective qui s’occupe de la sociabilité et des relations sociales plus que des actes discursifs polémiques21.

Après une longue histoire de relatif désintérêt22, les études sur l’échange

conflictuel en général et la polémique plus particulièrement ont connu un renouveau dans les dernières années, non seulement du côté de l’analyse du discours23, mais également, et

18 M. Dascal et C. Marras, « The République des Lettres : a Republic of Quarrels? », 2002.

19 J. Levine, « Strife in the Republic of Letters »; F. Waquet, « La réponse de la République des Lettres »;

id. « La République des Lettres : un univers de conflits ». Retravaillé, ce dernier texte devient le chapitre

« Les polémiques et leurs usages dans la République des Lettres ».

20 Tel est notamment le cas des contributions à G. Ferreyrolles (dir.), La polémique au XVIIe siècle, 2006; C. Prochasson et A. Rasmussen (dir.), Comment on se dispute. Les formes de la controverse, 2007; et L. Burnand et A. Paschoud (dir.), Espaces de la controverse au seuil des Lumières (1680-1715), 2010. 21 S. Kühn, « Konflikt und Freundschaft in der gelehrten Kommunikation um 1700 », 2009; id., « Feindschaft in der Gelehrtenkultur der Frühen Neuzeit », 2010; et id., Wissen, Arbeit, Freundschaft.

Ökonomien und soziale Beziehungen an den Akademien in London, Paris und Berlin um 1700, 2011.

22 D. Bousfield postule avec d’autres théoriciens du discours conflictuel qu’il y aurait un parti pris conceptuel généralisé envers la politesse et la communication consensuelle (Impoliteness in Interaction, p. 1-2).

23 À titre d’exemple, citons l’ouvrage collectif précurseur dirigé par Nadine Gelas et Catherine Kerbrat-Orecchioni (Le discours polémique, 1980) et la plus récente contribution de Ruth Amossy (Apologie de la

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plus pertinemment encore pour nous, dans la recherche sur la culture savante de la première modernité. Nous avons constaté, avec le plaisir de découvrir une communauté de pensée qui résonne avec le présent travail, que la conflictualité dans la République des Lettres représente un champ d’études en plein essor, surtout dans l’espace germanophone. L’ouverture des chercheurs allemands à l’étude des controverses (Kontroversenforschung) remonte au milieu des années 1980, lorsqu’une véritable vague de publications a marqué une nouvelle tendance : celle de s’intéresser au conflit, non seulement, mais notamment à l’ère de la Frühe Neuzeit24. Depuis, de tels intérêts se sont

étendus vers d’autres aires géoculturelles. L’ouvrage collectif dirigé par Valérie Robert, par exemple, a fait le pont entre l’étude des Intellectuels et polémiques dans l’espace

germanophone et la recherche en France, dressant un bilan conceptuel et méthodologique

des études dans ce domaine25. Peu après, trois ouvrages collectifs ont témoigné de la

mobilisation de nombreux chercheurs pour sonder les modalités socioculturelles de la communication conflictuelle, particulièrement au regard de la culture savante du début de l’époque moderne26.

polémique, 2014), dont la direction du groupe de recherche Analyse du discours, argumentation & rhétorique n’a pas été pour rien dans la valorisation de la communication conflictuelle. Voir également les

contributions de Diane Desrosiers au numéro de Discours social consacré à la Rhétorique des controverses

savantes et des polémiques publiques (« État présent des travaux en rhétorique éristique » et

« Bibliographie. Rhétorique éristique et argumentation polémique »).

24 Quelques titres représentatifs incluent : A. Schöne et al. (dir.), Kontroversen, alte und neue (1986); L. Rohner, Die literarische Streitschrift. Themen, Motive, Formen (1987); H.-D. Dahnke et B. Leistner (dir.),

Debatten und Kontroversen. Literarische Auseinandersetzungen in Deutschland am Ende des 18. Jahrhunderts (1989).

25 V. Robert (dir.), Intellectuels et polémiques dans l’espace germanophone, 2004.

26 G. Ferreyrolles (dir.), La polémique au XVIIe siècle, 2006; C. Prochasson et A. Rasmussen (dir.),

Comment on se dispute. Les formes de la controverse, 2007; et L. Burnand et A. Paschoud (dir.), Espaces de la controverse au seuil des Lumières (1680-1715), 2010. Dans le deuxième de ces volumes, la

contribution d’Antoine Lilti tient compte des « formes du désaccord intellectuel » au début de l’époque moderne (« Querelles et controverses »).

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Les contributions regroupées par le numéro de Zeitsprünge dédié à la polémique intellectuelle au tournant du XVIIIe siècle ont été particulièrement inspirantes pour notre

travail27. Dans leur présentation de Gelehrte Polemik. Intellektuelle

Konfliktverschärfungen um 1700, Kai Bremer et Carlos Spoerhase font le bilan des

questions qui structurent fondamentalement l’analyse des stratégies de la communication conflictuelle, surtout dans sa forme écrite. Ils notent l’importance de la sémantique historique, de la théorie historique des genres, de la paratextualité et l’intertextualité, de la stylistique et des normes métadiscursives dans l’étude de la controverse savante28, mais

plus encore ils présentent cinq problématiques jugées particulièrement significatives dans ce type d’analyse. Elles concernent : 1) la légitimité des états d’accord et de désaccord (Konsens, Dissens); 2) le rôle du telos et sa spécificité disciplinaire; 3) l’effet d’intensification ou d’apaisement de commentaires métapolémiques; 4) la situation communicationnelle en elle-même; et 5) le potentiel polémique de l’interprétation29. En

relevant ces questionnements, Bremer et Spoerhase résument avec perspicacité les premières tentatives interdisciplinaires les plus significatives pour analyser le conflit savant au début de l’époque moderne, et cela de manière programmatique pour la recherche subséquente. Nous nous en inspirons librement dans la mesure où ces approches se montrent pertinentes pour notre objet d’étude.

Notons par ailleurs que nous empruntons aussi à l’appareil théorique de Marcelo Dascal, par rapport auquel la collection de Bremer et Spoerhase affiche ouvertement sa

27 K. Bremer et C. Spoerhase (dir.), Gelehrte Polemik. Intellektuelle Konfliktverschärfungen um 1700, 2011.

28 C. Spoerhase et K. Bremer, « Rhetorische Rücksichtslosigkeit. Problemfelder der Erforschung gelehrter Polemik um 1700 », p. 116.

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dette intellectuelle30. L’un des premiers à souligner le manque d’attention prêtée aux

phénomènes de conflit dans la République des Lettres31, Dascal avait déjà élaboré dans

d’autres contextes un modèle interprétatif de la polémique également utile pour nous. En se basant sur une conception dialogique de la polémique, il distingue trois styles d’échanges, selon l’étendue du désaccord, le sujet débattu, le moyen présumé de la résolution et la finalité visée par les concurrents32. Il associe en outre différentes sortes de

stratégies tactiques (polemical moves) à chaque type de polémique33. Dans la perspective

de notre travail, la typologie qu’établit Dascal est un rappel utile des macrostructures qui influent sur le désaccord que nous examinons à un niveau plus restreint et fournit un cadre analytique qui aide à situer l’échange plus globalement. En plus des méthodes suggérées précédemment, telles sont, dans leurs grandes lignes, les approches théoriques et méthodologiques qui servent à révéler le fonctionnement et l’importance du conflit savant dans la République des Lettres à travers la controverse autour des premières éditions posthumes de Bayle.

Notre travail sur la polémique Marchand-Des Maizeaux est finalement guidé par un questionnement bipartite dont la perspective est plus large que le cas envisagé et qui rejoint une réflexion sur la controverse savante d’ordre général. Dans un premier temps,

30 Voir C. Spoerhase et K. Bremer, « Rhetorische Rücksichtslosigkeit », p. 122 et noter l’inclusion de l’essai traduit en allemand : M. Dascal, « Kontroversen und Polemiken in der frühneuzeitlichen Wissenschaft ».

31 M. Dascal et C. Marras, « The République des Lettres : a Republic of Quarrels? ».

32 Les trois types qu’il distingue s’appellent discussion, dispute et controversy. Dascal reconnaît toutefois qu’il s’agit de types idéaux et qu’en réalité tout cas réel est mixte. (« Types of Polemics », p. 21-22). Le système de Dascal est exposé au long dans l’article cité, mais figure, et est diversement présenté, dans « The République des Lettres : a Republic of Quarrels? », « Kontroversen und Polemiken in der frühneuzeitlichen Wissenschaft », textes déjà cités, et dans « Epistemología, controversias y pragmática », « The Study of Controversies and the Theory and History of Science » et « Debating with myself and debating with others ».

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nous partons de l’hypothèse que l’étude de cet épisode peut informer la façon dont nous interprétons le crépuscule de la République des Lettres. C’est que nous reconnaissons dans la polémique un lieu de tension qui implique une discussion de valeurs communes envisagées différemment. Comme ce genre de conflit est nécessairement joué devant des tiers, le public de cette communauté influence la présentation des deux perspectives de manière fondamentale. Par conséquent, il est possible d’interroger l’apparente contradiction entre la prévalence de la polémique parmi les gens de lettres et le fait qu’à différence de la critique elle est un échange non productif de sens, voire de savoir. Quelle serait donc la fonction du conflit entre lettrés sinon la négociation de rapports interrelationnels? Or, débattre des positions sociales relatives fait ressortir les qualités et valeurs communes aux personnes impliquées par l’échange polémique (actants et témoins). Dans ces conditions, le conflit à l’étude devient le symptôme de son milieu et de son temps et nous permet d’explorer le contexte socioculturel des savants au début du XVIIIe siècle en amont de l’avènement des Lumières.

En deuxième lieu, la polémique étudiée étant considérée comme représentative de la culture dont elle relève et illustrative des priorités et des valeurs de celle-ci, nous postulons qu’elle peut être instructive à l’égard des mutations subies par la culture savante à une époque qui voit la transition entre la République des Lettres classique et l’époque des Lumières. Nous sommes d’avis qu’en plus du changement de rôle sociétal des lettrés (soit le rapport entre savants et société), il y aurait également une évolution parallèle, voire corrélée, qui concerne les rapports entre lettrés (interne à la société des savants). Comme dans les deux conjonctures l’on parle d’interrelations tendues en raison

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des divers enjeux symboliques convoités par deux partis, les situations de conflit servent d’épreuve pour évaluer ce que représentent les enjeux disputés.

Soulignons finalement qu’afin de présenter le plus fidèlement possible les catégories conceptuelles propres aux contemporains de Prosper Marchand et Pierre Des Maizeaux, nous privilégions les énoncés et les discours de leur époque. Le corpus primaire, qui est un corpus historique, est lu et analysé avec un outillage conceptuel que nous nous sommes efforcée de maintenir conforme aux sources. Toute discussion de la République des Lettres, des attentes, droits et devoirs qui y sont associés, est déterminée par cette visée. Cela dit, les interprétations qui découlent de cette approche principale sont appuyées par les théories et les outils actuels, dont nous nous sommes servie pour compléter cette première lecture, notamment en ce qui concerne la théorie de la polémique.

Dans le premier chapitre, nous commençons par établir le contexte dans lequel nous situons les individus que nous étudions, mais aussi dans lequel ils se situent eux-mêmes. Pour ce faire, nous esquissons d’abord l’horizon des discours historiographiques qui ont porté sur la République des Lettres par le passé, pour situer notre approche de ce concept. Appuyée par la théorie de la communauté imaginaire de Benedict Anderson, la démarche discursive nous mène à favoriser l’auto-représentation de la société des savants. Ainsi, nous considérons de plus près quels y auraient été les rôles accordés à la critique et à la polémique de manière à révéler les assises notionnelles de nos sources.

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Si la polémique est un conflit sous forme écrite34, elle n’est pourtant pas un

phénomène exclusivement textuel et ne peut exister sans hors-texte; elle est influencée par la situation dans laquelle elle se déroule, c’est-à-dire par les conditions sociohistoriques et culturelles qui affectent ses participants et ses enjeux. Par conséquent, une polémique ne peut être pleinement appréciée sans une connaissance nuancée du contexte non discursif dans lequel elle est à situer35. Le chapitre deux présente en résumé

l’histoire peu connue de la polémique Marchand-Des Maizeaux afin de permettre à notre lecteur de s’en faire une idée d’ensemble avant d’entamer avec nous l’analyse de leurs écrits antagoniques au chapitre suivant.

C’est en effet dans ce troisième chapitre que nous procédons à une description détaillée des divers textes qui constituent la polémique entre Marchand et Des Maizeaux de manière à en présenter les éléments analytiquement pertinents du point de vue qui nous intéresse. Notre procédé est inspiré par les suggestions programmatiques pour l’étude de controverses qu’esquissent Jürgen Stenzel, Kai Bremer et Carlos Spoerhase en ligne avec la Kontroversentheorie. À savoir, en plus des incitations heuristiques de Bremer et Spoerhase mentionnés ci-dessus, Stenzel propose que « [d]ie Erzählung des

Verlaufes einer Polemik hätte die Beschreibung und Funktionsbestimmung der

verwendeten polemischen Mittel zu integrieren »36. Suivant la progression de la

polémique, nous étudions les écrits des antagonistes principaux de manière à mettre en

34 Le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 précise que la polémique « se dit Des disputes par écrit » (s. v.) et encore aujourd’hui Le Grand Robert de la langue française définit ce terme comme un « [d]ébat par écrit, vif ou agressif » (s. v.).

35 Entre autres chercheurs, Dascal a souligné l’importance de la prise en compte du contexte dans l’étude de polémiques (« Types of Polemics », p. 21).

36 [Le récit du déroulement d’une polémique devrait inclure la description des moyens polémiques utilisés, ainsi que la détermination de leur fonction.] J. Stenzel, « Rhetorischer Manichäismus. Vorschläge zu einer Theorie der Polemik », p. 10.

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évidence leurs stratégies discursives, la manifestation des différentes positions impliquées par l’échange et l’exposition des principes et des valeurs en jeu dans la dispute.

C’est au chapitre quatre que nous proposons une lecture interprétative de l’affrontement présenté dans les deux chapitres précédents. Il s’agit de notre analyse « symptomatique » – dans le sens de Stenzel – de la polémique à l’étude37. Nous y

mettons de l’avant la récurrence de préoccupations relatives à la représentation de soi et de l’autre. L’intersection des enjeux explicites (les valeurs de la communauté savante) et implicites (la reconnaissance publique des polémistes) dans leur différend prend ainsi une importance particulière lorsque l’on tient compte de la manipulation de considérations éthiques dans l’argumentation des polémistes. Ce qui en découle est une dispute constante de l’autorité éditoriale, voire critique, et de l’autorité polémique dont sont crédités Marchand et Des Maizeaux.

Enfin, au chapitre cinq, nous élargissons à nouveau la perspective du travail afin de prendre en compte plus généralement la culture savante en Europe au XVIIIe siècle.

Nous réfléchissons sur ce qui différencie l’époque des Lumières de l’ère de la République des Lettres classique. Nous identifions une différence sur le plan des pratiques savantes de la critique et de la polémique, en raison de ce qu’elles laissent entrevoir à l’égard du rapport avec l’autorité. C’est finalement dans cette position entre deux époques que nous revisitons la querelle Marchand-Des Maizeaux, qui ne relève entièrement ni de l’une ni de l’autre, mais qui témoigne de la transition entre elles.

37 « Unter Symptomatik schließlich verstehe ich die anthropologische und historische Signifikanz all dessen, was eine diesen heuristischen Gängen folgende Untersuchung zu Tage gefördert hätte. » [Enfin, par

symptomatique j’entends la signification anthropologique et historique de tout ce qui a été exposé par une

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Après ce dernier chapitre d’analyse, l’on trouvera en annexe notre édition des principales lettres de l’échange qui constitue la phase initiale de la polémique. Celles-ci étant demeurées inédites jusqu’ici, nous fournissons ainsi un accès privilégié à ces textes cruciaux qui représentent l’essentiel du texte primaire de la polémique. Par le fait que nous les regroupons justement pour faire voir les effets stylistiques et pragmatiques des textes de la polémique, cette édition représente en elle-même un apport à la recherche puisqu’elle dégage un corpus primaire unique et cependant caractéristique de la communication conflictuelle entre savants de cette époque.

En fin de compte, située par rapport aux communautés contemporaines de la République des Lettres et des Lumières naissantes, la communication polémique de Prosper Marchand et de Pierre Des Maizeaux donne à voir la tension manifeste entre deux visions du rapport à l’autorité intellectuelle de collègues. En ce sens, la présente enquête révèle que leur affrontement devant la communauté des gens de lettres met en scène les valeurs de celle-ci, partagées par les adversaires, et mène à une appréciation nuancée de leur confrontation au sein de la sphère des lettrés de leur époque. De cette façon, nous mettons à profit la confrontation entre perspectives et la négociation des valeurs en jeu qui découlent de la situation conflictuelle, puisque c’est aux limites du consensus, dans l’espace de la rencontre, qu’elles sont mises en évidence. L’étude d’une polémique éditoriale spécifique sert ainsi à réévaluer le rôle du conflit savant à plus large échelle au début du XVIIIe siècle.

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I. La République des Lettres : conception d’une communauté savante

La Republique des Lettres est un pays libre, où chacun a droit de juger des choses selon qu’elles lui paroissent[.]

Pierre Des Maizeaux à Prosper Marchand, 1713-12-22, UBL MAR 5:4 Communities are to be distinguished, not by their falsity/genuineness, but by the style in which they are imagined. Benedict Anderson, Imagined Communities

La République des Lettres, décrite de manière éloquente par Pierre Des Maizeaux comme un « pays libre », était le lieu où se rencontraient les esprits de son époque, où ils œuvraient, collaboraient, s’affrontaient et exerçaient leur jugement. Mais de quoi parlait-on au juste lorsque l’parlait-on employait cette expressiparlait-on à l’époque? De quoi parlparlait-ons-nous aujourd’hui? Explicitons que la communauté de la République des Lettres constitue l’arrière-plan du tableau que dressera cette thèse, qu’elle représente le contexte – imaginaire et socioculturel – dans lequel se déroulent les événements et se déploient les discours dont il sera question par la suite. Plus encore, elle est l’un des enjeux apparents des débats qui nous intéressent. Dans ces conditions, il est impératif que nous nous attardions d’abord sur les questions de définition afin de situer notre objet le plus précisément possible. Plus immédiatement, reconnaissons que notre perspective sur ce phénomène historique doit elle-même être située. Quel est l’outillage conceptuel avec lequel nous abordons ce référent? Quel développement cet outillage a-t-il connu? Quelles sont les limites qui le circonscrivent?

(30)

Dans ce chapitre nous présentons dans un premier temps un bref survol de l’historiographie de la République des Lettres qui nous incite à formuler la position que nous adoptons en l’abordant. Ensuite nous élaborons une définition fonctionnelle de ce que représente cette notion dans le cadre de notre travail. Ces étapes nécessairement préliminaires mènent à un regard plus précis sur les types d’interaction qui nous intéressent entre les gens de lettres, soit la critique et la polémique. Signalons que la figure de Pierre Bayle nous sert tout au long pour ancrer ces réflexions et pour donner sens à l’héritage culturel légué à la génération de lettrés de Pierre Des Maizeaux et de son contemporain Prosper Marchand à l’aube du XVIIIe siècle.

i. Une historiographie de la République des Lettres, ou modes interprétatifs d’un objet aux contours indéfinis

Tout examen tant soit peu critique de l’emploi de l’expression « République des Lettres » dans les écrits modernes révèle qu’une diversité excessive de sens y est associée. Puisque nous nous intéressons à son référent historique, nous rejetons d’emblée toute utilisation de la formule par laquelle elle devient une « périphrase pompeuse et ironique » désignant un fait de notre époque, usage regrettable souligné dès 1988 par Marc Fumaroli38. Cependant, même les occurrences que l’on relève dans l’écriture

historiographique varient suffisamment pour nécessiter une mise au point conceptuelle. En effet, des objections à l’imprécision de l’expression formulées à travers les années témoignent du fait que, selon l’emploi que l’on en fait, elle désigne une gamme de

38 M. Fumaroli, « La République des Lettres », p. 131. Pour nommer un exemple de cette tendance, il suffit d’évoquer La république mondiale des lettres de Pascale Casanova, qui prête ce nom à une histoire de « l’espace littéraire mondial » de nos jours (La république mondiale des lettres, [1999]). Helena Carvalhão Buescu fournit une critique nuancée de l’utilisation que fait Casanova du concept de « République des Lettres » (« Pascale Casanova and the Republic of Letters »).

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phénomènes connexes39. D’après nous, ces multiples sens correspondent à autant de

modes interprétatifs appliqués au monde des lettrés au début de l’époque moderne, selon qu’ils privilégient son aspect fonctionnel (la communication), social (la sociabilité), conceptuel (le discours) ou autre.

L’évolution qu’a connue l’historiographie de la République des Lettres explique pourquoi son nom en est venu à désigner autant de sens variés dans les écrits d’historiens modernes. Le développement d’un intérêt critique pour la République des Lettres dans l’entre-deux-guerres s’exprima par l’étude empirique d’individus célèbres de la première modernité – surtout des XVIe-XVIIe siècles et quelquefois du XVIIIe. C’est-à-dire que les

premiers essais s’intéressaient à des savants emblématiques, comme Érasme, Jean Le Clerc et Friedrich Gottlieb Klopstock, et les situaient dans leur contexte historique. De la perspective adoptée selon les priorités de ce type de recherche a découlé une vision modérément simplificatrice du fond socioculturel par rapport auquel l’on situait les figures étudiées. Par conséquent, la République des Lettres semblait être une réalité déterminée et stable, comme dans la description classique formulée par Annie Barnes en 1938 :

La République des Lettres est formée des hommes de lettres et des savants de tous pays. Notez que les savants y jouent un rôle plus important que les poètes et que République des Savants, [Gelehrtenrepublik] comme on dit en Allemagne, serait un terme plus exact. C’est un État fort démocratique : la naissance n’y joue aucun rôle; seul le savoir place chaque citoyen à son rang. Les différences de nationalité s’effacent aussi bien que les différences de religion […] La République des Lettres a une langue, internationale comme elle, le latin, – et plus tard le français. Le

39 En plus des commentaires de Fumaroli, des réserves similaires se lisent notamment chez Hans Bots et Françoise Waquet (La République des Lettres, p. 11; désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle RDL) et chez Herbert Jaumann. Ce dernier est particulièrement prolixe dans sa critique d’un usage du terme chez certains historiens pour désigner la culture savante du début de l’époque moderne de manière générale (voir « Respublica litteraria/Republic of letters. Concept and Perspectives of Research » et « Respublica Literaria als politische Metapher. Die Bedeutung der Res Publica in Europa vom humanismus zum XVIII. Jahrhundert », p. 73-74).

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premier devoir de chaque citoyen est de servir les « lettres », et le moyen d’y parvenir, c’est le système des échanges. Cela se fait par une vaste correspondance dont le réseau s’étend sur l’Europe entière, et qui forme le lien réel entre les citoyens de cette République idéale.40

Barnes définissait ainsi succinctement l’interaction des érudits au début de l’époque moderne. Or, la persistance de cette définition reflète sa pertinence41. Son ton

déclaratif signale toutefois une acception littérale (notamment par l’utilisation de l’indicatif) et universelle (avec les termes « tous », « aucun », « chaque », « entière ») de propos qu’il serait plus approprié de qualifier d’utopiques (les qualités démocratique, internationale et pluriconfessionnelle, par exemple). Une autre déformation interprétative opérée par l’approche traditionnelle de Barnes et de ses semblables est l’aristocratisation de la communauté des savants. La concentration des historiens sur les personnalités renommées faisait qu’ils ne reconnaissaient que l’élite érudite de l’Europe comme membres de la République des Lettres, soit ceux qui jouissaient d’une renommée qui traversait les frontières nationales et sociales. Enfin, cette première approche rétrospective de la République des Lettres en affirme l’existence historique comme s’il était question d’une société ou académie officielle, avec des textes fondateurs, des membres reconnus, des projets définis et des fonctionnements réglés. Malgré ces déformations interprétatives, la génération inaugurale de travaux a identifié des balises importantes dans ce champ d’études, sous forme de personnages historiques clés et de nombreuses pistes thématiques prometteuses, tels l’amitié savante, la pratique épistolaire et les efforts journalistiques.

40 A. Barnes, Jean Le Clerc (1657-1736) et la République des Lettres, p. 13-14. L’ouvrage de Barnes et l’étude de Klopstocks deutsche Gelehrtenrepublik de Max Kirschstein sont généralement retenus comme représentant la fondation de l’historiographie de la République des Lettres.

(33)

Lorsque, dans les années 1970, l’étude de la République des Lettres connaît sa véritable montée, il y a – en concordance avec des tendances généralisées à l’époque – un élan vers une histoire sociale des savants, ceux-ci n’étant plus considérés en tant qu’individus, mais dorénavant comme catégorie sociale42. Dans ces conditions, l’histoire

intellectuelle43 porte son regard sur les institutions du type érudit (le cabinet, l’académie,

le peregrinatio academica, etc.), ce qui entraîne une appréciation des interactions qu’ils supposent. Dans la foulée des travaux de Maurice Agulhon, l’on porte un intérêt particulier à la sociabilité des lettrés44. Or, en raison du chevauchement du monde des

érudits et de celui de la culture, qui partageait les mêmes médias et infrastructures et les préoccupations de leur temps, certains historiens culturels ont fini par confondre la République des Lettres avec la bonne culture de la première modernité en général45. Si la

spécificité de la communauté des lettrés par rapport à la culture ambiante a été quelque peu négligée, l’accent mis sur les rapports interpersonnels et sur leurs modalités a beaucoup apporté à la compréhension du fonctionnement quotidien de la communauté

42 Le travail de Fritz Schalk qui lance les études de cette époque porte nommément sur Érasme, mais plutôt que de se concentrer sur l’histoire d’un seul individu de renommée il révèle dans les écrits de ce dernier l’adoption du modèle de l’académie platonicienne (« Erasmus und die Res publica literaria », 1971, et « Von Erasmus’ Res publica literaria zur Gelehrtenrepublik der Aufklärung », 1977).

43 Comme le terme « intellectuel », pour désigner une personne, date du XIXe siècle, il ne peut être qu’anachronique pour le contexte de la première modernité, de sorte que nous nous en servons que pour renvoyer au courant historique plutôt qu’à son contenu (GR, s. v.). Voir à ce sujet D. Masseau, L’invention

de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, p. 6, n. 1.

44 Pensons notamment au travail de Daniel Roche (Le siècle des Lumières en province: académies et

académiciens provinciaux, 1680-1789, 1978, et Les Républicains des lettres: gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, 1988). La sociabilité en tant qu’outil historiographique représente, d’après nous, une

sociabilité prescriptive, voire normative, déterminant a posteriori les règles de comportement qui définissaient un groupe. C’est dans ce sens qu’Anne Goldgar, par exemple, gagnée par les reproches que Des Maizeaux faisait à Marchand de ne pas être suffisamment respectueux envers d’autres membres de la communauté, va proclamer que « [s]uch men were not even in the Republic of Letters » (Impolite

Learning. Conduct and Community in the Republic of Letters, 1680-1750, p. 169). Ses commentaires nous

semblent révélateurs d’une conception élitiste de la République des Lettres, excessivement limitée par une volonté de définition exclusive imposée rétrospectivement.

45 À titre indicatif, l’on peut penser au travail de Dena Goodman qui emprunte l’expression bien que sa recherche porte spécifiquement sur la culture salonnière (The Republic of Letters. A Cultural History of the

(34)

des lettrés. Le travail de Jürgen Habermas sur la sphère publique bourgeoise comme espace interactionnel a éclairé la conception de la République des Lettres comme une scène publique46.

Par ailleurs, depuis les contributions de l’historien Paul Dibon, se sont multipliés ceux qui considèrent que la particularité de la République des Lettres vient de « la conception du commerce international des idées qu’elle résumait pour les lettrés d’Ancien Régime »47. Pour saisir ce qu’était la République des Lettres, il serait donc

nécessaire de l’envisager dans une perspective qui valorise son concept clé : la communication – que Dibon propose utilement de regarder « as a means and as an end in itself within the Respublica literaria »48. À vrai dire, les études sur cet aspect de la

communauté savante, notamment suivant ses différentes branches médiatiques (journalisme, correspondance, etc.) et sur l’effet de réseautage qui en découle, abondent et constituent le plus fort de la recherche en ce domaine ces dernières décennies49. Ces

travaux posent rarement la question de ce qu’est la République des Lettres; il leur suffit

46 J. Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, 1962. L’ouvrage paraît en traduction française dès 1978 comme L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société

bourgeoise, n’étant traduit en anglais qu’en 1989, ce qui fait que son influence sur l’historiographie

internationale de la République des Lettres est quelque peu retardée.

47 M. Fumaroli, « La République des Lettres », p. 131; H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 11; et H. Jaumann, « Respublica litteraria/Republic of Letters », p. 12.

48P. Dibon, « Communication in the Respublica literaria of the 17th Century », [1978], p. 157. Pour la notion de concept clé, voir p. 153.

49 Parmi les publications témoignant des efforts de chercheurs qui ont fait de la communication le centre de leur approche à la République des Lettres l’on notera tout particulièrement H. Bots et F. Waquet (dir.),

Commercium Litterarium, 1600-1750 : La communication dans la République des Lettres. Conférences des colloques tenus à Paris 1992 et à Nimègue 1993, 1994. Pierre-Yves Beaurepaire a été un véritable moteur

dans ce domaine de recherche : P.-Y. Beaurepaire (dir.), La plume et la toile. Pouvoirs et réseaux de

correspondance dans l’Europe des Lumières, 2002; P.-Y. Beaurepaire, J. Häseler et A. McKenna (dir.), Réseaux de correspondance à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècle), 2006; P.-Y. Beaurepaire et Héloïse Hermant (dir.), Entrer en communication : de l’âge classique aux Lumières, 2012; P.-Y. Beaurepaire (dir.),

La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, 2014. Dans l’introduction à Entrer en communication, Beaurepaire et Hermant dressent une carte détaillée de la recherche portant sur la

communication à l’âge classique et sous les Lumières, particulièrement en ce qui concerne la communauté des lettrés.

Figure

Tableau 1 : Lettres échangées autour de la préparation des Lettres choisies (phase 1)
Tableau 2 : Premières publications de la polémique Marchand-Des Maizeaux (début de la phase 2)  Sigle  Date de publication 244 Responsable(s)  Titre 245 Publié
Tableau 3 : Textes de la polémique anticipant l’impression de la 3 e  éd. du DHC (1720) (fin de phase 2)  Sigle  Date de
Tableau 4 : Textes de la polémique lors de la raréfaction des interventions (phase 3)  Sigle  Date de
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