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II. Synthèse de la polémique Marchand-Des Maizeaux

3.1 Reprises et interprétations de discours adverses

La diffusion de la Déclaration authentique dans les nouvelles littéraires à travers l’Europe amena Des Maizeaux à répondre à celle-ci en même temps qu’à deux textes qui l’avaient commentée. La « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard » (3-1), comme le suggère son titre complet, devient une sorte de résumé de l’affrontement entre Marchand et Des Maizeaux par un jeu d’emboîtement discursif. En tant que lettre destinée à Le Clerc et à Bernard (voir fig. 1.1), ce texte (3-1, A) répond à deux écrits extra-polémiques (B+C367) qui avaient porté sur la Déclaration authentique (2-14, D) de Marchand et

mentionné l’Avis Important (2-11/2-12b, E) de Des Maizeaux en raison de son commentaire sur l’édition en cours du DHC (3-3, F). En tant que « Réponse à ce qu’on trouve sur le même sujet dans le Tome VIII. du Journal Literaire » (voir fig. 1.2), A est aussi une réplique à D et à la Défense de Marchand (2-13, G), pour ce que ces textes disaient de E, concernant F. Toutes mentionnées dans l’intitulé de l’article, ces manifestations de l’affaire sont ensuite intégrées dans le corps du texte et créent un véritable effet de poupées gigognes.

367 Dans les Nouvelles de la République des Lettres, la Déclaration authentique avait été précédée non pas de la lettre de Marchand, mais d’un avis de son « éditeur » (Jacques Bernard), dénonçant les critiques qui s’étaient acharnés sur lui (« Avis sur la nouvelle Edition du Dictionnaire de Mr. Bayle, qui est sous la presse a Rotterdam », p. 630-631). De manière semblable, Jean Le Clerc avait brièvement rapporté dans la

Bibliothèque ancienne et moderne que l’on avait imprimé la Déclaration authentique dans le JL,

récapitulant avec concision son contenu et jugeant de son efficacité probable, de la bonne foi de Marchand et de la trop grande passion avec laquelle il avait été attaqué (« Livres françois », p. 233-234).

Des Maizeaux s’adresse à Le Clerc et à Bernard et propose de les éclairer sur le Factum et les répliques de Marchand, puisqu’il considère qu’ils les ont mal présentés à leurs lecteurs. Pour ce faire, Des Maizeaux répète tour à tour les principaux reproches du Factum, parfois résumant et reformulant ses propos précédents, ou les citant tout simplement368. Les jugements répétés sont souvent des commentaires sur la clarté de

l’argument original de l’Avis Important (Factum) et de la plainte contre l’édition proposée du DHC369, suivis d’un résumé, d’une paraphrase ou d’une citation de la

réaction de Marchand. Après avoir rappelé la réprimande et la réplique, la dernière étape consiste en la réfutation de la défense de Marchand, en la démonstration de son inefficacité par l’exposé de sa mauvaise interprétation du reproche original ou de sa

368 Les cinq grands reproches suivent l’ordre de ceux présentés dans le Factum qui sont : I) la réforme de la mise en page du texte et des notes, II) les modifications de la ponctuation et de l’orthographe originale, III) les changements faits aux citations, dont on note encore une fois cinq sous-catégories, IV) les altérations du style de l’écriture de Bayle, et V) les additions supposées de la main de Marchand.

369 Par exemple : « on a fait voir » (3-1, p. 235, 237 et 240) « on a montré » (ibid., p. 238 et 242). Figure 1.1 : Emboîtement discursif de 3-1

comme la lettre à Le Clerc et Bernard Figure 1.2 : Emboîtement discursif de 3-1 comme la réponse à la Déclaration authentique

réponse insatisfaisante370. Ces étapes sont répétées jusqu’à ce que les répliques de

Marchand dans la Défense paraissent avoir été systématiquement désamorcées; Des Maizeaux passe alors à l’examen de la Déclaration authentique, qui représente un contre- argument au Factum. Pour le neutraliser, le Londonien cherche à minimiser, voire à détourner, l’effet d’appui que le témoignage public des signataires avait apporté à sa cible. La structure argumentative demeure celle de la répétition du reproche, du résumé de la réponse et de son commentaire, afin de guider l’interprétation du public en modulant le discours de l’adversaire.

Cet article marque un tournant dans le discours attaquant l’édition du DHC préparée par Marchand. Dans le Factum, Fritsch et Böhm avaient été exhortés à rejeter le travail de Marchand et à confier le supplément de Bayle à « une personne habile, savante, & d’une probité reconnuë », alors que dorénavant, le message est exprimé d’une façon qui suggère que Des Maizeaux accepte la probabilité que le DHC paraisse sous la forme que lui donnera Marchand371. Les libraires sont maintenant sommés

de conserver soigneusement l’EXEMPLAIRE corrigé de la propre main de M. Bayle [ainsi que les manuscrits du supplément], & de le déposer en tel lieu, où il puisse être facilement consulté par tous ceux qui voudront s’assurer par eux- mêmes, ou par leurs amis, que le Texte de M. Bayle n’a point été altéré, ni corrompu.372

Ce qui demeure généralement inchangé depuis le Factum est la suggestion « qu’une conduite opposée rendroit leur édition suspecte de fourberie, & la ruineroit infailliblement », ce qui constitue un appel à l’intérêt commercial des libraires pour les

370 Des Maizeaux écrit par exemple : « Ce pauvre Libraire […] est si ignorant, qu’il ne peut pas comprendre que sa citation presente un sens tout différent [que celui qu’il lui prête] » (3-1, p. 244).

371 2-11, p. 265 et 3-1, p. 270. 372 3-1, p. 261.

inciter à prendre la menace au sérieux373. Étant donné que Marchand avait proposé de

faire voir les manuscrits originaux à toute personne qui le voudrait374, Des Maizeaux

réclame ce qui a déjà été offert. Cependant, l’ultimatum et le langage autoritaire dans lequel il est exprimé insinuent que la charge de la preuve incombe à Marchand, Fritsch et Böhm et impliquent que ceux-ci cachent la vérité. Ce n’est donc point la nouveauté de l’idée qui importe mais son appropriation par l’attaquant. En effet, à ce tournant dans la polémique vers une atténuation de l’attaque, Des Maizeaux se veut toujours aussi agressif qu’auparavant. En maintenant ce ton, il évite que la mitigation de ses propos puisse être interprétée comme une cession de terrain, malgré le fait qu’il abandonne l’édition du

DHC à son adversaire et vise dès lors un enjeu adapté.

À ce stade de leur affrontement où les polémistes reprennent et reformulent les éléments discursifs déjà déployés, leurs correspondants les encouragent tous deux à laisser choir la polémique et à ne plus répondre aux invectives de leur opposant. Malgré ces incitations, la publication de la « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard » montre que Des Maizeaux ne se laissa pas convaincre375. Pareillement, lorsque Marchand fut invité à

mettre fin à l’échange en dédaignant son critique, il ne put apparemment s’y résoudre entièrement et rédigea la « Lettre de Mr. Marchand à Monsieur ***, touchant le IX. Article de la II. Partie du II. Tome des Memoires de Littérature de Mr. de Sallengre » (3-

373 3-1, p. 261.

374 2-13, p. 112 (voir supra, p. 140).

375 Samuel Masson avait voulu faire comprendre à Des Maizeaux que la Déclaration authentique « ne signifi[ait] pas grand-chose » et ne méritait pas de réponse, que ce serait préférable de se taire. D’après Masson « [i]l fa[llait], enfin, finir ce combat; et desormais ne plus entrer dans aucune de ces querelles, qui certainement sont peu honorables pour l’Histre. Critique. » (BL Add. Mss. 4285 f. 179, S. Masson à P. Des Maizeaux, 1716-11-17) Michel Marais et Charles de la Motte exprimeront des sentiments similaires (BL Add. Mss. 4285 ff. 98-99, M. Marais à P. Des Maizeaux 1716-11-09; BL Add. Mss. 4287 ff. 65-66 et f. 68, C. de la Motte à P. Des Maizeaux, 1729-07-08 et [1729]-08-09).

2)376. Le poids de l’enjeu symbolique de leur honneur respectif est trop important pour

qu’ils fassent un pas en arrière. C’est du moins ce que suggère leur préoccupation constante quant à la manière dont ils sont l’un et l’autre présentés sur le plan éthique.

Adoptant la forme d’une lettre, l’article de Marchand semble reconnaître la recommandation de son correspondant lorsqu’il rassure son destinataire fictif : « Ne craignez point que je m’amuse à y répondre [à la “Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard”] : il ne contient rien que je n’aie déja sufisamment réfuté dans ma Defense »377.

Comme il l’avait fait auparavant lors de la parution de l’Histoire de Mr. Bayle, Marchand réplique aux arguments répétés contre lui en renvoyant au texte central de sa défense. Il souligne ce choix, par lequel il se distancie de son adversaire, avec la remarque qu’« en n’offrant au Public que de vaines & inutiles redites, [il] abuseroi[t] de son loisir & de sa patience avec aussi peu de ménagement que le fait mon Adversaire. »378 Marchand

dénonce ainsi la posture de Des Maizeaux. Ayant formulé son éthos de polémiste respectueux du public, Marchand note qu’un seul élément de l’article de son éreinteur mérite d’être commenté : la présentation contradictoire de sa personne, incompatible avec celle des textes précédents qui le visaient. Marchand signale avoir jusque-là été peint en

376 Mathurin Veyssière de la Croze lui écrit par rapport à la « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard » : « Tous vos amis seront sans doute d’avis que vous n’y répondiez point. Quand vos ennemis verront que vous vous joignez au public pour mépriser leurs invectives, ils seront forcez de se taire. » (UBL MAR 2, Veyssière de la Croze à Marchand, 1718-01-14).

Les archives permettent de supposer que la parution de la lettre de Des Maizeaux dans le journal « de Mr. de Sallengre » a en partie motivé la réaction de Marchand. Celui-ci aurait été fortement blessé par le fait que Sallengre, qui avait été un ami et collaborateur au JL, publiait l’invective de Des Maizeaux. Telle que publiée, la réponse de Marchand ne porte plus les traces d’une telle amertume, à part la mention de Sallengre dans son titre, mais il s’est plus tard plaint que l’article publié ne contenait qu’une partie de ce qu’il avait écrit (3-5, p. 432, n.1; 3-10, f. 192r.). La correspondance de Des Maizeaux confirme que l’article de Marchand a été censuré. On y lit : « Le S.r Marchand avoit fait inserer un article violent contre M.r de Sallengre dans le Journal des Savans du mois de Mars; mais il a été supprimé avant la publication » (BL Add. Mss. 4288 f. 12r., H. Du Sauzet à P. Des Maizeaux, 1718-04-12. Voir aussi BL Add. Mss. 4286 f. 228r., C. de la Motte à P. Des Maizeaux, 1718-03-25).

377 3-2, p. 291. 378 Ibid.

« pauvre Garçon, si simple & si novice qu’à peine [lui] accordoit-[on] de savoir lire », alors que dans le dernier texte, son zoïle le décrit comme étant « un Homme assez fin & assez délié pour en imposer tout seul à dix Personnes intéressées à se défier de [s]es prétendues Subtilitez »379. L’incohérence comme il la relève repose sur la supposition que

les diverses attaques contre l’édition de Marchand proviennent d’une seule plume. Sans être explicitement identifié, l’homme qu’il soupçonne aurait été reconnaissable pour ses contemporains, puisque – outre le fait que Des Maizeaux avait signé la « Lettre […] à Mr. Coste », triplement éditée – Marchand associe son critique au débat sur l’Avis aux

Réfugiez dans lequel Des Maizeaux était ouvertement impliqué380. En rassemblant en une

personne les voix critiques des diverses publications qui l’avaient attaqué, Marchand diminue la force du nombre qu’elles auraient pu revendiquer. De plus, cette concentration accentue la nature répétitive du contenu des divers textes et facilite leur explication par les motivations d’un seul individu.

Que ce soit le résultat d’un choix librement exercé ou d’une limite qu’on lui aurait imposée, après à peine trois pages et demie, Marchand déclare qu’il « n’en dir[a] pas davantage sur ce sujet » et respecte ainsi la brièveté qu’il avait promise au lecteur381. Des

Maizeaux ne dut pas considérer souhaitable de répliquer, car il s’avère que la « Lettre de Mr. Marchand à Monsieur *** » fut le dernier article de leur polémique à paraître avant la troisième édition du DHC. Deux ans de silence précédèrent la publication si attendue de l’édition posthume du grand ouvrage de Bayle.

379 3-2, p. 292. Marchand fait bien sûr allusion aux signataires de la Déclaration authentique. 380 Ibid., p. 294.

381 Signalons le contraste de cette concision avec les 60 pages de l’écrit auquel celui-ci répond. L’article de Marchand fait quelques pages de plus, mais il en consacre les derniers deux tiers à une critique de l’extrait qu’il avait préparé de « la nouvelle Edition des Eloges des Hommes Savans de Mr. de Thou, avec les