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Le retard de croissance

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 108-112)

Les pratiques cliniques de l'évaluation intellectuelle

2.2. Les plis et les replis de la détresse

2.2.2. Pourquoi une approche clinique de l'évaluation intellectuelle ?

2.2.2.4. Le retard de croissance

Considérer les liens entre les retards de croissance chez l’enfant et la qualité des soins parentaux au cours des premières années de la vie n’est pas une démarche nouvelle. Depuis les travaux de Spitz120 R., personne ne conteste que la maturation physique se situe à l'interface de facteurs neurobiologiques d'une part, et de son environnement psychologique et relationnel au sens large, d'autre part. En effet, si la croissance staturale, par exemple, est un phénomène biologique soumis à une régulation hormonale neuroendocrinienne, elle subit également l'influence d'autres facteurs, comme la qualité des relations affectives et de la vie émotionnelle. Dans ce contexte, la reconnaissance d'un retard de croissance chez l'enfant révèle généralement des défaillances graves et anciennes dans l'exercice de la fonction parentale. Il en est de même du développement cognitif qui ne peut être examiné indépendamment du statut neurophysiologique du sujet pris dans la complexité de ses relations sociales et affectives avec son environnement, dans un rapport de réciprocité qui détermine sa manière d'être au monde.

Le nanisme psychogène, décrit initialement par les pédiatres endocrinologues, se caractérise par un important retard de croissance, sans dysmorphie, d’origine psychosociale où la dimension profondément carentielle du milieu familial est très largement reconnue.

120 Spitz R. (1979) De la naissance à la parole – La première année de la vie. Paris. P.U.F.

Dans un article consacré à ce sujet, Sibertin Blanc121 D. (1995) précise que les symptômes doivent être étudiés à partir des composantes somatiques et psychopathologiques. Du point de vue somatique, la caractéristique essentielle concerne le poids de l'enfant, qui ne s'écarte habituellement guère du poids moyen de référence correspondant à la taille, donnant au retard de croissance un caractère harmonieux. Du point de vue de l'expressivité psychopathologique, Sibertin Blanc D. évoque l'instabilité, les conduites agressives et la difficulté pour ces enfants d'établir une bonne distance dans leurs relations avec les autres. Il évoque également un niveau intellectuel appauvri, caractérisé par un décalage entre les performances non verbales et verbales, au détriment des dernières. Il décrit enfin deux séries de troubles dominantes dans le tableau clinique : les troubles alimentaires et les troubles du sommeil. Cette liste de symptômes n'est bien sûr pas exhaustive et certainement pas spécifiques de cette forme de pathologie, mais leur convergence avec les signes cliniques caractéristiques du tableau psychopathologique présenté par Denis est ici remarquable.

Classiquement, la réversibilité du retard de croissance, souvent progressive mais parfois spectaculaire de ce syndrome au cours de la période qui suit la séparation avec la famille, est un des éléments du diagnostic différentiel avec la pathologie hypothalamo-hypophysaire. En ce qui concerne Denis, la réversibilité n'a pas été le fait caractéristique de son développement. Le retard staturo-pondéral reste encore aujourd'hui apparent et il a d'ailleurs nécessité le démarrage d'un traitement à partir de l'hormone de croissance. Bien que toujours de petite taille, il a maintenant rejoint le seuil inférieur de la courbe de croissance attendue pour les enfants de son âge, mais il est probable qu'une exposition prolongée aux carences alimentaires, l'alcoolisme maternel, les carences affectives et éducatives ont imprimé de façon durable leurs marques dans le corps. Nous trouvons, à travers cette situation, une illustration du paradoxe bioculturel fondamental du développement de l'enfant évoqué par Vygotski L. dans le cadre de ses travaux réalisés en défectologie.

Le corps est une page où s'inscrivent les habitudes, le quotidien, les souffrances et les privations. Autant de signes qui connectent le corps au monde, à notre monde. Le corps malmené par les problèmes d'alimentation, l'absence de recours aux soins, l'insalubrité du logement, mais aussi le corps déformé par l'incertitude de l'approvisionnement affectif, l'angoisse de l'abandon et, certainement, la détresse à laquelle l'enfant est exposé lorsqu'il s'agit pour lui d'être confronté au vide du regard maternel. Le corps a sa mémoire, il porte les stigmates de l'histoire du sujet et nous parle dans un langage où les mots s'adressent à nous par la voix somatique. Tiré en avant par le désir d'un autre, le corps grandit, s'humanise et la croissance de l'enfant procède, au fond, de ce qui est attendu de lui.

Ce sont en effet les exigences insatisfaites et les attentes parentales qui poussent l'enfant à parler, à se mettre debout et à marcher. D'un certain point de vue, ces travaux valident, a posteriori, les positions de Vygotski L. lorsqu'il affirmait que l'apprentissage précède le développement parce que l'enfant est d'abord confronté aux outils de sa culture et de son milieu ; le développement comme produit du passage de l'intersubjectif à l'intrasubjectif. Vygotski L. apparaît ici comme faisant preuve d'une singulière modernité, précurseur d'un modèle qui vient bouleverser les vues traditionnelles des relations entre le génotype et les facteurs d'environnement. Dans un livre encore récent, Ansermet122 F. et Magistretti P. (2004) nous proposent le modèle de la plasticité cérébrale pour rendre compte de la spécificité des liens qu'entretient le cerveau avec son environnement culturel, social et

121 Sibertin Blanc D. (1995) "Le nanisme psychogène", in Nouveau traité de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, Tome 2, Paris, PUF, p. 1811-1827.

122 Ancermet F., Magistretti P. (2004), A chacun son cerveau, Paris, Odile Jacob.

affectif. Selon ces auteurs, nous sommes en présence de deux ordres différents, certes, mais reliés par le phénomène de la plasticité cérébrale à partir duquel nous dépassons la simple idée d'une interaction entre deux ordres irréductibles. A partir de la plasticité, génotype et environnement constituent deux axes de détermination qui se combinent par le biais de la plasticité pour produire un phénotype unique. Le génotype d'une part et l'expérience subjective d'autre part constituent deux dimensions qui se fondent en une seule dans le phénomène de la plasticité cérébrale. Il en est de même pour le nanisme lié à une souffrance psychologique où les facteurs de croissance de l'organisme se combinent avec les événements issus de l'environnement social et affectif pour leur donner un statut corporel.

Certains auteurs ont interprété de façon extrême le nanisme psychogène comme un refus de grandir, dont la figure cinématographique est illustrée avec brio par le film désormais célèbre de Volker Shlöndorff : Le tambour. C'est accorder à la conscience une intentionnalité un peu plaquée. D'une manière moins artificielle, le nanisme psychogène est considéré dans les grandes classifications internationales (DSM-IV, CIM-10) comme une affection psychosomatique. Les points de vue convergent vers un profil de personnalité incluant des éléments dépressifs sous-jacents et une dysharmonie de développement où l'investigation psychométrique montre pratiquement toujours un niveau intellectuel proche de la norme mais avec un décalage en faveur de l'intelligence pratique. Il semble que les difficultés relatives aux épreuves verbales expriment ici le défaut de verbalisation et la carence de fantasmatisation que l'on retrouve généralement dans le cadre du syndrome dit du comportement vide propre aux personnalités psychosomatiques. Si le nanisme par souffrance psychologique imprime dans l'organisme la marque indéfectible des manques de l'environnement, les troubles cognitifs illustrent par analogie les aléas de la vie psychique de l'enfant et leur inscription dans le corps psychique.

2.2.3. Conclusion.

Voici quelques éléments de réflexion qui devraient nous inciter à la plus grande réserve vis à vis d'une lecture strictement quantitative à partir des modèles issus de la psychologie différentielle. Ces modèles établissent généralement, sous couvert de scientificité, une identité entre état mental et état cérébral, reléguant ainsi au second plan les facteurs psychodynamiques pour expliquer les performances cognitives et les particularités de l'apprentissage chez l'enfant. Or, nous venons de voir qu'il n'y a ni hiérarchie, ni indépendance, entre processus cognitifs et processus affectifs : ils sont consubstantiels. Le développement cognitif de l'enfant se déploie à l'intérieur de l'espace creusé par la mise en œuvre dialectique des enjeux de la séparation et de l'individuation, pris dans les modalités objectales et narcissiques qui en découlent. Ainsi, pouvons-nous dire que l'acte cognitif à l'état pur n'existe pas. Une lecture clinique des performances cognitives nous invite à rencontrer l'enfant dans son individualité, la singularité de son rapport au monde, dans sa globalité et la nécessaire prise en compte de ses interactions dans les phases précoces du développement psychique.

En matière de développement, les choses apparaissent maintenant nettement plus complexes et les formes d'expression psychopathologiques chez l'enfant ne peuvent plus être comprises à partir d'une interrogation formulée selon un mode binaire de type organogenèse

ou psychogenèse. Dans son dernier livre, Pommier123 G. (2004) s’intéresse à la manière dont le "corps psychique" exerce ses contraintes sur les aires organiques dans le cerveau (comme la rencontre avec l'environnement exerce ses contraintes sur la maturation dans le cadre du nanisme psychogène). Il nous rappelle que les aires corticales sont feuilletées et que de multiples couches traitent chaque sensation selon une hiérarchie qui s'amorce en partant d'une aire primaire. Il pose l'hypothèse qu'un homoncule "psychique" occupant les feuillets supérieurs s'apparie à ses doubles sensitifs et moteurs siégeant dans les feuillets les plus profonds. Il appuie sa démonstration sur les travaux réalisés à propos du membre fantôme, de l'héminégligence, de l'anosognosie et plus récemment des neurones-miroir où il suffit d'imaginer un geste pour que les aires concernées par ce mouvement soient activées comme si ce geste était vraiment réalisé. On pourrait croire que les aires corticales superposent deux territoires distincts : d'un côté, l'organisme, de l'autre, le corps psychique, chacun menant ses activités propres, avec de temps en temps quelques interférences. Mais, Pommier G. nous rappelle qu'un phénomène comme l'attrition est peu compatible avec cette hypothèse et tend plutôt à prouver que le "corps psychique précède et modèle l'organisme124".

Depuis le début des années cinquante, avec les travaux de Hebb125 D.O. portant sur la maturation visuelle chez les chats nouveaux nés, nous savons que le bébé vient au monde avec un système nerveux surdimensionné par rapport à ses besoins physiologiques et que le développement consistera à faire le tri, à sélectionner les connexions neuronales opportunes et à laisser se détruire les neurones non sollicités de telle sorte que l'individu construit lui-même son système neuronique en fonction de sa propre activité. Par l'attrition, cette interaction du système nerveux et du milieu extérieur montre que l'organisme se construit au fur et à mesure de son activité et que, loin d'être premier, le cerveau est tributaire non seulement de la sensation, mais de la façon d'y réagir. Le corps de l'enfant est précisément ce lieu où se métabolisent processus organiques et processus psychiques, pour finalement devenir indiscernables.

En psychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, il faut maintenant développer des approches multidimentionnelles qui visent un au-delà des confrontations entre les modèles. Il nous semble en effet possible d'intégrer dans une pratique clinique des outils provenant des sciences cognitives sans pour autant se priver des points d'appui provenant de la psychopathologie dynamique. Dans l'avenir, les pratiques cliniques de l'évaluation intellectuelles, et leur participation à l'élaboration des cadres de soins, apparaissent selon nous comme un des enjeux majeurs du devenir de la pédopsychiatrie. De même que l'intégration scolaire et l'accompagnement thérapeutique des enfants bénéficiant de ce type de dispositifs constituent le domaine privilégié à l'intérieur duquel ce débat peut-être mené. Avant d'aborder directement l'exploration des caractéristiques cognitives présentées par les enfants concernés par cette recherche et de soumettre nos résultats à une lecture clinique et psychopathologique, il faut préciser les modèles théoriques qui serviront de base à ce travail.

Les développements qui suivent vont maintenant faire apparaître un élargissement théorique en se référant à une définition de l'intelligence qui s'appuie sur le concept de pensée.

Nous verrons que, si au début de la vie psychique le corps étaye la pensée, plus tard la pensée métaphorise le corps.

123 Pommier G. (2004) Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse. Paris. Flammarion.

124 ibid, p. 100.

125 Hebb D.O. (1958) La psychologie du comportement, Paris, P.U.F.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 108-112)