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La mobilité sociale intergénérationnelle : une étude empirique des limites méthodologiques à partir du cas de la Belgique

5. Étude empirique

5.1. Représentation de la réalité

Nous voilà maintenant parés pour aborder la partie analytique de cette étude. Une première chose intéressante est de s’apercevoir à quel point les deux nomenclatures retenues offrent des visions différentes de l’espace social.

Tableau 5

STRUCTURE SOCIALE À TRAVERS LA CLASSIFICATION DE WRIGHT

Tableau 6

STRUCTURE SOCIALE À TRAVERS LA CLASSIFICATION

ESEC

Managers experts 9,30% 12,20%

Travailleurs experts 0,90% 4,80%

Superviseurs qualifiés 8,40% 12,00%

Travailleurs qualifiés 18,40% 17,70%

Superviseurs peu

maîtrise, chefs d'équipe 11,80% 10,30%

Employés de niveau inférieur

2,60% 8,70%

Ouvriers qualifiés 19,60% 4,60%

Ouvriers semi et non qualifiés

16,20% 15,40%

Total 100,00% 100,00%

Remarquons par exemple que la catégorie définie comme ayant le plus de privilèges comprend 5,2% des répondants dans l’échelle de Wright ; elle comprend une proportion trois fois plus importante de la population dans la classification ESeC. De plus, cette catégorie diminue en effectifs des pères aux répondants dans l’échelle de Wright, alors qu’elle s’accroît dans la nomenclature ESeC. Expliquer ce phénomène est complexe, mais j’en donnerai deux raisons qui me semblent significatives.

La première est la suivante : il ne faut pas oublier que l’on compare une population uniquement masculine – les pères – à une population mixte – les enfants, hommes et femmes. Et puisqu’il est probable que l’on trouve une surreprésentation d’hommes parmi les employeurs, tels que définis par Wright, il serait logique que l’on observe une diminution de proportion de cette catégorie de la structure des pères à celle des enfants des deux sexes. Des tableaux mettant en rapport le sexe et la position des répondants permettent d'en savoir plus. Ainsi, le tableau 7 montre, concernant l’échelle de Wright, que la proportion des femmes parmi les employeurs est très inférieure à celle des hommes dans l’échantillon de la population actuelle. Et il est raisonnable de faire l'hypothèse que, si j’avais pu calculer cette proportion pour la génération des pères, elle aurait été encore inférieure10. Dans le cas de la classification ESeC, le       

10 Il faut avoir à l'esprit que la position du parent est déterminée à partir de ce qu'en dit son enfant, le premier n'étant pas interrogé pour estimer l'origine sociale du deuxième. De ce fait, la structure professionnelle des pères n’est pas représentative de la structure de l'emploi de leur époque. En effet, « divers phénomènes démographiques – nuptialité

d’un point de vue du sexe (tableau 8). Dans les tableaux 7 et 8, les zones hachurées indiquent à l'intérieur de quelles cellules les résidus sont significativement négatifs, c'est-à-dire là où il est presque certain que les sous-représentations ne sont pas dues à l'erreur d'échantillonnage11.

Tableau 7

PROPORTION DHOMMES ET DE FEMMES PAR CATÉGORIE DANS LA NOMENCLATURE DE WRIGHT

Le χ² (7) = 106,384, ce qui est statistiquement significatif à p < .001.

Lecture : 34,9% des managers experts sont des femmes. Cette sous-représentation est significative car le résidu dans la cellule est inférieur à moins deux.

Tableau 8

PROPORTION DHOMMES ET DE FEMMES PAR CATÉGORIE DANS LA NOMENCLATURE ESEC  

Le χ² (8) = 192,517, ce qui est statistiquement significatif à p < .001.

Lecture : 35,0% des petits indépendants dans l'agriculture sont des femmes. Cette sous-représentation n'est pas significative car le résidu dans la cellule n'est pas inférieur à moins deux.

       et fécondité différentielles dans la "génération" des pères, mortalité différentielle dans celle des fils, migrations – ont pour conséquence que la répartition des fils selon le milieu d’origine n’est en un sens strict, représentative d’aucune structure sociale réelle du passé » (Vallet 1999, p. 18). Dès lors, il est très difficile d’interpréter le changement de distribution dans la « génération » de père et celle des enfants.

11 Alors que le khi-carré indique si les écarts par rapport à la situation d'indépendance sont significatifs au niveau du tableau entier, les résidus, eux, donnent ce renseignement pour chaque cellule. Ceux-ci permettent ainsi de diriger l'attention vers les cases du tableau où l'on trouve des sur- et sous-représentations significatives. Ils se distribuent asymptotiquement selon une loi normale. Ainsi, on considère que les cases du tableau où l'on trouve des sur- et sous-représentations significatives sont celles qui ont respectivement des résidus supérieurs à 2 et inférieurs à -2.

Dans cette communication, j’utilise pour tous les tableaux les résidus standardisés ajustés plutôt que ceux de Pearson car ces derniers ont tendance à avoir une variance plus petite que 1 (Agresti 1990).

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La deuxième raison est que la classification ESeC incorpore un phénomène passé sous silence par les catégories de Wright : il s’agit de la tertiarisation de l’économie. L’échelle de Wright, pensée en premier lieu en termes de rapports d’exploitation, ne s’intéresse pas aux différenciations sectorielles, laquelle dimension apparaît clairement dans la classification ESeC. Par conséquent, il est très probable que l’accroissement de la catégorie ESeC 1 soit dû au déplacement structurel de l’emploi vers le secteur tertiaire.

Ainsi, on voit que les données auxquelles on a affaire sont loin d’être « brutes » ; elles sont au contraire tout entières liées au cadre conceptuel qui les a produites. Pour reprendre la belle expression de Thomas Kuhn, citée par Becker (2002, p. 135), il ne pourrait y avoir de description qui ne soit « chargée de théorie ». L’échelle de Wright traduit par exemple les idées-forces de la pensée marxiste, en regroupant tous les travailleurs non qualifiés, peu importe leur secteur d’activité, en une catégorie représentant plus de 30 % de la population, opposée à une petite élite capitaliste. Concernant le tableau 7, ce regroupement a le mérite de faire voir que les femmes sont significativement surreprésentées parmi les travailleurs les plus exploités, si l’on pense la société en termes de rapports capitalistes. L’échelle de Wright ne nous permet cependant pas de voir que les femmes ne se répartissent pas de manière égale entre les différents secteurs d’activité, puisque ceux-ci sont confondus. Ce dernier phénomène est en revanche clairement mis en évidence par la classification ESeC, comme le montre le tableau 8, celle-ci accordant de l’importance à la dimension sectorielle. On voit en effet que les travailleuses y sont significativement surreprésentées dans le secteur tertiaire et sous-représentées dans le secteur secondaire. Je ne vais pas plus avant dans l’analyse de ces tableaux, faute de place ; l’essentiel à retenir à ce stade est qu’on ne pourrait oublier que la réalité que l’on manipule est une mise en forme de celle-ci selon des critères déterminés12 ; ce serait une erreur méthodologique de l’oublier.

      

12 On peut trouver un rapide examen de la correspondance par catégorie entre les nomenclatures EGP et Wright dans (Leiulfsrud, Bison, Jensberg 2010).

Tableau 9

TABLE DE MOBILITÉ (NOMENCLATURE WRIGHT)

Le χ² (49) = 191,219, ce qui est statistiquement significatif à p < .001. Huit cellules (12,5%) ont des effectifs théoriques inférieurs à 5. L’effectif théorique minimum est de ,7. Le khi-carré demeure significatif à p < .001 lorsqu'un test non asymptotique basé sur la méthode de Monte Carlo est pratiqué13.

Lecture : les employeurs fils ou filles d’employeurs sont significativement surreprésentés, le résidu dans la cellule ayant une valeur supérieure à deux.

Dans les deux tableaux, le khi-carré de la relation entre la position du père et celle du fils est hautement significatif, ce qui montre qu'il y a très probablement un lien entre origines et positions sociales. Les zones hachurées signifient la même chose que pour les tableaux 7 et 8. Lorsque les cellules sont remplies d'une couleur pleine, cela veut dire que les résidus sont significativement positifs. Ainsi, les cellules hachurées sont celles qui « repoussent » par rapport à une situation où les variables sont indépendantes, tandis que les cellules unies sont celles qui « attirent ». Dans les deux tableaux, on remarque que les cellules pleines ont tendance à suivre la diagonale, alors que celles hachurées se trouvent davantage dans des endroits qui impliquent une grande distance entre origine et position. Les analyses dans les deux classifications mènent donc à conclure à l’existence d’une tendance à l’« immobilité ». Pour autant, même si on lui donne le même nom, s’agit-il de la même immobilité ? La mobilité ou l’immobilité que l’on       

13 Une des conditions de la validité du test asymptotique du khi-carré est qu'il y ait moins de 20 % de cellules avec des effectifs théoriques inférieurs à 5 (Barnier 2009). Une convention plus conservatrice est qu'aucun effectif théorique ne soit inférieur à 5 (Howell 2008). Cependant, pour garder le nombre complet des catégories de Wright, un échantillon plus grand serait nécessaire pour satisfaire celle-ci. Je me contenterai donc de la version la plus permissive de la règle. La deuxième condition à remplir pour pouvoir utiliser ce test est qu’aucun effectif théorique ne soit inférieur à 1 (ibid.). C’est le cas pour deux cellules du tableau 1, dont les effectifs sont de 0,7. Par conséquent, la significativité du khi-carré est également calculée avec la méthode de Monte Carlo.

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observe est à interpréter à travers les critères qui la construisent ; on ne touche pas à la « vraie » mobilité, on l’édifie au contraire sur base de dimensions fixées a priori. En effet, le caractère « mobile » d'un individu n'a, à proprement parler, rien de concret, mais est le produit de la catégorisation de l'analyste.

« Autres catégories, autres résultats », dit Daniel Bertaux (1969, p. 482). Ainsi, chacun des deux tableaux de contingence mesure une mobilité spécifique, et il serait problématique de les comparer sans argumentation. Dans le cas qui est traité ici, un élément met en évidence la nature construite de la mobilité sociale : cette dernière n’a pas la même ampleur selon la classification utilisée. La table basée sur la classification ESeC, malgré le fait qu’elle comporte un nombre de catégories plus élevé – fait qui augmente mécaniquement la mobilité –, présente un écart total plus important que la table basée sur l’échelle de Wright par rapport à la situation d’indépendance. De plus, la table-ESeC présente 38 % de cellules avec des résidus significatifs, contre 25 % pour la table-Wright.

Tableau 10

TABLE DE MOBILITÉ (NOMENCLATURE ESEC)

Le χ² (64) = 462,201, ce qui est statistiquement significatif à p < .001. Seize cellules (19,8 %) ont des effectifs théoriques inférieurs à 5. L’effectif théorique minimum est de ,5. Le khi-carré demeure significatif à p < .001 lorsqu'un test non asymptotique basé sur la méthode de Monte Carlo est pratiqué.

Lecture : les dirigeants et cadres supérieurs fils ou filles d’ouvriers semi et non qualifiés sont significativement sous-représentés, le résidu dans la cellule ayant une valeur inférieure à moins deux.

La fluidité est le degré d'association entre les catégories d'origine et de destinée, indépendamment du changement de distribution des parents et des enfants dans la structure socioprofessionnelle. Le raisonnement qui m’a guidé a été celui-ci : comme on peut le voir avec les tableaux 7 et 8, les destinées des hommes et des femmes divergent fortement, puisque les femmes n'occupent pas les mêmes emplois que les hommes. Les taux « bruts » de mobilité pour les hommes et les femmes sont de ce fait forcément différents, puisque leur « point de départ » est le même (la situation socioprofessionnelle du père). Mais qu'en est-il de la fluidité sociale ?

Une manière de répondre à cette question est de créer un modèle log-linéaire à trois dimensions : l’origine, la position et le sexe, où l’on aurait supprimé l’effet d’interaction entre les trois variables :

où O est l’origine, P la position et S le sexe. Il a fallu regrouper deux catégories pour rencontrer les conditions d’application de cette analyse statistique : les managers et les travailleurs experts sont fusionnés puisque la dernière comporte très peu d'effectifs pour les pères. C’est un choix théorique a priori, mais qui semble pertinent d’un point de vue empirique. En effet, on peut déduire des résidus une plus grande proximité sociale entre ces deux catégories qu’avec les autres. On constate que ce modèle ne parvient pas à reproduire les données, puisqu’il y a une différence significative (le khi-carré du rapport de vraisemblance est significatif à 0,040) entre les effectifs recréés par ce modèle et les effectifs observés. Le fait de ne pas pouvoir se passer de l’interaction entre les trois dimensions veut dire que le lien entre l’origine et la position n’est pas le même selon que l’on soit un homme ou une femme.

La nomenclature de Wright a le grand avantage d’être construite sur base de trois dimensions séparables : la propriété, la qualification et l’autorité. Il est dès lors possible d’étudier de manière distincte la mobilité selon chacun de ces critères. Ainsi, des analyses plus poussées montrent que c’est uniquement selon le critère de propriété que la fluidité est sexuée, et il apparaît encore plus précisément que c’est la logique de

« transmission » du statut d’indépendant qui est responsable de cet effet (ibid.).

Testons maintenant le même modèle sur la table construite sur base de la nomenclature ESeC. Pour que l’analyse puisse être effectuée, le nombre des catégories doit être réduit de 9 à 7. En effet, deux classes présentent des effectifs trop petits : les employés de niveau inférieur (ESeC 7) et les petits indépendants du secteur agricole (ESeC 5). La première catégorie est fusionnée avec celle des employés de niveau supérieur (ESeC 3), avec laquelle elle partage le fait de regrouper des métiers du tertiaire occupant un niveau hiérarchique relativement bas. La deuxième est fusionnée avec les indépendants hors agriculture (ESeC 4). C’est ici la dimension du rapport aux moyens de production qui est privilégiée, dont je fais l’hypothèse qu’elle est déterminante. Ces deux rassemblements sont également faits sur une base empirique de proximité sociale (voir résidus du tableau 10). Quelle surprise de voir que le modèle amputé de l’effet d’interaction arrive, dans ce deuxième cas, à reconstituer sans erreur significative les données du tableau (Sig = ,323). Cela signifie que l’association entre origine et position sociale ne varie pas selon le sexe avec les données codées dans la classification ESeC.

Les mêmes analyses à travers les deux tables nous mèneraient ainsi à conclure exactement l’inverse, alors que les données sont exactement les mêmes. Dans le premier cas, nous dirions que la fluidité sociale est différente selon le sexe. Dans le deuxième, nous dirions qu’elle ne l’est pas. On penserait que ces deux analyses sont contradictoires si on faisait l’erreur de croire qu’elles mesurent la même chose : la mobilité sociale « réelle ». Or, comme nous l’avons vu, cette mobilité est construite par le chercheur. Il est donc logique de trouver des résultats qui diffèrent lorsque l’on sort des analyses trop générales, puisqu’en définitives elles ne renvoient pas à la même définition de la réalité. Il est frappant pourtant, une fois ce constat méthodologique fait, de remarquer que beaucoup d’études de mobilité sociale discutent peu du bien-fondé de l’usage de telle ou telle nomenclature, et font comme si celle-ci était une simple porte vers la réalité. C’est pourtant loin d’être le cas.

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