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I. Le terrain d’étude, la Iakoutie

I.1. La Iakoutie, un contexte particulier

I.2.1. Sa représentation archéologique

Au cours de ces missions, 179 tombes ont été fouillées et 197 sujets ont été découverts7. Si de nom-breux facteurs de biais sont connus et inhérents à la distorsion d’un échantillon archéologique (Mas-set, Sellier 1990, 5-8), certains ont été identifiés et permettent ainsi de mieux caractériser notre corpus.

Ils relèvent, d’une part, du contexte environnemental et d’autre part, de critères sociaux.

I.2.1.1. Définition du corpus

Notre corpus ne correspond pas à un ensemble funéraire classique : les tombes ont été trouvées iso-lées ou par petits groupes, réparties sur une superficie de près de 33 000 km2. Cette estimation, réalisée sur les zones fouillées et prospectées, représente près de 9% de l’expansion maximale iakoute du XIXe siècle, calculée sur la base des données historiques (Jochelson 1933, 224-225, fig. 107 - cartographie).

La grande majorité des tombes provient de sépultures individuelles (171/179) ; seulement moins de 5% sont des tombes multiples. Ces dernières sont situées dans trois régions et datées des XVIIIe et XIXe siècles (Tabl. I.1).

Ainsi, quatre ont été découvertes en Iakoutie centrale. Deux sont datées de 1700-1750 : la sépulture de Arbre chamanique 1 (AC1) comporte les membres d’une famille, une femme âgée de 30 à 55 ans, la mère, ses enfants, un homme et une femme âgée de 25 à 30 ans, ainsi que ses deux petits-enfants (garçons) de 1 à 4 ans et de 5 ans environ, et celle d’Oktiom 1 (OKT), comprend un homme âgé de 30 à 35 ans et six enfants, âgés de 1 à 1,5 ans, 2 à 3 ans (2), 5 à 6 ans, 7 à 8 ans et 12 ans environ et 6 à 9 mois, certains sont parents. Deux autres sont datées de la période postérieure à 1800, celle de At Daban 3

7 - Ne sont pas comptabilisées deux tombes, la tombe de Balagannaakh (2002), située en Iakoutie centrale, qui correspond à une plateforme aérienne (arangas) effondrée, sans aucun dépôt mobilier et la fosse de Buguyekh 2, dans la région de Verkhoïansk, qui n’a révélé en fond de fosse qu’un plancher de bois dégradé, sans aucun os ou dépôt mobilier. En l’absence de critère de datation, elles ont été écartées de ce corpus.

La Iakoutie, un contexte particulier

(AD3), avec deux hommes et de Source de la rivière Tandy 1 (SRT1), avec deux nouveau-nés (un garçon et une fille), sans lien de parenté.

Dans la région de la Viliouï, seule une tombe datée du XIXe siècle fournit plusieurs sujets, Oyogosse tumula 2 (OYO2) : une femme dans un cercueil, âgée de 25 à 30 ans, et à côté tête bêche, une femme âgée de 23 à 25 ans et une enfant âgée de 7 à 8 ans.

Dans la région de Verkhoïansk, deux tombes sont datées de 1700-1750 : celle de Ieralaakh (Iera) contient deux adolescents, une jeune fille âgée de 15 à 17 ans et son jeune frère, âgé de 12 à 14 ans et celle de Tysarastaakh 2 (Tysa2), une femme âgée de plus de 30 ans et un jeune garçon, âgé de 4 à 6 ans. Une dernière tombe est datée de la seconde moitié du XVIIIe siècle, elle comprend une jeune femme âgée d’environ 25 ans et deux nouveau-nés, dont l’un a été placé à l’extérieur du coffre (Fig. I.9).

Deux autres cas pourraient être considérés comme des tombes doubles, dans la mesure où les conte-nants étaient superposés  ; toutefois, l’absence formelle de dépôt simultané, ainsi que l’exemple de At Daban 3 fouillé en 2003, nous a incité à les considérer comme des tombes différentes. Ce sont les tombes de Ken Ebé 2 et 4, en Iakoutie centrale, datées du XIXe siècle, respectivement un nouveau-né (garçon) et un homme âgé de plus de 60 ans, ainsi que les tombes de Touora Urekh 2 et 3 dans la ré-gion de l’Indighirka, datées également du XIXe siècle, deux nouveau-nés.

I.2.1.2. Les distorsions liées à l’environnement

Le premier facteur de biais est celui de l’environnement. En effet, si le pergélisol permet une bonne conservation de tous les vestiges, il empêche durant près de 8 mois, d’octobre à mai, de procéder manuellement à l’inhumation des défunts8. De ce fait, elle relève plutôt de l’exception, les populations locales privilégiant des aménagements en bois à la surface du sol (saïba) ou aériens (arangas). Ces modes funéraires traditionnels demeurent prépondérants jusqu’à la christianisation qui impose l’inhu-mation. Ainsi, notre corpus ne reflète qu’une fraction des défunts, dont nous essayerons de définir au mieux le profil.

I.2.1.3. La disparité spatiale

Le second biais est celui du déséquilibre entre les différentes régions explorées. Il résulte d’une dispa-rité historique dans l’implantation des Iakoutes. En effet, la population initiale s’établit dans la vallée moyenne de la Lena, sur des territoires qui optimisent leur mode de vie, celui de l’élevage de bovins et de chevaux. Plus ouvert, avec un climat moins pluvieux, ce territoire devient leur home land, au sein duquel ils prospèrent. Ils diffusent, par la suite, dans d’autres régions à des fins de conquête

territo-8 - Sauf au prix d’efforts considérables.

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Pratiques funéraires, biologie humaine et diffusion culturelle en Iakoutie (XVIe-XIXe siècles) S. Duchesne

tombes individuelle multiple % Iakoutie

centrale 103 4/107 3,7 5,6 % (2/36) AC1, OKT1 8% (2/25) AD3,

SRT1

Viliouï 22 1/23 4,3 10% (1/10) OYO2

Verkhoïansk 30 3/33 9,1 22,2% (2/9) IERA, TYSA2 14,3% (1/7) LEPS2

Indighirka 16 0/16 0,0

total 171 8/179 4,5 7,5% (4/53) 2,4% (1/41) 3,2% (2/62)

1700-1750 1750-1800 post 1800

Tableau I.1 : Recensement des tombes multiples.

La Iakoutie, un contexte particulier

riale ou de repli, notamment devant l’imposition russe, sur des territoires à la géographie ou au climat moins cléments et plus difficiles d’accès. Leur expansion au sein de ces nouvelles régions est alors plus limitée. Certaines zones, notamment la région de l’Indighirka, n’ont connu qu’une phase exploratoire (Crubézy, Nikolaeva 2017, 157), tant il était difficile d’y vivre avant le XIXe siècle et les infrastructures développées par les Russes.

Cette disparité se retrouve donc dans notre corpus  : nous avons trouvé moins d’inhumations en dehors de la Iakoutie centrale, dans des lieux parfois encore difficiles d’accès ! Ainsi, elle représente près des deux tiers de notre échantillon alors que les régions de la Viliouï et de Verkhoïansk varient entre 13 et 18% et la région de l’Indighirka atteint à peine 9% (Tabl. I.2).

I.2.1.4. Les disparités sociales

Le dénombrement des sujets selon l’âge et le sexe montre des distorsions dans le recrutement de notre corpus (Tabl. I.3). Deux anomalies apparaissent, l’une liée à l’âge et l’autre liée au sexe.

La première intéresse les enfants et leur sous-représentation. En effet, leur proportion dans l’échan-tillon est de 33% en moyenne, loin des valeurs attendues dans le cadre d’une mortalité naturelle.

En effet, dans les populations pré-jenneriennes9, elles oscillent entre 54 et 64%, pour une

espé-9 - Populations ne connaissant ni la vaccination ni les antibiotiques.

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tombes sujets tombes sujets tombes sujets tombes sujets tombes sujets % tombes % sujets

Iakoutie centrale 17 17 36 46 29 29 25 27 107 119 59,8 60,4

Viliouï 3 3 6 6 4 4 10 12 23 25 12,8 12,7

Verkhoïansk 2 2 9 11 7 9 15 15 33 37 18,4 18,8

Indighirka 1 1 2 2 1 1 12 12 16 16 8,9 8,1

23 23 53 65 41 43 62 66 179 197 100 100

12,8 11,7 29,6 33,0 22,9 21,8 34,6 33,5 100 100 post 1800 total

Régions

Iakoutie (n) Iakoutie (%)

Fouilles 2002-2016 ant 1700 1700-1750 1750-1800

Tableau I.3 : Dénombrement des sujets selon l’âge, le sexe, les régions et les périodes chronologiques.

AD_M, adulte masculin ; AD_F, adulte féminin ; AD_I, adulte de sexe non déterminé ; IM, sujet immature.

Tableau I.4 : Proportion des sujets immatures dans la population selon les régions.

AD_

ant 1700 1700-1750 1750-1800 post 1800

âge AD IM total IM (%)

Tableau I.2 : Récapitulatif des tombes et de sujets fouillés selon les régions et les périodes chronologiques.

âge AD IM total IM (%) ant 1700 19 4 23 17,4 1700-1750 48 17 65 26,2 1750-1800 29 14 43 32,6 post 1800 35 31 66 47,0

Tableau I.5 : Proportion des sujets immatures dans la population selon les périodes chronologiques.

rance de vie à la naissance comprise entre 25 et 30 ans, couramment admise dans les études de recrutement (Ledermann 1969, 86-87). Leur fréquence varie selon les régions et surtout selon la chro-nologie (Tabl. I.4, I.5). En constante augmentation depuis la période antérieure à 1700, il atteint son maximum dans les tombes du XIXe siècle, avec près d’une tombe sur deux (47%), ce qui se rapproche d’une mortalité naturelle.

La seconde anomalie évoque la surreprésentation des hommes adultes, le sex ratio étant de 1,2 pour l’ensemble de notre échantillon. Seule la région de l’Indighirka s’approche de l’équilibre en raison de son effectif (Tabl. I.6). La plus importante distorsion concerne la période antérieure à 1700, au cours de laquelle seuls des hommes sont inhumés. Par la suite, la période 1750-1800 voit une légère surrepré-sentation des femmes (Tabl. I.7).

Ces anomalies, indépendamment de la localisation, suggèrent des origines sociales. En effet, l’hypo-thèse habituelle de conservation différentielle selon l’âge peut être écartée en raison du contexte en-vironnemental. Demeurent alors les critères sociaux (préférence à l’inhumation, sectorisation). La sec-torisation est difficile à concevoir du fait de l’absence d’un ensemble funéraire clairement délimité. Si un groupe de trois tombes d’enfants a été observé au cours de ces 15 années de fouilles, dans la région de la Viliouï, autour d’un grand alaas, il apparaît difficile de parler de sectorisation. Ainsi, il est probable que la préférence à l’inhumation soit le critère distinctif, tant pour les enfants que pour les hommes.

La Iakoutie, un contexte particulier

adultes M F Indét total sex ratio Iakoutie

centrale 44 35 3 79 1,3

Viliouï 10 8 18 1,3

Verkhoïansk 9 7 6 16 1,3

Indighirka 4 5 9 0,8

Iakoutie 67 55 9 122 1,2

adultes M F Indét total sex ratio

ant 1700 19 0 19

1700-1750 23 23 2 46 1,0

1750-1800 12 17 29 0,7

post 1800 13 15 7 28 0,9

Tableau I.6 : Dénombrement des adultes selon le sexe et sex ratio selon les régions.

Tableau I.7 : Dénombrement des adultes selon le sexe et sex ratio pour les périodes chronologiques.

Verkhoïansk

n sujets ant 1700 1700-1750 1750-1800 post 1800 fouillés

Tableau I.8 : Représentation du corpus génétique pour les haplogroupes mitochondriaux.

I.2.1.5. En résumé

Les tombes que nous avons découvertes correspondent donc à un recrutement spécifique, incompa-tible avec une mortalité naturelle, dans la mesure où des choix sociaux ont prévalu à l’inhumation des défunts. Ils intéressent d’une part, le mode funéraire et d’autre part, le recrutement. Ainsi, des adultes ont préférentiellement été enterrés, au départ exclusivement des sujets masculins (adultes ou imma-tures), avant une généralisation progressive à l’ensemble de la population au XIXe siècle, à l’exception d’une légère sur représentation féminine à la fin du XVIIIe siècle. Il convient donc de définir au mieux le profil de ces sujets.