• Aucun résultat trouvé

I. Le terrain d’étude, la Iakoutie

I.3. Historiographie : les sources

Dès l’exploration russe, des voyageurs et des chercheurs se sont intéressés aux populations locales de la Sibérie et les ont décrites afin de comprendre leur ethnogénèse. Les Iakoutes en ont fait partie. Bien que leur intérêt premier ait été la langue, d’autres données culturelles, (ethnographiques, religieuses, folkloriques) ont été rapportées (Nikolaeva 2016, 34).

Si les études antérieures à 1917 ont intéressé principalement la linguistique, sur la base de ressem-blances et d’analogies (Nikolaeva 2016, 49), il faut attendre le début du XXe siècle pour que soient prises en compte les données ethnographiques, de manière plus scientifique (analyses et études com-paratives), et les données archéologiques (Nikolaeva 2016, 51). Nous présentons ici rapidement une sélection de certains d’entre eux qui nous ont servi de sources et de références.

Parmi les voyageurs, un auteur est particulièrement intéressant, en raison de son arrivée précoce parmi les Iakoutes : Isbrand Evert Ides (1657-1708), entrepreneur allemand. Il est envoyé par le tsar en 1692 à Pékin, au sein d’une délégation, afin d’y conclure un traité de commerce. Au cours du voyage, il tient un journal qu’il publiera un an après son retour à Moscou en 1696 en allemand et en 1704 en hollan-dais10 (Golubchikova, Khvtisiashvili, Akbalian 2005, 354). Il rassemble énormément de données sur les peuples de Sibérie et fait également un travail de cartographie (Nikolaeva 2016, 38). Très influent en Europe, auprès de la cour du tsar comme du monde scientifique, il est le premier à évoquer l’origine méridionale du peuple iakoute, sur la base de ressemblances linguistiques (Nikolaeva 2016, 38).

Parmi les chercheurs, deux d’entre eux intègrent au XVIIIe siècle la grande expédition nordique, la deu-xième mission du Kamtchatka, (1733-1743), chargée d’explorer la Sibérie et d’atteindre le Kamtchatka.

Le premier est Y. I. Lindenau (1706-1794), géographe, linguiste et ethnographe suédois, qui a rejoint l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg comme traducteur (Golubchikova, Khvtisiashvili, Akba-lian 2005, 515 ; Nikolaeva 2016, 41). Au-delà de son étude linguistique, il s’intéresse à la culture immaté-rielle et enregistre les données du folklore (Nikolaeva 2016, 65). Son ouvrage sur la linguistique iakoute est publié en 1730 ; ce qui resta de ses notes sur la description des peuples sibériens (première moitié XVIIIe siècle), après l’incendie qui lui coûta la vie, ne sera publié qu’en 198311.

Le second est J. G. Gmelin (1709-1755), naturaliste, médecin, ethnographe allemand, l’un des pion-niers sur l’étude de la population évenke. Il est nommé membre de l’Académie des sciences, comme

10 - Isbrand I., Brand A. Записки о посольстве в Китай Zapiski o posol’stve v Kitaj [Notes sur l’ambassade en Chine], Moscou : Glav. red. vostochnoj lit-ry, 1967.

11 - Lindenau Y. Opisanue narodov Sibiri (Pervaâ polovina XVIII veka) [trad. Description des peuples de la Sibérie], Magadan, éd. Magadanskoe knižnoe izdatel’stvo, 1983.

La Iakoutie, un contexte particulier

professeur de chimie et d’histoire naturelle en 1731. Il traverse la Sibérie, de la partie nord-ouest de l’Altaï jusqu’à la vallée de la Léna. Bien qu’il soit intéressé principalement par la botanique et la géogra-phie, il collabore aux recherches ethnographiques sur les populations locales. Il publie son « Voyage en Sibérie, de 1733 à 1743 », en 1751-1752 à Gottingue, en allemand. Un abrégé en français, par Kéralio, paraîtra en 1767, à Paris (Golubchikova, Khvtisiashvili 2005, 312 ; Courtin 1829, 126).

D’autres chercheurs au cours du XIXe siècle vont cotoyer les Iakoutes et les autres populations locales, ce sont les éxilés politiques.

Le premier d’entre eux est V. I. Jochelson (1855-1937), militant révolutionnaire, ethnographe russe étudiant les peuples autochtones du Nord de la Russie. Condamné en 1887 par ordre du tsar à l’exil pendant dix ans dans le nord de la Sibérie, il étudia tout particulièrement le mode de vie, la culture et la langue des populations autochtones, en particulier celle des Koriaks, des Aléoutes, des Iakoutes et plus particulièrement des Youkaghirs (Golubchikova, Khvtisiashvili, Akbalian 2005, 379). Sur les Iakoutes, il étudie les coutumes et traditions, dont la publication paraît en 189612 (Nikolaeva 2016, 48). Par permission spéciale, il fut rattaché à la première expédition de la Société géographique russe impériale (1894–1897), avec son compatriote éxilé, Vladimir Bogoras. Suite à leurs rapports, ils furent recommandés pour l’expédition de Jesup en Asie du Nord, en raison de leur connaissance du pays et des langues maternelles. L’expédition américaine (1900-1901) avait pour but d’étudier l’ethnographie, l’anthropologie et l’archéologie des côtes septentrionales de l’océan Pacifique, de créer un registre complet des peuples étudiés et de rassembler un très large éventail d’objets, ainsi que les notes de terrain écrites des participants. Jochelson, accompagné de son épouse, Dina Brodskaya13, durant ces deux ans et demi, revinrent avec les autres membres de l’expédition aux États-Unis, pour y étudier le matériel rapporté. Jochelson a largement contribué aux revues scientifiques en russe, en allemand et en anglais14 et son manuel « Peoples of Asiatic Russia » (1928) pour le Musée américain d’histoire naturelle reste fondamental.

Le deuxième est V. Bogoras (1865-1936), militant révolutionnaire, écrivain et ethnographe, l’un des pionniers de l’anthropologie russe. Arrêté, il est déporté en Sibérie près de Iakoutsk pour dix années, entre 1889 et 1899. Durant son exil, il s’intéresse à l’histoire et l’ethnographie des peuples du Nord. Au bagne, il rencontre Lev Sternberg, avec qui il étudie les peuples autochtones sibériens, leurs modes de vie, leurs traditions, leurs langues et leurs croyances15. Il intègre ensuite l’expédition Jesup dans le Pacifique nord (1900-1901), où il était chargé, avec son ami Vladimir Jochelson, de la région de l’Anadyr.

Ils rassemblent des matériaux pour des études ethnographiques sur les Tchouktches, les Koriaks, les Lamoutes et d’autres peuples autochtones de Sibérie. Il publiera essentiellement sur les Tchouktches16 (Golubchikova, Khvtisiashvili, Akbalian 2005, 106).

Le dernier est un écrivain et un ethnologue polonais, V. Sieroszewski (1858-1945). Condamné à mort et emprisonné en 1878, sa peine est commuée en exil à vie en Sibérie, où il est déporté en 1880. Après trois ans passés à Verkhoïansk, il est transféré en différents endroits du territoire de la Iakoutie, ce qui lui permet de mener des études ethnographiques sur les mœurs, les coutumes et la culture immatérielle

12 - Jochelson V. Население Якутской области в историко-этнографическом отношении //

Памятная книжка Якутской области [La population de l’oblast de Iakoutsk dans son contexte historique et ethnographique // Livret commémoratif de l’oblast de Iakoutsk]. Iakoutsk, éd.1, 1896.

13 - En qualité de médecin et de photographe.

14 - https://en.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Jochelson, consulté le 28/02/2019.

15 - https://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Bogoraz, https://en.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Bogoraz, consulté le 28/02/2019.

16 - De 1904 à 19010, paraissent quatre volumes en anglais (Material Culture of Chukchi-1904 ; Religion-1907 ; Chukchi Social Organization-1909 et Mythology-1910).

46

Pratiques funéraires, biologie humaine et diffusion culturelle en Iakoutie (XVIe-XIXe siècles) S. Duchesne

des Iakoutes (légendes et récits)17 (Nikolaeva 2016, 47  ; Golubchikova, Khvtisiashvili, Akbalian 2005, 863). Ses travaux sont publiés en 189618. Il reçoit la médaille d’or de la Société de géographie impé-riale russe pour cette publication, qui reste un ouvrage de référence (Nikolaeva 2016, 47). Il obtient également l’annulation de sa peine, ce qui autorise son retour en Pologne19, en 1905 (Golubchikova, Khvtisiashvili, Akbalian 2005, 863).

Enfin, au XXe siècle, c’est la pluridisciplinarité qui s’impose, avec des méthodes renouvelées et des études intéressant toujours la linguistique mais aussi dorénavant l’anthropologie et l’archéologie (Nikolaeva 2016, 34, 51).

Deux chercheurs sont des références dans leur domaine : A.P. Okladnikov, considéré comme l’un des historiens des peuples sibériens les plus connus de l’URSS (Nikolaeva 2016, 61-62) et M. A. Czaplicka, reconnue pour être l’ethnographe du chamanisme sibérien.

A.P. Okladnikov (1908-1981), professeur, historien, archéologue et ethnographe russe, a constitué une base d’artefacts impressionnante, intéressant l’histoire ancienne de la Sibérie, et de l’Etrême-Orient, de la Mongolie à l’Océan glacial arctique (Golubchikova, Khvtisiashvili, Akbalian 2005, 667). Ils lui ont servi à étayer de solides hypothèses scientifiques (Nikolaeva 2016, 64). Expert des anciennes cultures de cette partie du monde, il devient membre de l’Académie des Sciences de l’URSS à partir de 1968. Il a publié de nombreux ouvrages et articles (plus de 400 publications couvrant la période du Paléolithique au XVIIIe siècle), parmi lesquelles celles s’intéressant aux Iakoutes, à leur histoire, leur culture et leur art20 (Golubchikova, Khvtisiashvili, Akbalian 2005, 667).

M. A. Czaplicka (1884-1921) est une anthropologue d’origine polonaise. Toutefois, elle est connue pour son étude du chamanisme sibérien, constituée sur une revue de la littérature intéressant les tri-bus autochtones de Sibérie. Ses travaux, publiés en 191421, deviennent une référence, même si elle ne s’était alors jamais rendue en Sibérie. Ce n’est qu’après leurs publications qu’elle entreprend une étude de terrain (1914-1915), sur les rives du Ienisseï22, dont les notes serviront à la publication d’un journal en 191623.

17 - https://pl.wikipedia.org/wiki/ Waclaw_Sieroszewski, consulté le 28/02/2019.

18 - Serochevskiï V.L Якуты: опыт этнографического исследования [Les Iakoutes : expérience d’une étude ethnographique]. Moscou, 1993.

19 - https://fr.wikipedia.org/wiki/Waclaw_Sieroszewski, consulté le 28/02/2019.

20 - Okladnikov A.P. История Якутской АССР [Histoire de la RSSA de Iakoutie] Okladnikov A.P. (dir.), Moscou, vol. 2, 1957.

Okladnikov A.P Якутия до присоединения к Русскому государству. История Якутской АССР [La Iakoutie avant l’annexion à l’État russe, Histoire de la Iakoutie soviétique]. Moscou-Leningrad, 1955.

Okladnikov A.P. Исторический путь народов Якутии [La route historique des peuples de la Iakoutie]. Iakoutsk, 1943.

Okladnikov A.P. Из истории общественных отношений у якутов в XVII веке: Легенды о Тыгыне и историческая действительность [L’histoire des relations sociales chez les Iakoutes au XVIIe siècle : Les légendes sur Tygyn et la réalité historique], Советская энциклопедния [L’encyclopédie soviétique], 1949, 2 : 98–118.

Okladnikov A.P. Якутский царь Тыгын: Легенды и действительность [Le tsar iakoute Tygyn : les légendes et la réalité], dans « Открытие Сибири» [Découverte de la Sibérie]. Moscou, 1979 : 188-210.

21 - Czaplicka M. A. Aboriginal Siberia: A Study in Social Anthropology. Oxford: Clarendon Press, 1914.

22 - https://en.wikipedia.org/wiki/Maria_Czaplicka, consulté le 28/02/2019.

23 - Czaplicka M. A. My Siberian Year. London, Mills and Boon, 1916.

La Iakoutie, un contexte particulier