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Repenser le jeune téléspectateur: intuitions de départ

Après les 15 minutes de la présentation, au moment de la période de questions, un des conseillers m’interpella45. Il souhaitait que j’approfondisse davantage la référence faite au potentiel éducatif du programme pour la petite enfance Plaza Sésamo (le nom de l’adaptation en espagnol de l’émission américaine Sesame Street, adaptation produite par la maison de production mexicaine Televisa, ayant les droits de transmission pour l’Amérique Latine).

Plus spécifiquement, il s’intéressait aux étapes de développement psychologique des enfants, visant des objectifs d’apprentissage mesurables chez les jeunes téléspectateurs (Lesser, 1974)46. Le commissaire souhaitait que je m’appuie sur les études qui démontraient le degré d’efficacité du programme et que je signale les méthodologies employées par les chercheurs. Il voulait aussi savoir si d’autres programmes pour l’enfance transmis sur les chaînes internationales jeunesse, au Chili, avaient le même potentiel d’impact éducatif que Plaza Sésamo, et si des investigations sur ceux-ci avaient été faites47.

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Il s’est agit de Pablo González, alors un jeune docteur en économie de l’Université de Cambridge, professeur au Département de génie industriel à l’Université du Chili et coordonnateur du rapport chilien du Programme de développement humain des Nations- Unies (PNUD).

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Pour une revue de littérature spécifique au sujet du programme Plaza Sésamo, un des articles des plus complets est Why Children Learn From Sesame Street, de Shalom M.Fisch et Rosemarie Truglio (2001).

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Autres que les programmes en question alors transmis au Chili, on pouvait retrouver, principalement sur les ondes des chaînes spécialisées câblées, des émissions jeunesse telles que Telettubbies, Las pistas de Blue, Dora la Exploradora, Bananas en pyjamas et Barney.

L’intervention du commissaire et ses questions, tel que posées, m’incommodèrent. D’une part, elles me firent réfléchir sur la manière dont les jeunes téléspectateurs étaient considérés comme un groupe objectif cible de développement. Par le fait même, ceci impliquait de les penser comme un groupe relativement uniforme, auquel il était possible de s’adresser avec efficacité, au moyen de l’emploi de technologies de communication et de stimulus divers. D’autre part, c’était comme si les indications de la présidente Bachelet figurant dans le Décret suprême 72 (rappelons-que les recommandations de la Commission devaient « reposer sur des critères stricts d’effectivité » et « s’appuyer sur des preuves scientifiques »)

résonnaient par la bouche du commissaire, lui qui provenait d’un horizon de savoir disciplinaire différent du mien, comme l’économie. Il était habitué à avancer des chiffres et des statistiques pour prouver des faits ou faire des projections, pour engager des fonds.

Cette résonance m’a aidée à voir que pendant des années j’avais moi- même mobilisé le jeune téléspectateur, cet enfant singulier, sur un champ d’objectivité, comme une réalité, au sens d’être un objet d’étude objectif, allant de soi. Mais, en même temps, elle me montrait que je n’étais pas la seule à être source de discours et de pratiques au nom du jeune téléspectateur. Au delà de moi-même, le jeune téléspectateur, tout comme l’enfance, étaient aussi mobilisés discursivement par différents acteurs. Dans le cas de cette Commission présidentielle, cela se passait au sein d’une

situation politique et de planification sociale. Les différents acteurs s’interrogeaient sur l’efficacité de la télévision comme ressource sociotechnique, entre autres pour développer de façon égalitaire la petite enfance chilienne. L’intérêt porté par les commissaires aux indicateurs prouvant le succès de projets internationaux de télévision orientés vers le développement des enfants en âge préscolaire, comme Sesame Street, semblait cohérent avec le discours sur le potentiel des technologies de communication, pour l’éducation massive de la population, fortement répandu dans les pays en voie de développement.

Or, le jeune téléspectateur n’était-il pas une construction sociale dynamique, comme la propre Commission de l’enfance me semblait l’être ?

Qu’en était-il des pratiques scientifiques, économiques et politiques animées au nom du jeune téléspectateur, et de leurs effets dans la constitution quotidienne du monde social ?

Des questions nouvelles commençaient à se profiler, encore timidement. En fin de compte, ces questions étaient les suivantes (Voir Figure numéro 5) :

EN

FIN

DE COMPTE

Qu’est-ce qu’un enfant téléspectateur?

 Qui en décide?

 Depuis quand?

Au nom de quoi?

Figure 5 : Quatre questions posées à l’enfant téléspectateur4849

«Faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas» nous dit Foucault (1994:540). L’événement de la Commission présidentielle d’avril 2006 me semblait être un lieu de pratiques, parmi une multiplicité d’autres, capables d’articuler différents arguments sur l’enfant et

48J’emprunte ces quatre interrogations à Michel Foucault (1975), quoiqu’à l’origine il les formule dans le même ordre pour la première fois pour problématiser ce que sont le fou et la folie, dans le cadre de son intérêt pour le malade mental. Ces questions commencèrent à l’habiter vers la moitié du siècle dernier, quand un éditeur lui commanda l’écriture de l’Histoire de la Psychiatrie, suite à une série d’observations directes que Foucault avait entreprises dans les hôpitaux pour sa thèse, et à partir desquelles il écrivit un ensemble de travaux sur le sujet. Sans être disciple ni spécialiste en psychiatrie, il accepta. Or, une fois confronté à la demande d’écriture sur un savoir disciplinaire, Foucault agit autrement: « J’ai pensé à écrire une histoire qui n'apparaissait jamais, celle des fous eux-mêmes », racontait-il en 1975 auphilosophe Roger-Pol Droit, au cours d’un entretien qui demeura inédit jusqu’à la mort de Foucault et qui fut publié par le magasine français Le Point le mois suivant son décès, en 1984.

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sur le jeune téléspectateur, à travers le temps et l’espace. Arguments, pratiques discursives et non discursives, de diverses origines, tels que: savantes, médiatiques, politiques ou renvoyant à l’international.

Forte de ces intuitions et de ces questions de départ, j’ai décidé d’aller au-delà de cette expérience concrète et de moi-même pour repenser le jeune téléspectateur comme une formation discursive et sociale. C’est précisément ce que j’essaierai d’esquisser dans le chapitre suivant.

CHAPITRE 2

THÉORISER LE JEUNE TÉLÉSPECTATEUR (AU-DELÀ DE NOUS-MÊMES)

PREMIER JET

Sur ce morceau de réalité-vérité

Linéaire, unitaire, générale,

Que m’était alors le jeune téléspectateur

Sans des expériences singulières d’abord

Des secousses ensuite,

Multiples craquelures en suivant…

Aurais-je vu des fragments hétérogènes laissés à nu

?

D’un jeune téléspectateur composite,

En

Dé chi

ru

res ?

Vilaines

petites

fissures,

Qui tracent en apparaissant et en de multiples directions

Des liens et figures multiples,

Plausibles dans leur altérité .

Utiles pour repenser le jeune téléspectateur,

construit multiforme,

Liens qu’en guise de ré-découverte instable,

L’on parcoure

Le but principal de ce chapitre est de tenter de répondre à la question « Qu’est-ce qu’un jeune téléspectateur ? » formulée dans le chapitre précédent. Dans cette perspective, je me propose de tenter de le théoriser comme étant le fruit d’une «formation discursive», suivant en cela l’approche foucaldienne de la configuration discursive de la réalité sociale et de ses objets.

Au cœur de cette interrogation repose un intérêt d’étude plus large, un projet de vie même. Celui-ci consiste àréfléchir aux mouvements de la pensée sur l’enfance, notamment mobilisée comme objet de discours, de savoir et de pratique sociopolitique (Dagenais, 1996). Dans cette optique, j’ai focalisé mon attention sur l’enfant téléspectateur, prétexte à commencer un tel projet. À bien des égards, je considère le jeune téléspectateur comme étant une manifestation contemporaine particulière de ladite pensée sur l’enfance, pensée, par ailleurs, toujours mouvante. Tenter une théorisation de l’enfant téléspectateur implique bien, donc, d’appréhender une complexité renvoyant aux relations entre l’enfance, les médias et la culture qui ne peut être réduite, pour autant, à la simplicité.

Concernant cela, le philosophe italien Giorgio Agamben (2007), nous dit que les médias et les technologies participent, entre autres, à la multiplication des processus de subjectivation de la personne et de la culture :

« Par exemple, un même individu, une même substance peut être le lieu de plusieurs processus de subjectivation : l’utilisateur de téléphones portables, l’internaute, l’auteur de récits, le passionné du tango, l’altermondialiste, etc. Au développement infini de dispositifs de notre temps correspond un développement tout aussi infini des processus de subjectivation. » (Agamben, 2007:32)

Ceci étant dit, et au sens où j’entends ce dire d’Agamben, une théorisation de l’enfant téléspectateur doit rendre compte, à la fois, de deux phénomènes mutuellement reliés. D’une part, traiter de la manifestation singulière de la pensée contemporaine sur l’enfance, vis-à-vis un média, tel que la télévision1. D’autre part, rendre compte de la formation discursive particulière de cet objet «jeune téléspectateur» en tant que tel, qui semble de prime abord une réalité, une unité cohérente. Cela implique le défi de montrer la multiplicité de liens, fragments de « réalité» et articulations entre le discours, le savoir, la technique, des acteurs hétérogènes et les pratiques sociales qui le composent.

En d’autres mots, dans ce chapitre je propose de comprendre l’enfant téléspectateur comme étant un objet discursif complexe et multiforme, qui circule dans le temps et dans l’espace sous différentes modalités, et prend des formes hétérogènes. Ceci étant dit, théoriser l’enfant téléspectateur comme une «formation discursive » suppose de le penser à la fois comme objet singulier historiquement et culturellement situé, et comme fruit de pratiques discursives et non discursives.