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Repenser le jeune téléspectateur, articulé par le régime

formations discursives.

Parler de la réarticulation de la pensée sur le jeune téléspectateur ne m’est pas facile du tout. Il m’a fallu, au départ, reconnaître l’effritement, en mille morceaux, de cette unité d’étude essentialiste que le jeune téléspectateur semblait constituer auparavant dans ma pensée. C’est-à-dire qu’une unité autosuffisante et allant de soi a éclaté, et qu’à partir de ses propres fragments, se dispersant en tous les sens, je me suis permis d’ouvrir la porte à l’étude d’un jeune téléspectateur incompressible. Cela peut sembler contradictoire, mais pour le saisir autrement que de manière générale, il me faut travailler avec des éléments incoercibles, tels que sa construction, son irréductibilité, sa multiplicité et ses fragments. Je me suis alors intéressée au régime de vérité et aux formations discursives comme des éléments articulateurs de ce faisceau de fragments discursifs et non discursifs faisant être le jeune téléspectateur. Autrement dit, à la multiplicité de relations et d’acteurs de diverses sortes qui font être une réalité. Penser la formation discursive du jeune téléspectateur m’a renvoyée « finalement à une mise en relations qui caractérise la pratique discursive elle-même » (Foucault, 1969:67).

Pour Carmen Luke (1990), rejoignant à son tour les propos de Ernesto

Laclau et Chantal Mouffe (1982, cités par Luke), parler de discours c’est parler de pratiques, ce qui s’oppose aux approches naturelles qui ont persisté dans les

sciences sociales, pour expliquer les processus sociaux de manière générale.

Ainsi, elle suggère que,

« The historically varying concepts of the child that have emanated from the social sciences are the product of discursive practices which are rooted in social and political interests and relations. » (Luke, 1990 : 9)

Si j’avais à identifier le point de départ d’un tel processus de réarticulation, m’inspirant de Luke, je dirais que celui-ci commence à partir du moment où j’ai abandonné ce que désormais je nommerai le récit traditionnel du jeune téléspectateur.

Lorsque je parle de récit traditionnel du jeune téléspectateur, j’entends d’une part, un jeune téléspectateur préconçu, c’est-à-dire conceptualisé, a priori et per se, comme une réalité objective, universelle et allant de soi. Ainsi compris, le jeune téléspectateur est perçu comme une catégorie naturelle et dichotomique (jeune téléspectateur passif - jeune téléspectateur actif, par exemple). Suivant cette perspective, on suppose que cette catégorie est toujours la même et permanente. Cela voudrait dire qu’indépendamment des contextes et des moments donnés, cette catégorie est invoquée de manière homogène. Elle opérerait de la même façon, c’est-à-dire caractérisée à partir de définitions, de critères d’âge, de genre ou de niveau socio-économique du foyer (Baton-Hervé, 2000). Il me semble que l’on retrouve ce récit traditionnel linéaire et général dans la plupart des travaux développés dans le domaine de la communication

jeunesse, notamment avant les années quatre-vingt-dix, époque où la télévision était encore le média-Roi.

Une des questions qui se posent à ce propos, est celle de savoir d’où provient cette narration particulière dominante sur le jeune téléspectateur. Ceci est important, ce récit faisant partie de la complexité qui fait être le jeune téléspectateur. C’est bien là l’intérêt de l’approcher autrement que comme une catégorie binaire, autrement que comme récit linéaire, général, intemporel et anhistorique. En lien avec cela, dans le texte l’Archéologie du savoir, Michel Foucault (1969) problématise la formation sociale des objets, en accordant une importance majeure aux pratiques discursives dans ces processus, notamment en ce qui a trait à leur dimension constitutive du monde social. Tel que le laisse entendre l’auteur, la question relative à la formation discursive des objets sociaux renvoie plutôt à une tâche particulière spécifique, d’ordre relationnel, à saisir un agencement qui se donne dans le domaine de la multiplicité, voire dans celui de l’action disparate :

«Tâche qui consiste à ne pas - à ne plus - traiter les discours comme des ensembles de signes (d'éléments signifiants renvoyant à des contenus ou à des représentations) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent.» (Foucault, 1969:67)

En effet, pour Foucault, « le discours [...] n'est réductible ni à la langue ni à des instances sociales ou psychologiques » (Maingueneau, 2005:4). De ce point de vue, Artières et Potte-Bonneville (2007) proposent que ce qui importe à Foucault c’est de contrer l’analyse du discours, autant à partir d’un point de vue

psychologique que dans une approche logico-linguistique. Cette prise de position est cohérente avec sa préoccupation pour les études des formations discursives, indépendamment de leur ancrage historique singulier :

« S’il importe pour Foucault de démystifier la référence au sujet parlant comme maître absolu de son dire, il importe tout autant de combattre l’illusion inverse, d’un discours rationnel entièrement impersonnel et soumis à ses seules règles logiques.» (Artières et Potte- Bonneville 2007:56)

Pour Foucault (1969) il ne s’agit pas de traverser l’épaisseur d’un discours « [p]our rejoindre ce qui demeure silencieusement en deçà de lui, c'est au contraire de le maintenir dans sa consistance, de le faire surgir dans la complexité qui lui est propre. » (p.66). Ainsi, la question relative à la théorisation du jeune téléspectateur comme un construit discursif renvoie plutôt à une pratique concrète, consistant à faire la description systématique d’un discours-objet (Foucault, 1969:190). En ce sens, il s’agit :

«[d’] étudier les discours non plus seulement dans leur valeur expressive ou leurs transformations formelles, mais dans les modalités de leur existence: les modes de circulation, de valorisation, d’attribution, d’appropriation des discours varient avec chaque culture et se modifient à l’intérieur de chacune.» (Foucault, 2001:838).

Cependant, les modalités d’existence des discours dont parle Foucault posent à mon sens le problème de l’étude empirique de leur matérialité, tout comme celui de l’analyse du champ concret d’émergence des formations discursives. Qui plus est, il a été affirmé précédemment que ce qui semble particulièrement intéressant dans l’étude du jeune téléspectateur, d’après les

effets discursifs d’un régime de vérité, c’est de voir comment celui-ci est façonné, en même temps qu’étudié comme un objet préexistant de savoir.

Cela pose la question: Comment saisir une formation discursive qui est toujours en train de se façonner? Autrement dit: Comment prendre en considération son mouvement constant? Reprenons, en ce sens, le premier jet qui, en ouverture de ce chapitre, montrait un enfant téléspectateur comme un composite, c’est-à-dire constitué de différents fragments ou construits discursifs, étant en relation de constitution. L’une des questions qui se posent est donc de savoir où et comment, celui-ci émerge, ainsi que les différentes figures qu’il prend.

À mon sens, cette interrogation peut trouver sa réponse en associant l’émergence des construits multiples du jeune téléspectateur avec la notion de lieux divers de constitution de celui-ci. À ce propos, Foucault (1984) emploie la métaphore des hétérotopies (ou des « espaces autres »), pour montrer que l’ensemble des relations qui définissent notre emplacement quotidien dans notre rapport au monde ont une topographie singulière. Il entend par là « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables (…) ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent. » (p.3).

D’après Foucault, je propose qu’une des hétérotopies me servant à examiner théoriquement le jeune téléspectateur comme une construction discursive et sociale soit celle constituée par son propre régime de vérité et avec

lui, les différents lieux où ce régime est accepté comme vrai. Il s’agirait, aussi, de rendre compte de ce que Foucault nomme les « espaces autres », dans leur virtualité, là où ces formations discursives, et pratiques non discursives, se déploient. En tant qu’« hétérotopie », le régime de vérité de l’enfant téléspectateur que je propose de regarder, renvoie donc à un processus mouvant, mais aussi à des lieux multiples de constitution de celui-ci.

La question qui se pose maintenant consiste à savoir comment, théoriquement parlant, arrive-t-on à saisir « l’espace », qui est en même temps lieu et processus de ladite articulation, entre autant d’idées, de croyances à la vérité, de discours, que de pratiques sociales, faisant être le jeune téléspectateur. Qui plus est, quand ladite articulation suppose l’existence préalable de l’enfant téléspectateur, alors que c’est cette articulation qui le fait émerger.

Je propose, dans ce sens, de considérer les modalités de formation sociale de l’enfant téléspectateur comme des hétérotopies, c’est-à-dire comme des espaces autres, des mécanismes autres, des lieux autres, des agencements multiples et hétérogènes autres qui le façonnent. Or, ne s’agit-il que de modalités ? Ou pourrait-on revenir aux éléments hétérogènes qui participent, d’après Foucault, à la formation discursive ? Comment considérer ces derniers ?

D’autre part, une hétérotopie, en tant qu’espace autre, en tant que forme unique et singulière, se constitue dans un flux de mouvement. En ce sens, les processus de construction discursive de l’enfant téléspectateur ne sauraient

s’expliquer sans les comprendre comme étant historiquement et culturellement situés.

En conclusion, c’est dans les pages qui suivent que j’entame concrètement l’esquisse de théorisation de l’enfant téléspectateur. Cela implique, paradoxalement, de m’attarder empiriquement à la manière dont opère sa formation discursive au quotidien. Plus spécifiquement, je réfléchis à la constitution du jeune téléspectateur à partir de la relation entre production de savoir scientifique, pratiques sociales et aussi à partir de l’articulation de ses différents éléments et lieux de constitution. Dans le chapitre suivant je propose, dans cette perspective, une démarche méthodologique suffisamment flexible pour pouvoir faire l’analyse des relations entre les différents éléments qui participent à une formation discursive de l’enfant téléspectateur.

Dans ce sens, je précise d’emblée que ce qui m’intéresse ici c’est m’appuyer notamment sur la période où Michel Foucault a écrit l’Archéologie

du Savoir (1969). Souligner une de ses œuvres spécifiques est important, car tel

que Revel (2008) le note, l’emphase mis par un auteur si prolifique sur le discours et la façon de le mobiliser varie dans ses œuvres. À ce sujet elle affirme :

«Le discours désigne en général chez Foucault un ensemble d’énoncés qui peuvent appartenir à des champs différents mais qui obéissent malgré tout à des règles de fonctionnement communes. Ces règles ne sont pas seulement linguistiques ou formelles, mais reproduisent un certain nombre de partages historiquement déterminés (par exemple le grand partage raison-déraison) : l’« ordre du discours » propre à une période particulière possède donc une fonction normative et réglée et met en œuvre des mécanismes d’organisation du réel à travers la production de savoirs, de stratégies et de pratiques.» (p.39)

Pour illustrer cette variation, notamment dans l’intérêt de Foucault pour les lois de fonctionnement des « énoncés », d’après Revel (2008) Foucault conçoit ceux-ci par moments de manière indépendante de leur nature et conditions d’énonciation. C’est-à-dire, selon l’auteure, que dans certains de ces écrits ces analyses seront plus centrées sur la grammaire, la linguistique et le formalisme, tandis que :

« L’archéologie foucaldienne des discours n’est plus une analyse linguistique mais une interrogation sur les conditions d’émergence de dispositifs discursifs dont il arrive qu’ils soutiennent des pratiques (comme dans Histoire de la Folie) ou qu’ils les engendrent (comme dans Les Mots et les Choses ou dans L’Archéologie du Savoir).» (p.40).

CHAPITRE 3

« SAISIR » LA FORMATION DISCURSIVE DU JEUNE TÉLÉSPECTATEUR

La Formation Discursive de l’Enfant Téléspectateur (Sous la Lentille d’un Rhizome)

J’apprécie une multiplicité d’éléments hétérogènes, s’entrecroisant, participant à sa configuration.

Et si l’enfant téléspectateur était une forme-action?

Une « formaction » discursive ?

Quels seraient ses éléments compositeurs ? Comment archiver ce flux discursif?

Figure 7 : L’enfant téléspectateur sous la lentille d’un rhizome1

1 Source de l’image du rhizome: http://la moleculavibratil.blogspot.com. L’auteur de cette photo n’est pas signalé sur ce site Web.

Ce troisième chapitre se propose de présenter les parcours méthodologiques et analytiques suivis, pour approcher la formation discursive du jeune téléspectateur, autant « dans » qu’« à partir de » sa complexité, multiplicité et hétérogénéité. Je décris ici l’outillage empirique que j’ai développé et utilisé lors de mes pratiques de terrain. Je souhaite en même temps rendre explicites les rapports que, comme chercheuse, j’ai dû rétablir constamment entre les postulats épistémologiques et théoriques que j’articule et défends, lors de ce processus méthodologique. En d’autres mots, il s’agit d’évoquer ce qui s’est passé une fois confrontée, dans la pratique, à la nécessité d’une démarche concrète pour « saisir » les formations discursives de l’enfant