• Aucun résultat trouvé

Le défi d’une théorisation de l’enfant téléspectateur

J’ai affirmé précédemment mon intérêt à comprendre la complexité et le dynamisme de la pensée qui constitue le jeune téléspectateur, pensée devant laquelle nous nous trouvons et avec quoi nous agissons. D’emblée, j’avance que la tentative d’une théorisation du jeune téléspectateur est un travail jamais complètement achevé. Ainsi, je souscris à l’idée que dans un tel défi « la théorie ne peut être exposée légitimement que sous la forme de l’interprétation » (Agamben, 2008:7) et qu’elle ne peut épuiser la complexité du social. Qui plus est, en accord avec Dahlberg et Moss (2007), je prends en compte que penser

différentes possibilités oblige à la réflexion, à la remise en question constante et à la prise de position2.

En cela, l’un des défis qui se pose, d’un côté, est de saisir la pensée contemporaine sur l’enfant téléspectateur, tout en s’attachant à l’idée que cette pensée, en même temps qu’elle est produite, se déploie et circule, entrelacée dans le discours et dans les pratiques sociales, fait être le jeune téléspectateur. C’est-à-dire que nous avons affaire à un processus si complexe, qu’il configure constamment autant de formes, savoirs, figures, que de réalité, et cela en de multiples directions.

En ce sens, la télévision est ici considérée comme l’un des lieux permettant, notamment, d’examiner le phénomène singulier, et dynamique à la fois, de co-constitution discursive et non discursive de l’enfance, en l’occurrence par rapport à un média ou une technologie, d’après Agamben (2007). Toutefois, comme l’affirme Akrich (1989), intéressée à la construction sociale des objets et des réalités sociotechniques, il s’agit de montrer la genèse simultanée de l’objet et de son environnement, c’est-à-dire autant la richesse, que la complexité de ce

2

Dans ce travail de thèse je réponds à l’appel à la prudence archéologique d’Agamben (2008) aux chercheurs en sciences sociales, consistant «à reculer dans son propre parcours jusqu’au point ou quelque chose est resté obscur et non thématisé» (p.8). Je l’interprète comme une invitation à nous offrir l’opportunité de quitter le quotidien des certitudes sur nos pratiques dites scientifiques, surtout si notre propos consiste en une nouvelle théorisation. La prudence implique à mon sens de faire des pauses, de réfléchir à la subjectivité et aux effets de vérité, comme dirait Foucault, que ces certitudes et pratiques exercent sur la vie courante des personnes (nous, y compris). Elle peut aussi servir à revisiter les présupposés, appris et sous- jacents, qui, comme des fils conducteurs, ont influencé les propres théorisations des auteurs qui nous font être chercheurs au quotidien. Qui sait si, en leur rendant une humble visite, nous comprendrons à quel point nous les avons cultivés et laissés grandir, au point de devenir les boussoles de vérité qui orientent les études et teintent les regards que nous portons au quotidien sur le monde social.

processus. À ce même propos, Gutman et Coninck-Smith (2008) décrivent la construction sociale de l’enfance comme une constante circulation d’idéaux sur celle-ci, qui se matérialise dans différents espaces et objets. D’après les auteures, les espaces sont employés pour socialiser les enfants, ils incarnent et concrétisent « the ideas of the good childhood, good motherhood ». La culture matérielle de l’enfance est, donc, le résultat d’un réseau de discours, pratiques et expériences :

«A network of buildings and spaces, as well as experts (doctors, architects, engineers, and teachers), volunteers (mainly women), journals, books, and conferences facilitated the diffusion of this ideal. (…) Material culture is thus taken to include the landscapes, buildings, rooms, furnishings, clothes, toys, and many other objects and things that children wear and use, designed by adults with children in mind.(…) The material culture of children is also define to include what one geographer refers to as “ the inter-spaces of adult society,” meaning structures and objects not necessarily made for children but which children, teenagers, and young adults have claimed and made an integral part of youth culture.» (p.3)

M’appuyant sur cette dernière idée, je postule que comprendre les figures du jeune téléspectateur, tout comme les multiples possibilités de leur émergence, est indissociable de l’étude de l’espace d’intersection du savoir, du discours et des pratiques dans lequel l’enfant téléspectateur est situé, et le scénario de sa présence encadré.

Dans cette perspective, à l’instar de Michel Foucault (1969), j’entrevois la présente démarche d’esquisse théorique comme un processus mouvant. Je veux dire par là que ce processus n’aspire pas à fixer une formation discursive, mais plutôt à montrer les éléments qui constituent ses multiples figures, comme une manière de traiter des effets multiples qu’une telle pensée produit. Autrement dit, il s’agit de « saisir » sa manifestation et son mouvement.

En essayant d’appréhender l’enfant téléspectateur comme objet et fruit du discours et des pratiques sociales contemporaines, je cours des risques, j’en suis consciente. La question est non seulement vaste; il faut en plus rendre compte de la complexité et du dynamisme de l’hétérogenèse de l’enfant téléspectateur. À cela, viennent s’ajouter une multiplicité d’éléments, d’acteurs, d’institutions, d’événements, d’actions, s’articulant dans ces processus de configuration sociale de cet objet singulier.

Ce n’est donc pas mon intention ici de penser discursivement le jeune téléspectateur, et d’en appréhender ses différentes figures, pour aspirer à fournir des définitions plus précises que celles qui pourraient déjà exister, ou encore, de prétendre à une étude exhaustive ou cumulative sur celui-ci. À ce propos Foucault (1969) remarque : « Ce ne sont pas les objets qui restent constants, ni le domaine qu’ils forment ; ce ne sont même pas leur point d’émergence ou leur mode de caractérisation ; mais la mise en relation des surfaces où ils peuvent apparaître. » (p.68).

Selon mon interprétation, dans une approche foucaldienne d’analyse du discours, que je fais mienne, étudier un objet comme un construit discursif n’implique pas d’aller à la recherche d’une systématisation originale, ou d’une synthèse sur celui-ci. Il s’agit, plutôt, de parcourir les trajectoires et modalités de son façonnement et de sa vérité. Ensuite, d’interpréter les formes que l’articulation de pratiques discursives et non discursives, révèle. Le problème qui m’occupe n’est donc pas de l’ordre de la précision, de l’inventaire, de

l’établissement d’échelle de grandeur, de classification, de catégorisation, de recensement ou de proposition de modèles théoriques. À ce titre, mon présent objectif, et je me permets d’insister sur ce point, est de donner de la visibilité autant à la complexité, qu’au dynamisme qui font être le jeune téléspectateur, au quotidien.

Ce projet d’exploration de ce que le discours articule et produit implique, notamment, tel que je l’avais suggéré, la prise en compte des aspects tant conjoncturels qu’historiques, au sein desquels opère la constitution de la culture (Grossberg, 2003). Ce dernier auteur nomme une telle approche, le

contextualisme radical. Il entend par là, la nécessité de prise en compte des

lieux, moments et contextes dans lesquels opère le discours, et ce que le discours produit, c’est-à-dire « fait être ». Autrement dit, d’après Foucault (1969), il s’agit de saisir la singularité historique de la pensée sur le jeune téléspectateur, son régime de vérité en action, mais aussi les modalités de sa circulation, c’est-à-dire le mouvement de cette pensée qui le façonne, bien que dans des contextes spécifiques et uniques.

D’une certaine façon, essayer de penser une problématisation du jeune téléspectateur comme une « formation discursive », me situe directement au cœur de la problématique de l’habitat des idées, leur vie, leurs mœurs et leur organisation, suivant en cela Edgar Morin (1991) :

« Certes toute connaissance, y compris la connaissance scientifique, est enracinée, inscrite dans et dépendante d’un contexte culturel, social, historique. Mais le problème est de savoir quels sont ces inscriptions, enracinements, dépendances, et se demander s’il peut

y avoir, et dans quelles conditions, une certaine autonomisation et une relative émancipation de la connaissance et de l’idée. » (p.15)

Comme nous venons de le voir dans le chapitre précédent, l’idée d’essayer de repenser le jeune téléspectateur comme construit discursif vient, au départ, de la remise en question de ma propre expérience professionnelle, du contexte institutionnel de mon propre discours. L’expérience est ici employée dans l’acception donnée par Foucault (1972, cité dans Revel, 2008:58): « l’expérience est quelque chose dont on sort soi-même transformé ». Autrement dit, elle s’avère outil de travail réflexif, source de remise en question, ressource de pensée. Ce faisant, je me réfère au fait d’avoir dû rendre des avis de type « expert » sur le jeune téléspectateur, dans le cadre d’une situation de communication politique, propre au Chili de 2006 et au gouvernement de Bachelet. Ce travail a été si marquant, qu’il a fait émerger l’idée de ne plus pouvoir considérer le jeune téléspectateur, a priori, comme une réalité objective, préexistante et allant de soi, mais plutôt comme un « objet social » (Sirota, 2006).

De sorte que le problème que je dois dénouer dans ce retour réflexif, comme le dirait si bien Foucault (1980), m’interpelle directement, pour résonner ailleurs et interpeller les autres. Ainsi,

«(Il s’agit) de faire moi-même, et d’inviter les autres à faire avec moi, à travers un contenu historique déterminé, une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous en sortions transformés.» (Foucault, 1980, cité par Revel, 2008:58)

Pour mieux éclairer le positionnement épistémologique à partir duquel j’aspire à développer un essai de théorisation de l’enfant téléspectateur, il peut être utile de faire appel à Francisco Varela3, qui suggère que: « nous n’avons pas

la moindre idée de la façon dont le mental ou le cognitif pourraient être séparés

de notre propre expérience » (1995:VII). D’après lui, la vie ordinaire implique

nécessairement des agents « incarnés », continuellement confrontés au problème de l’action. Pour paraphraser Varela, les liens qu’ont ces agents avec l’environnement ne sont pas objectifs, ni repérables en dehors du point de vue de l’observateur et de son expérience, mais construits en interdépendance avec la situation, les propres définitions et les redéfinitions données à la situation par

l’agent lui-même. De ce point de vue, la réalité et les connaissances ne peuvent

être comprises correctement sans le sens commun, suggère l’auteur, ce qui n’est rien d´autre que notre histoire physique et sociale.

« Il nous faut en déduire que celui qui sait et ce qui est su, le sujet et l’objet, sont la spécification réciproque et simultanée l’un de l’autre. » (Varela, 1995:99)

À partir de ce qu’affirme Varela, j’avance que le sens commun n’est autre que notre quotidien, ce qui revient à dire que notre histoire physique et sociale se construit ici et maintenant. Dans cette même perspective, le défi consiste à prendre l’expérience vécue en mai 2006 à Santiago (au palais présidentiel, dans le cadre de la «Commission présidentielle de l’enfance»),

3 Neurobiologiste chilien de la connaissance, étudiant de Humberto Maturana, ce dernier biologiste et épistémologue chilien, prônant une approche phénoménologique et constructiviste de la réalité sociale. Ils écrivent le livre El árbol del conocimiento (1984), traduit en anglais en 1987 et en 1994 en français, sous le titre L’arbre de la connaissance (Paris: Addison-Wesley).

comme étant de l’argile encore fraîche4. J’entends par là, le fait de problématiser maintenant l’enfant téléspectateur comme le résultant de différentes logiques sociale, historique et culturelle (Brougère et Vanderbroeck, 2007). Dans ce sens, avoir participé à ce système de prise de décision politique tel qu’évoqué dans le premier chapitre, n’est pas qu’une anecdote ou qu’une réminiscence, inspiratrices de recherche. Il s’agit plutôt d’un événement de pensée. J’allais même dire d’une contamination de celle-ci, parce que cet événement, d’ordre épistémique, se produit à partir d’un contact personnel et direct avec un terrain d’action concret, dans lequel j’étais impliquée en tant que chercheuse, mais auquel je me suis heurtée. En tant que situation communicationnelle politique, et en tant que champ de la planification sociale, cet événement a convoqué, en un même lieu, un ensemble de discours, de savoirs savants, de croyances, d’acteurs et de prise de positions. Pour le formuler autrement, elle a fait circuler et prendre forme «différentes réalités», portant, dans ce cas, autant sur l’enfance, que sur

4On aura noté que dans le titre de ce chapitre j’ai écrit, entre parenthèses, que cette théorisation

du jeune téléspectateur se fera au-delà de nous-mêmes, alors qu’au premier chapitre j’ai suggéré de le repenser à partir de nous-mêmes. Le lecteur pourrait bien interpréter cela comme l’établissement, de ma part, d’une ligne de partage entre deux dimensions distinctes de la pensée. Ou bien, comme s’il s’agissait d’une coupure même, entre deux types d’expériences. Ainsi, d’un côté on pourrait bien arguer qu’en partant de nous-mêmes, l’expérience évoquée au premier chapitre demeure une réflexion faite à l’intérieur d’une dimension mentale. On pourrait avoir l’impression que celle-ci renvoie à l’introspection, au monde personnel, subjectif et émotionnel, c’est-à-dire à une réflexion détachée du monde extérieur. D’un autre côté, on pourrait aussi bien interpréter que le fait d’aller au-delà de nous-mêmes, situe l’expérience dans le monde externe. Cette fois-ci, on aurait affaire à une réflexion ayant lieu dans le monde du dehors, comme si elle se situait dans une réalité objectivement préexistante, indépendante de notre existence et de la façon dont nous entrons en contact avec elle. Ce n’est pas le cas, ni mon intention, d’amener ici le lecteur à de telles interprétations, opposant ces dimensions, loin s’en faut. À mon sens, l’action réflexive déclenchée à partir de nous-mêmes et celle déployée au-delà de nous-mêmes, au sens où l’entend Varela, se co-constituent. Autrement dit, elles n’existent qu’en interdépendance.

la figure du jeune téléspectateur. Qui plus est, cette situation a permis des conditions pour la mise en action de procédés, pour la prolifération, la production et la circulation de pratiques discursives (Foucault, 1981), produisant une réalité. À ce même propos Latour (1989) suggère que « ce que nous appelons le social ou ce que nous appelons le scientifique sont rendus indissociables. » (p.495) :

«Dire que les liens innombrables des sciences et des politiques forment un écheveau très emmêlé n’est pas suffisant. Refuser toute participation a priori entre la liste des acteurs humains ou politiques et celle des idées ou procédés scientifiques, n’est qu’une première étape, toute négative.» (p.497)

D’après le même auteur, à mon sens s’inspirant directement de Foucault, il nous faut comprendre par quelle suite d’opérations et de transformations cet enchevêtrement se produit. Quant à ce regard ou positionnement épistémologique, Latour ajoute: « Dans cette histoire pleine de bruits et de fureurs, il s’agit moins de distances que de liaisons hétérogènes, souvent imprévisibles. » (Ibid., p.503).

Ce sont justement des liaisons constitutives de ce genre, disparates et imprévisibles, tel que je l’évoque dans la figure Premier jet qui débute ce chapitre, les révélées dans le cas de la construction discursive de l’enfant téléspectateur. Auparavant réduit à un archétype, sans que j’en perçoive toute sa complexité, il me faut maintenant laisser de la place à sa multiplicité et à son hétérogénéité, afin que sa complexité puisse s’exprimer, et que l’on puisse parcourir ses méandres.

Or, la conceptualisation experte de l’enfant téléspectateur n’était pas la seule à sembler aller de soi. La planification sociale et les politiques publiques, tout comme les pratiques en découlant, à l’égard de l’enfance, semblaient aussi trop évidentes, au point d’en devenir problématiques. À ce sujet, Gunilla Dahlberg et Peter Moss (2007) remarquent que toute politique ou investissement dans le domaine de l’enfance s’accompagne d’un discours dominant ou régime

de vérité, qui engendre une interprétation particulière des enfants auxquels ces

actions sont destinées. D’après les auteurs, il s’agit en occident du paradigme

positiviste ou moderniste, qu’ils remettent en question en adoptant une approche

foucaldienne :

« Selon Foucault, il existe une étroite relation entre la pensée et l’action : à partir du moment où on ne peut plus penser les choses comme elles étaient pensées avant, la transformation devient à la fois très urgente, très difficile et plutôt possible. » (p.53).

Pour résumer, cet événement de pensée déclenche une mouvance d’idées significative, tout en déplaçant le regard vers les cadres de représentation, d’interprétation et d’action sur l’enfance (Sirota, 2006). Dans la suite de l’articulation théorique de l’enfant téléspectateur, sa mise en discours sera comprise comme ce qui légitime, en dernière instance, l’ensemble de pratiques entreprises en son nom, dans une société donnée.