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Repérer les récurrences (et leur possible récursivité)

Questions théoriques

II. Deux effets du temps qui passe

1. Repérer les récurrences (et leur possible récursivité)

L'intelligibilité de l'histoire apparaît étroitement liée à son ancrage structural privilégiant le pouvoir explicatif des régularités de plus ou moins longue durée (voir Frank, 2001). Celles-ci permettent notamment de penser l’institutionnalisation de l’entreprise (Godelier, 1998). Cette position ne doit rien au hasard. En effet, l’analyse du changement placée au cœur des pratiques historiennes « requiert pour être réalisée des hypothèses d’intemporalité partielle » (Grenier, 1995, p. 239) inséparables d’une lecture « structurale » du monde social. Bien évidemment, cette perspective ne saurait se confondre avec un structuralisme indifférent au temps (une sorte d'histoire immobile). Elle traduit simplement un effort d’intégration de l’épaisseur temporelle, de la durée (plus ou moins longue) dans l’analyse et l’explication des dynamiques organisationnelles, en refusant d’écraser les distinctions présent/passé et en mettant le présent en perspective. En effet, comme nous l’avons vu plus haut, la démarche historienne se montre inséparable d'une horizontalité chronologique plus ou moins contractée, d'une profondeur temporelle qui l'inscrit dans la durée. La difficulté à délimiter de façon précise l'espace chronologique couvert par le champ de l'histoire n’exclut pas, loin s’en faut, le respect d’un principe de distanciation temporelle, même a minima,

inséparable des conditions de production et de réception des connaissances savantes dans la communauté des historiens. L'étendue de leur référentiel temporel peut ainsi conduire les historiens à privilégier des formes d'intelligibilité mettant l’accent sur la continuité des construits sociaux dans le temps. A ce titre, la spécificité de leur approche résulte moins d’une négation des multiples temporalités ou des jeux d’échelles qui traversent la vie de ces derniers que de leur mise en perspective textuelle s’accompagnant naturellement d’un lissage de la dialectique rupture/continuité dans une structure narrative.

Cet ancrage structural marque les enjeux théoriques et descriptifs associés à la comparaison historique. Celle-ci consiste à reconnaître les traits propres de faits historiques singuliers appartenant à une même catégorie et à « mettre en évidence ce qui se répète et qui, autrement

dit, reste stable malgré les variations des circonstances environnantes » (Pomian, 1999, p. 188).

Cette opération légitime n'est pourtant pas sans danger. Tout d'abord, les chercheurs en sciences sociales se réfèrent toujours à des contextes historiques relativement singuliers qui leur permettent de rendre intelligibles les faits sociaux qu'ils étudient (Lahire, 1996). A ce titre, la spécification d'une parenté de contextes empiriquement attestés et observés (et non abstraits et constituant de simples hypothèses théoriques de lecture du sens des énoncés) risque toujours d'engendrer une déperdition de sens lors du passage des énoncés empiriquement indexés à l'énoncé formalisé. En effet, les contextes limités, spatio-temporellement ancrés n'offrent ni répétition spontanée dans leur intégralité ni possibilité d'une étude exhaustive de leurs traits pertinents (voir Passeron, 1991). De ce fait, la généralisation d'un concept et sa richesse empirique peuvent être difficilement compatibles (Lahire, 1996). Ensuite, la comparaison historique s'instaure entre des faits historiques (individus, formes, relations, trajectoires, etc.) et des objets invisibles, reconstruits en tant que passé à partir de sources (Pomian, 1999). La variété des modes de construction des contextes a nécessairement une influence sur les effets d’intelligibilité du réel partiellement conditionnés par le découpage retenu. Cela est d'autant plus vrai qu'ils s'ancrent dans des référentiels temporels éloignés. Cette position active de l'observateur (voir Lahire, 1996) pointe les risques d'anachronisme qui traduisent, au moins partiellement, un manque de rigueur dans les procédures de construction des contextes. Ceux-ci amènent en effet à rendre équivalents des contextes qui ne le sont pas ou encore à comparer des segments du passé et du présent irréductibles les uns aux autres.

Malgré ces dangers, l'étude des récurrences évite pourtant de s'illusionner sur la prétendue nouveauté (dans les modèles d'organisations, de décisions, d'outils de gestion). Elle permet de dissocier ce qui change vraiment (technologies), ce qui se transforme dans des espaces en partie répétitifs (règles, critères, modes de gestion), ce qui n'évolue pas vraiment (constantes psychologiques, phénomènes de groupes, rhétorique de l'action ou du pouvoir). Dans cette perspective, « le refus de définir la possibilité d’un espace de stabilité temporelle obère le travail de

recherche historique en affaiblissant l’observation de phénomènes répétés ou de concomitances »

(Grenier, 1995, p. 239). A ce titre, S. R. Barley et G. Kunda (1992) identifient une certaine forme d’alternance des formes privilégiées de contrôle social au sein de la culture managériale américaine depuis 1870. A travers une périodisation dont les auteurs reconnaissent le caractère heuristique, « managerial discourse appears to have alternated repeatedly between ideologies of

Ideology Era of ascent Tenor

Industrial betterment 1870-1900 Normative

Scientific management 1900-1923 Rational

Welfare capitalism/human relations 1923-1955 Normative

Systems rationalism 1955-1980 Rational

Organizational culture 1980-present Normative

Source : Barley, Kunda, 1992, p. 364

Par une distanciation temporelle, le regard historique aide à se dégager de la mise en scène verbale (les mots servant aussi à donner l'illusion du neuf). Ainsi, A. Desreumaux (1986) relativisait la nouveauté des discours autour du thème de la culture évoquant une « amnésie totale » autour des apports d’un courant comme l’OD. Sur la même thématique, il est loisible de s’interroger sur la valeur ajoutée théorique effective de la notion d’institutions intraorganisationnelles (intraorganizational institutions) proposée par K. D. Elsbach (2002). Selon l’auteur, cette notion se définit comme « taken-for-granted beliefs that arise within and across organizational groups and

delimit acceptable et normativ behavior for members of those groups » (p. 37). Cette extension de

l’analyse institutionnelle à toute forme sociale présentant une certaine régularité est inséparable de la plasticité conceptuelle même du terme « institution ». J. Revel (1995/b, p. 64) rappelle en effet que celui-ci se prête, parmi les praticiens des sciences sociales, « depuis longtemps à des usages

différenciés » visant « des réalités de nature et d’ampleur fort diverses »124. Cet usage singulier n’en reste pas moins très proche de la notion de culture organisationnelle telle que l’analyse, par exemple, le sociologue R . Sainsaulieu (1997). Plus profondément, la perspective historique permet de retrouver des structures analogiques avec certains phénomènes d'aujourd'hui (configurations d'entreprises en réseaux, cités-marchés, népotisme patronal, mode de diffusion des innovations techniques, mécanismes d'appropriation institutionnalisés dans le temps, devenant par exemple des droits de propriété, etc.). En ce sens, l'histoire peut aider à lutter contre les effets de mode et l'amnésie (Nikitin, 1998), notamment en permettant de tester les concepts sur une longue période (Marmonier, Thiétart, 1988). Nous pourrions illustrer cette fécondité à travers deux exemples.

Le premier se rapporte à l'émergence des prétendues nouvelles formes d'organisation regroupées sous l'appellation générique d'entreprise en réseau. Ce thème fait l'objet d'une vaste littérature (voir Josserand, 2001). Il y a plus d'une décade, C. C. Snow, R. E. Miles et H. J. Coleman (1992) présentaient son apparition comme une révolution remettant en cause le concept traditionnel d'entreprise intégrée. Pourtant, comme le rappelle Frédéric Fréry (1994), sa nouveauté et son caractère innovant doivent être fortement relativisés par le regard historique. En effet, cette forme organisationnelle était déjà largement présente au cours de la pré-industrialisation. Ainsi, les « fabriques ou manufactures disséminées », qui se sont constituées dès le Moyen Age, représentaient l'une des formes organisationnelles centrales de la vie industrielle entre le XVème et le XVIIIème siècle et traduisaient déjà une forme d'organisation en réseau (Braudel, 1979). Plus proche de nous, la proto-industrialisation s'est également largement construite autour de ce que l'on nomme aujourd'hui l'entreprise en réseau, notamment dans le textile et la petite métallurgie sur la base d'échanges entre villes et campagnes (voir Verley, 1997). De même, au seuil du XXème siècle, le réseau d'entreprises constituait déjà l'un des modèles d'innovation cohabitant avec celui centré sur le développement des très grandes entreprises (Caron, 1997).

124 J. Revel (1995/b, p. 64) distingue trois usages de la notion d’institution qui ne sont pas toujours nettement séparés et entre lesquels on retrouve des glissements fréquents et subreptices. Le premier, le plus restreint et le plus technique, définit l’institution comme une réalité juridico-politique telle qu’elle s’illustre dans « l’histoire des institutions ». Le deuxième usage élargi vise toutes les organisations fonctionnant de façon régulière dans la société, selon des règles explicites et implicites, et dont on présume qu’elle répond à une demande collective (famille, école, syndicat, etc.). Le troisième usage, plus large et susceptible d’une extension infinie, intéresse toute forme de l’organisation sociale qui lie des valeurs, des normes, des modèles de relation et de conduites, des rôles.

Certes, les raisons expliquant l'émergence de cette forme d'organisation au cours de cette période pré-industrielle ne peuvent être rapprochées des facteurs qui ont suscité sa « réactualisation » contemporaine (voir Josserand, 2001). En ce sens, il convient peut-être d’interpréter avec prudence le retour actuel à l'entreprise en réseau, relationnelle, transactionnelle ou contractuelle « comme un retournement de l'histoire des organisations » (Fréry, 1994, p. 146). En effet, « l'histoire ne revient pas en arrière » (Fridenson 1993, p. 72) et il convient de résister aux chimères d'un « éternel retour » hypothétique. En effet, le développement contemporain de l’entreprise virtuelle, c’est-à-dire de « toute entreprise qui construit son offre (de produit ou de

service), en s’appuyant délibérément et durablement sur d’autres entreprises dont elle mobilise les ressources et les compétences » (Fabbe-Costes, 2005, p. 151-152), prend sens en référence à

des éléments de contextualisation historique singulier (mouvement conjoint de recentrage sur un nombre réduit de métiers combiné à une externalisation des activités périphériques dans un contexte d’internalisation du champ d’action des entreprises). En ce sens, il contribue à l’émergence de questionnements théoriques « nouveaux » ou tout au moins originaux relatifs à l’étude des relations partenariales125, de la gestion de la chaîne logistique (Supply Chain Management)126 ou encore des nouvelles frontières du travail subordonné (Petit, Thévenot, 2006) ; cette dernière thématique pouvant d’ailleurs être abordée à travers certaines formes d’instrumentation socialement responsables (Pailot, 2006/a). La comparaison historique n'en pointe pas moins les limites de la plasticité des formes d'organisation dans le temps et la nécessité de relativiser leur caractère novateur ou innovant au regard de la longue durée. Plus largement, cette mise en perspective historique permet certainement de nuancer la vision linéaire de l'évolution des formes organisationnelles suggérée par R. E. Miles et C. C. Snow qui sous-tend largement l'hypothèse d'un sens de l'histoire teinté d'évolutionnisme (voir Desreumaux, 1996). En contraste à cette vision linéaire de l'histoire, Susan Helper (1991) montre, par exemple, que le système de relation de sous-traitance dans l'industrie automobile américaine depuis le début des années 80 présente de fortes similitudes avec celui qui prévalait au tournant du XXème siècle : « U.S. automakers are returning to older patterns of supplier relations because the final-product

market structure is coming to resemble that at the turn of the century : intense technology-based competition ».

La seconde illustration porte sur l'engouement relatif vis-à-vis de la notion de capital social, importée de la sociologie, dans les sciences de l'organisation (voir Burt, 1997 ; Nahapiet, Ghoshal, 1998 ; Burt, Hogarth, Michaud, 2000 ; Bevort, Lallement, 2006). Au-delà des controverses autour de la délimitation conceptuelle de cette notion aux frontières sémantiques aussi floues que poreuses (voir Adler, Kwon, 2002 ; Bevort, Lallement, 2006), celle-ci est souvent présentée comme une ressource significative des managers ayant un effet sur leurs succès et leurs trajectoires professionnelles, voire comme une source d'avantage organisationnel ou un facteur facilitant l’innovation. Il trouve notamment une expression singulière dans le champ de l'entrepreneuriat pour relativiser le mythe de l'entrepreneur individuel (Boutillier, Uzunidis, 1999). Le capital social de l’entrepreneur serait un facteur explicatif non négligeable du succès d’une démarche entrepreneuriale (Baron, Markman, 2000 ; Steier, Greenwood, 2000 ; Anderson, Jack, 2002 ; Weisz, Vassolo, Cooper, 2004) ou de la propension à devenir entrepreneur (Abell, Crouchley, Mills, 2001). Ce thème n'est pourtant pas nouveau. Ainsi, F. Caron (1997) montre, qu'à la fin du XIXème siècle, le succès « de l'entrepreneur innovateur ne peut s'expliquer qu'en raison de

son intégration dans un réseau de solidarités qui lui apporte, dans son action, un soutien indispensable. Sa réussite dépendait largement de la solidité de ces liens ». Le capital social des

entrepreneurs, et la densité du maillage de celui-ci, apparaissaient déjà comme facteurs de réussite entrepreneuriale. Dans la même veine, P. Pouchain (1998) montre l'importance centrale du capital social et relationnel des hommes d'affaires du Nord renforcée par l'étroitesse des liens unissant les lignages de notables dès l'aube de l'ère industrielle.

125 Voir le dossier « Externalisation et relations partenariales », Revue Française de Gestion, vol. 29, N° 143, 2003. 126 Voir le dossier « Logistique et entreprise virtuelle », Revue Française de Gestion, vol. 31, N° 156, mai/juin 2005.

Ces deux exemples témoignent de l'actualité des propos de L. Marmonier et R.-A. Thiétart (1988) lorsqu'ils voyaient dans l'histoire une possibilité de constituer une « base de données » empirique indispensable au gestionnaire dans ses travaux modélisateurs ou normatifs. Plus largement, l'histoire conduit, dans un univers où le changement est devenu une valeur, à relativiser le caractère innovant des concepts qui décrivent parfois des pratiques organisationnelles anciennes si ce n’est séculaires. Elle peut aboutir, à ce titre, à historiciser des débats théoriques autour de « l'apparente révolution des formes organisationnelles » (Louart, 1996). C'est d'ailleurs ainsi que A. Kieser (1989) peut voir dans les corporations médiévales « an important predecessor institution,

whereas the institutions that remplaced it can be categorized as formal organizations » (p. 540).