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Questions épistémologiques

II. Le leurre de l'a-temporalité

2. Pour une mise en contextes et en conjonctures

Les effets d'intelligibilité des différentes sciences sociales (économie, sociologie, gestion, etc.) se fondent naturellement sur un principe de réductionnisme méthodologique à travers lequel elles appréhendent l'explication et l'interprétation de l'action et son déroulement historique en résonance avec l'espace social de légitimation des savoirs et l'espace logique de construction des argumentations dans lesquels elles se situent. Face à l'impossibilité d'intégrer toutes les propriétés et les attributs d'un phénomène social un tant soit peu complexe ou d'épuiser intégralement le « contexte » pertinent de leurs modèles (en raison de l’inexistence de paradigme unifié et dominant permettant de déterminer les variables pertinentes), elles doivent faire appel à des hypothèses fondatrices très puissantes (homo oeconomicus, homo sociologicus, homo

administrativus, etc.) qui sont à la fois des contraintes et des nécessités, mais sans lesquelles

aucune construction théorique ne serait envisageable (voir Busino, 1999). A ce titre, les sciences sociales se caractérisent par une forte diversité des postulats anthropologiques à propos de la conception et la définition de l’être humain en société (Passeron, 1999). Leur tentative d’explication et/ou de compréhension de ses actions (toujours contextualisées et inscrites dans un

temps social-historique) s’appuie sur des présupposés, des approches, des théories, des courants multiples voire contradictoires et, en tout état de cause, peu discutés dans un espace scientifique fédérateur. L’homo oeconomicus, l’homo sociologicus, l’homo historicus, l’homo juridicus, l’homo

administrativus, etc. constituent quelques-unes des « représentations stylisées de l’action »

(Déchaux, 2002) par lesquelles chaque discipline s’efforce d’ériger les frontières de son espace argumentatif en tissant un lien signifiant entre ses épistémologies, ses productions conceptuelles, ses formes d’intelligibilité et ses régimes de scientificité. A cette particularité des regards disciplinaires s’ajoutent les débats et les clivages internes au sein des communautés académiques qui renforcent le caractère équivoque des tensions interprétatives autour de « l’image » de l’homme et la « représentation » de ses actes.

Dans cette reconstruction, les champs disciplinaires, en oubliant leurs spécificités, peuvent être tentés de faire des emprunts décontextualisés de morceaux conceptuels amenant à nier les différences épistémologiques entre les sciences sociales (voire les sciences dans leur globalité) ou à occulter les particularismes de leur projet théorique. L'engouement de courte durée pour ce que J. Girin (2000) qualifie (à juste titre) d’«interprétations fantaisistes » de la théorie du chaos déterministe dans le milieu de années 90 appartient à cette catégorie (voir Pailot, 1995/a)62. L’anthropologie sous-jacente à la vision contractualiste de la firme pourrait également questionner les gestionnaires. Prenons (pas tout à fait au hasard) les propositions théoriques de A. Alchian et H. Demsetz (1996). Ces deux auteurs suggèrent que la relation entre le principal et l’agent se nourrit d’une conception égalitaire des co-contractants en résonance avec ce qu’A. Supiot (2005, p. 162) appelle les « abstractions de la théorie générale des contrats » caractérisées par le refus de toute idée de hiérarchie ou de rapports de pouvoir entre agents au profit d’une approche néo- classique contractuelle où les conflits peuvent toujours être résolus par des accords libres qui préservent au mieux les intérêts de chacun : « The central agent is called the firm’s owner and the

employer. No authoritarian control is involved ; the arrangement is simply a contractual structure subject to continuous renegotiation with the central agent. The contractual structure arises as a means of enhancing efficient organization of team production» (Alchian, Demsetz, 1996, p. 216).

En affirmant que « la relation d’emploi ne se distingue en rien de n’importe quelle autre relation

marchande » (Gabrié, Jacquier, 1994, p. 107), A. Alchian et H. Demsetz non seulement effacent

toute frontière entre le marché et la firme en égalisant toutes les transactions par référence à leur nature supposée commune63, mais contribuent surtout à faire l’économie de l’Etat et du Droit en adoptant une conception du lien salarial peu compatible avec les fondements de la définition du contrat de travail (notamment dans le droit français). Car, contrairement à cette vision de l’organisation dissoute dans un marché généralisé permettant d’améliorer l’efficience organisationnelle sans l’intervention d’aucune forme de contrôle autoritaire à travers une dépersonnalisation du rapport social, le contrat de travail (dans le droit français et européen tout au moins) se caractérise par l’existence d’un lien juridique de subordination contractuelle (Supiot, 2002, 2004, 2005 ; Chauchard, Hardy-Dubernet, 2003 ; Ray, 2004) hissé par la jurisprudence au rang de critère décisif permettant de qualifier une relation de travail salarié64. L’évolution des « visages de la subordination » (Supiot, 2000) conduisant à diluer la frontière entre le travail subordonné et indépendant rapproche certainement « le rapport salarial du lien d’agence qui unit

ordinairement associés et mandataire social » (Frison-Roche, Bonfils, 2005, p. 29). La lecture de

62 En critiquant « la médiocrité de la pratique langagière dans la physique moderne » qui tend à introduire sans guère de précautions dans le champ théorique des « vocables lourds de confusions épistémologiques », le physicien J.-M. Levy-Leblond (1998, p. 33) dénonce « la dénomination de domaines entiers, comme la « théorie du chaos déterminisme

» ou « la théorie des catastrophes », dont le réel intérêt intellectuel est masqué et déformé plutôt que revélé par ces appellations non contrôlées ». L’auteur ajoute qu’il « est vrai que les métaphores abusivement tirées de la physique peuvent être, non seulement ridicules, mais pernicieuses, dès lors qu’elles tendent à conférer l’autorité de la science la plus « dure » à des assertions douteuses et fragiles » (p. 41).

63 Bref à assimiler la lecture civiliste et travailliste du contrat.

64 « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de

donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné »

- Cour de Cassation, chambre sociale, 13 novembre 1996, N° de pourvoir N° 94-13187 ; décision ayant fait jurisprudence (RJS 12/96, N0 1320).

l’entreprise comme un nœuds de contrats (qui accroît l’analogie entre liens sociétaires et liens salariaux) ne remet toutefois nullement en cause l’existence d’un principe juridique d’inégalité de ce « contrat de dépendance » (Supiot, 2005) ayant pour fondement la volonté libre de celui qui se subordonne ; autonomie de volonté qui est à la fois le fondement et la justification de la force obligatoire du contrat (Supiot, 2002). En effet, comme le rappelle E. Dockès (2004, p. 621), « le

droit du travail est ( …) une branche du droit conçue, organisée et structurée autour de la reconnaissance d’un pouvoir de l’employeur sur les salariés ». En d’autres termes, se situant au

confluent du droit des biens et du droit des personnes (voir Supiot, 2002), la notion juridique de relation de travail apparaît totalement incompatible avec les « hypothèses ad hoc, injustifiables et

injustifiées » de A. Alchian et H. Demsetz « malgré leur fonction opératoire dans la théorie »

(Gabrié, Jacquier, 1994, p. 122). Cette critique ne pourrait être étendue à tout l’édifice théorique de l’analyse contractuelle de la firme. G . Charreaux (1999) conteste d’ailleurs la conception civiliste abusivement associée à ce paradigme « où les phénomènes de « pouvoir » ne sont pas niés » (p. 84). Cette reconnaissance d’une situation d’inégalité n’en questionne pas moins sa cohérence avec l’hypothèse de l’individualisme méthodologique ; la réglementation restant l’un des piliers de institutions (Scott, 2001) pouvant contraindre la liberté de contractualisation basée sur l’échange volontaire. Cette réserve n’exclut pourtant pas d’interroger la pertinence de la conception égalitaire que retiennent certains économistes et juristes de cet instrument d’échange de valeurs qu’est le contrat. En relativisant cet héritage naturel du droit des obligations, la théorie des contrats ne doit- elle pas, au risque « de masquer la diversité du réel et de retarder les progrès d’une étude

scientifiquement satisfaisante de la matière » (Carbonnier, 1992), intégrer plus largement les idées

de dissymétrie relationnelle et de hiérarchie, de dépendance et de subordination économiques dans les relations de « quasi-intégration » (Baudry, 2006) ou encore ce que A. Huygens (2001) appelle la « violence économique » ? En versant dans le contractualisme, qui « est une composante de l’idéologie économique, qui conçoit la société comme un amas d’individus mus par la seule vertu du calcul d’intérêts » (Supiot, 2005, p. 142-143), certains de ses partisans en

oublient parfois que le contrat est moins un axiome théorique qu’un instrument juridique complexe (Aubert, 2005) attaché à « l’extension objective du recours aux techniques contractuelles » (Supiot, 2005, p. 143)65. On retrouve ici toute l’ambiguïté de l’usage de la notion de « contrat » dans la théorie contractualiste de la firme. En effet, celle-ci « ne constitue qu’une métaphore » (Charreaux, 1999) dont la signification « est plus large que la notion juridique » (Charreaux, 1999). De manière plus large, on peut se demander si la conception de l'homo rationalis sous-jacente à la théorie économique de la firme ne doit pas être questionnée de façon plus critique par les gestionnaires. Peut-on généraliser à toutes les catégories d’actions une anthropologie de l’acteur organisationnel animé par un comportement stratégique opportuniste et calculateur, un acteur sous-socialisé, a-historique, autonome et (parfaitement) informé ? Avec d’autres (Van Loye, 1998 ; Caby, Hirigoyen, 2005), nous ne le pensons pas. Car la vision l'homo rationalis reste une construction idéal-typique (au sens sociologique du terme66) dont l’axiomatique présente un caractère « fictionnel » du modèle rationnel de l’action. L’intégration de certaines « dimensions

oubliées » (Chanlat, 1990) peut permettre de limiter les risques d’enfermement théorique et de

dénégation des faits, de « surinterprétation » qui conduisent à ne pas tenir compte pleinement des conditions réelles dans lesquelles les acteurs sont amenés à agir ou penser (voir Lahire, 2005). Elles nous rappellent surtout que les comportements et les pouvoirs de l’acteur de l’économiste n’auraient « de réalité et de validité analytique que dans certaines situations très particulières, et

pour l’étude de certaines sphères de l’activité en société, justiciables de modélisations localement vraisemblables, mais jamais extrapolables et généralisables » (Menger, 1997, p. 588).

En fait, le véritable problème de la vision contractualiste de la firme n'est pas ses limites théoriques et épistémiques (quelle grille de lecture en est dénuées?), ni la question qui entoure le réalisme de ses postulats (qui mérite toutefois d’être soumis à une lecture critique malgré son positionnement instrumental – voir Mourgues, 2002). Personne, d'ailleurs, ne songerait sérieusement à contester

65 Ce que A. Supiot appelle la contractualisation.

leur droit épistémologique ou leur potentiel d’intelligibilité. Le danger est plutôt la généralisation des mêmes principes théoriques, d'un modèle universaliste, normatif et formaliste pour appréhender une forte diversité de phénomènes ou franges du monde social. Cette forme de décontextualisation des principes explicatifs peut conduire à faire face à différentes catégories de problèmes ou d'objets avec les mêmes réponses. Or, la rationalité, qu'elle soit limitée ou optimisatrice, n'est pas la règle absolue qui guide les actions humaines et leurs enchaînements : « tous les comportements ne sont pas utilement analysables en termes de rationalité (ou de non

rationalité) d'action » nous rappellent à juste titre L.-A. Gérard-Varet et J.-C. Passeron, (1995, p.

17). La sociologie parétienne distinguait déjà les actions logiques de celles qualifiées de non- logiques (voir Aron, 1967). A cela, il convient d’ajouter que les figures de l’action peuvent prendre appui sur des normes ou des représentations sociales qui dessinent les contours des comportements ; perspective théorique qui se trouve au cœur de la sociologie néo- institutionnaliste (Powell, DiMaggio, Scott, etc.). A ce titre, les figures de la normativité dans la responsabilité sociale de l’entreprise questionnent la place à accorder à la rationalité (voir Pailot, 2006, 2006/a). Plus largement, la spécificité méthodologique des sciences sociales tient à l'enracinement de leur base empirique fondée sur un contexte historique déterminé (voir Passeron, 1991, Lahire, 2005). Celui-ci « met en garde l'enquêteur de l'inexistence des modèles théoriques

et méthodologiques transhistoriques » (Khoa, 2000, p. 26). Il existe ainsi un danger théorique

certain à rechercher systématiquement une nécessité explicative enfermée dans des postulats aussi indémontrables qu'arbitraires que l'on ne questionne plus ou qui se trouve enserrée dans des normes de généralités vagues. L'extension actuelle de la théorie des coûts de transaction à des problématiques multiples de gestion pointe cet excès de foi en un homo rationalis universalisé, quelle que soit sa culture ou sa singularité historique (voir Joffre, 2001). En effet, au-delà de l’axiomatique exigeante de cette théorie, les coûts de transaction apparaissent comme des coûts d’opportunité qui mettent en évidence des alternatives entre différents types de transaction possibles dans une optique de comparaison institutionnelle. Ces coûts heuristiques et non comptables apparaissent flous (car non définis de manière rigoureusement identique par les auteurs les utilisant) et, comme le précise O. E. Williamson (1994) lui-même, difficiles à mesurer monétairement, voire d’en faire une approximation satisfaisante sur le plan empirique. Si les travaux de Williamson proposent certainement l’effort de rationalisation le plus abouti du processus d’arbitrage entre faire et faire faire, sa théorie de la firme, basée sur l’échange et non la production (voir Hodgson, 2001), donne-t-elle pour autant une vision plausible des processus de décision des entreprises où les coûts comptables (d’organisation, de production, etc.) jouent un rôle prédominant par rapport aux coûts de transaction ex ante et ex post qui apparaissent comme une construction formelle dégagée par l’abstraction ? Peut-on réduire l’interaction entre individus au calcul de coûts en considérant qu’ils se conduisent comme des automates qui maximisent leur utilité ou leur efficience en dehors de toutes formes d’influence institutionnelle (coercitive, normative, socio-cognitive), de toutes formes d’apprentissages historiquement construites67 ? A ce titre, l’hégémonie de la théorie des coûts de transaction dans l’univers scientifique tend à masquer les apports des travaux de certains sociologues démontrant, sur la base d’enquêtes empiriques approfondies, que le choix entre les arrangements institutionnels n’est pas référé à un calcul précis ni asservi à une rationalité unique (voir Mariotti, 2004).

Cette tentation hégémonique se retrouve également dans la généralisation de la théorie de l’enracinement. S’inscrivant dans les théories micro de la gouvernance (voir Charreaux, 2004), la notion d’enracinement, au-delà de la controverse autour de ses effets positifs ou négatifs sur la création de valeur, pointe la capacité des dirigeants à déployer des comportements actifs destinés à préserver ou élargir leur latitude managériale (Charreaux, 1996). Ces stratégies instrumentales visent à leur permettre d’accroître leur espace discrétionnaire et de s’affranchir, au moins partiellement, des systèmes de contrôle interne et externe afin de retirer un maximum de rentes de leur position statutaire et ce, à travers différentes voies et moyens (voir Paquerot, 1996 ; Charreaux, 1996, 1997 ; Pigé, 1998 ; Alexandre, Paquerot, 2000). Dans le modèle actionnarial de la gouvernance (Charreaux, 2004), l’hypothèse comportementale expliquant cette stratégie

personnelle des dirigeants procède de leur capacité à profiter des failles des mécanismes disciplinaires et d’exploiter différentes stratégies de neutralisation des systèmes de gouvernance (en développant des investissements idiosyncratiques, manipulant l’information, contrôlant des ressources, etc.) Dans cette perspective, leur comportement calculateur et (potentiellement) opportuniste, visant notamment à rendre leur remplacement coûteux pour les actionnaires, ne peut être entendu comme une vérité ontologique ou anthropologique. Il procède d’un élément d’une axiomatique qui prend sens en référence à un courant théorique intégré au paradigme de l’efficience68. Dans cette perspective, la notion d’enracinement, pouvant se lire comme un « moyen d’élargir l’espace discrétionnaire des dirigeants en échappant à la discipline des

actionnaires » (Charreaux, 1996, p. 54)69, possède une délimitation sémantique précise permettant de produire des effets d’intelligibilité sur les pratiques « observables ».

Même si les théories contractualistes reposent sur des « hypothèses lourdes » (voir Caby, Hirigoyen, 2005), cette forme de réductionnisme méthodologique n’est pas critiquable en soi. En effet, comme le note fort justement P. Wirtz (2002, p. 17), « dans un monde, où les intérêts entre

différents groupes d’acteurs sont divergents, il paraît impossible d’exclure a priori la poursuite par le dirigeant de son utilité personnelle ». Dans la même veine, G. Charreaux (1996) souligne

également avec raison la difficulté à nier la réalité des comportements opportunistes des dirigeants largement illustrée par l’actualité, tout comme K. Eisenhardt (1989) précise qu’une grande partie de la vie organisationnelle est fondée sur l’intérêt personnel. A ce titre, malgré ses limites pour construire une véritable théorie du gouvernement de l’entreprise (voir Charreaux, 1996, 2004), l’analyse traditionnelle des stratégies d’enracinement possède un pouvoir théorique indéniable pour comprendre comment les dirigeants peuvent accroître leur pouvoir, leur rémunération et leur sécurité d’emploi en exploitant des asymétries d’information et en multipliant les contrats implicites les liant aux différentes parties prenantes (Paquerot, 1996, 1997). Toutefois, elle occulte peut-être parfois la diversité et la complexité des liens juridiques qui existent entre les dirigeants et les entreprises (dirigeants-salariés, mandataires sociaux, cumul d’un mandat social et d’un contrat de travail, etc.) voilées par l’axiomatique du contractualisme économique. L’actualité récente (Carrefour, etc.) nous rappelle ainsi qu’il n’est pas nécessairement aisé pour certains dirigeants de s’enraciner durablement. Cette réalité semble confirmée par l’étude du cabinet conseil en management Booz Allen Hamilton réalisée en 2004. Celle-ci montre que plus d’un tiers d’entre eux ont perdu leur poste en raison de résultats décevants ou à cause de désaccords avec leur conseil d’administration70. Ce nombre de départs forcés, quatre fois plus important qu’en 1995, se conjugue avec des durées moyennes de mandats qui n’excéderaient pas 5,6 années en Europe (contre 8,8 en Amérique du Nord). Face à cette réalité, la question de l’extension décontextualisée de la théorie de l’enracinement (ignorant largement « l’enracinement » historico-affectif des logiques d’acteurs) à des situations organisationnelles hétérogènes reste entière. Cette réserve rejoint, sur le fond, celle de S. Trébucq (2005) qui plaide pour une contextualisation plus forte des règles de gouvernance (et des théories qui s’y rapportent) selon les types d’entreprises (familiale ou managériale) ; la théorie de l’agence ne pouvant, dans ce domaine, se targuer ipso facto d’une validité universelle ne serait-ce qu’au regard de son axiomatique restrictive.

En fait, le risque est peut-être l’utilisation d’un même terme pour comprendre des phénomènes très hétérogènes. Cela nous semble être le cas dans l’usage fait de la notion d’enracinement dès lors qu’on l’applique aux entreprises familiales. Dans celles-ci, J.-P. Pichard-Stamford (2002, p. 60) note qu’une « des variables les plus fondamentales qui justifient la volonté d’enracinement est

peut-être l’identification à l’entreprise ». Dans cette perspective, le même concept (celui

68 principalement le modèle actionarial du courant disciplinaire (voir Charreaux, 2004).

69 M. Paquerot (1996, p. 213) définit l’enracinement des dirigeants « comme un excès de pouvoir sur les partenaires par

rapport à leurs performances » et les stratégies d’enracinement comme « des stratégies mises en œuvre par les dirigeants pour modifier leur environnement (…) et accroître leur pourvoir sur les actionnaires ainsi que sur les différents partenaires de la firme ».

70 « CEO succession 2004 : The World’s Most Prominent Temp Workers », étude disponible sur www.boozallen.com ; voir également Chevallier M. (2005), PDG précaires, Alternatives Economiques, N° 237, juin, 66.

d’enracinement) est alors convoqué pour rendre compte à la fois d’un comportement stratégique prenant une définition assez précise dans les théories disciplinaires de la gouvernance (en référence à la théorie de l’agence) et d’une logique d’action qui trouve son origine dans un lien de sens symbolique, affectif, identitaire et/ou narcissique biographiquement constitué s’exprimant à travers une forme d’attachement entre un sujet (le dirigeant) et un objet (l’entreprise). Ces deux logiques peuvent-elles être théorisées par une même notion au risque d’évacuer la question pourtant importante des formes de rationalité et de logiques sous-jacentes à l’action ? Nous ne le pensons pas et ce, pour au moins deux raisons.

Tout, d’abord, les conceptions instrumentale et historico-affective de l’enracinement se cristallisent autour d’un traitement différent de la temporalité de l’action (calcul stratégique rationnel, voire opportuniste, inscrit dans une logique de situation d’action versus déploiement de l’épaisseur historique de l’action dans laquelle la « logique de l’inconscient » et la causalité psychique jouent un rôle central). Dans un cas, la stratégie d’enracinement procède d’une élaboration cognitive contextalisée qui contribue au déclenchement de l’action appréciée au regard d’une rationalité calculatrice. Dans l’autre, elle prend racine dans l’affectivité, les étayages narcissiques et identitaires, des processus fantasmatiques, etc. ayant le plus souvent un ancrage (au moins partiellement) non-conscient ou inconscient, c’est-à-dire inscrits dans un temps qui ne passe pas, mais qui joue pourtant un rôle de guidage de l’activité cognitive sous-jacente à la stratégie personnelle du dirigeant (Pailot, 1995, 1999, 2000/a). En d’autres termes, sans même évoquer la spécificité des stratégies d’enracinement dans les structures familiales (voir Allouche, Amann, 2002), les similitudes pouvant exister dans les leviers utilisés par les dirigeants pour neutraliser ou contrer les mécanismes disciplinaires ou ce que R. Pérez (2003) appelle « le contenu institutionnel

du dispositif de GE », ne préfigurent en rien d’une quelconque analogie des ressorts de l’action qui