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Questions épistémologiques

II. Le leurre de l'a-temporalité

1. Contre la mauvaise foi des théories sans histoires

Les sciences de gestion tendent parfois à nier le regard historique ou tout au moins à ne pas lui donner sa pleine mesure. Nous avons choisi d’illustrer cette tendance dans deux registres distincts : la théorie financière orthodoxe et l’analyse fonctionnaliste des organisations. Ces deux exemples ne visent pas, bien évidemment, à l’exhaustivité. Nous aurions pu élargir nos remarques à d’autres champs théoriques ou l’appliquer aux questions méthodologiques qui entourent les conditions de production des connaissances savantes en gestion.

Notre première illustration porte donc sur la démarche dominante appliquée à la finance. On le sait, sans nier la fécondité des paradigmes alternatifs émergents (voir Charreaux, 2002), la branche microéconomique de la théorie néo-classique est à la base de la théorie financière, celle- ci l’appliquant et l’extrapolant (Van Loye, 1998). Elle s’exprime de manière singulière dans ce que G. Charreaux (2001) appelle «la théorie néo-classique de l’investissement» qui reste focalisée sur la problématique de la sélection (voir Charreaux, 2002). Notre propos n’est pas d’en présenter ici les contours ni même d’en cerner les limites (voir Desreumaux, Romelaer, 2001 ; De Bodt, Bouquin, 2001 ; Charreaux, 2002), mais simplement de cerner la conception du temps sous- jacente à cette représentation économico-financière de l’investissement. Selon cette approche orthodoxe55, et pour le dire en peu de mots, la décision d’investissement serait, d'un point de vue financier, liée au caractère positif au non de l’actualisation56, à un taux de rentabilité fixe ou variable, de flux de liquidités ou de revenus prévisionnels (positifs ou négatifs) appelés cash flows (voir Vernimmen, 1988 ; Goffin, 1998 ; Levasseur, Quintart, 1998 ; Van Loye, 1998 ; Damodaran, 2004). Ce mode de raisonnement n’est pas propre la théorie néo-classique de l’investissement. Elle se retrouve, par exemple, dans la lecture financière qui mesure la création de valeur de la firme à partir de l’actualisation de l’ensemble de free cash-flows futurs espérés au coût moyen du capital (Grand, Rousseau, 2000). Dans la théorie de l’investissement, A. Damodaran (2004) retient trois voies pour apprécier ces cash-flows qui seront actualisés : 1) l’utilisation de l’expérience acquise sur des projets similaires dans le passé 2) le recours à des études ou des tests de marché pour juger la demande potentielle et les revenus 3) la méthodologie des scénarii économiques permettant d’obtenir une valeur espérée du projet en affectant des probabilités d’occurrence à chaque scénario (méthode qui nécessite de se focaliser sur un nombre limité de facteurs critiques et sur un petit nombre de scénarii pour chaque facteur). L’auteur reconnaît explicitement

55 dont G. Charreaux (2001) propose une lecture critique au regard du paradigme de la finance organisationnelle. 56 permettant une comparaison à une même date.

qu’aucune méthode ne garantit des estimations parfaites et qu’il peut exister un décalage significatif entre les résultats futurs et les prévisions présentes. Ce principe général d’actualisation des cash-flows est à la base de la méthode du calcul de la valeur actuelle nette (VAN)57 d'un investissement, celle du taux de rendement interne (TRI)58 reposant sur un principe comparatif similaire par rapport au taux de rentabilité de l'investissement à exiger compte tenu de son risque. Dans cette perspective, comme le note G. Koenig (2001, p. 242), « la création de valeur constitue

le critère d’acceptation d’un investissement (…) il est nécessaire que la rentabilité de l’investissement couvre au moins le coût de son financement ». Ces critères de mesure du

rendement actuariel autorisent une prise en considération du temps et de sa valeur dans l’évaluation de la performance financière attendue (rentabilité actuarielle). En effet, ils permettent non seulement sa visualisation par sa projection dans un espace géométrique permettant de situer les flux relatifs à un projet, mais aussi l'anticipation de la création de valeur sur un investissement. Cependant, à l’instar de la physique classique (voir Klein, Spiro, 1994 ; Klein, 1995), le temps s’y incarne sous la forme d’un nombre réel, d’un paramètre neutre n (condition nécessaire à la modélisation et la formalisation mathématiques de la théorie financière), sans référence au passé ou à l’avenir. Le concept de temps ainsi retenu est celui de l’horloge («clock time») : « It is

charaterized as homogeneous and divisible in structure, linear and uniform in its flow, objective and absolute, that is existing independent of objects and events, measurable (or quantifiable), and as singular, with one and only « correct » time » (Lee, Liebenau, 1999, p. 1038). Evacuant la

question de la temporalité, de la spécificité des actifs ou encore la distinction entre des différents types d’investissements (voir Koenig, 200159), la théorie financière donne ainsi au temps un caractère homogène (conduisant à une négation de l’incertitude – et non du risque - des résultats de l’activité économique60) et continu (disparition des tensions entre les visions ex ante et ex

post). Cette lecture postule ainsi implicitement un isomorphisme de la structure temporelle entre le

futur et le présent dans laquelle chaque point du temps n'est qu'un atome logique inséré dans une chronologie linéaire n'ayant aucune forme d'action sur ceux qui le suivent dans l'ordre de la succession. La programmation déterministe de l’ensemble du déroulement des événements, ou de l’ensemble des scénarii probabilisables impose à chaque point du temps de n’avoir aucune forme d’action sur ceux qui le suivent dans la chaîne événementielle (voir Menger, 1997). En suivant la classification par D. Ancona, G. A. Okhuysen et L. A. Perlow (2001), elle s’inscrit dans une cartographie d’activités répétitives à intervalles réguliers où les états possibles de l’environnement sont associés à des distributions de probabilités subjectives sur des variables. En d'autres termes, le futur n'est que la simple réplique du présent, le simple déroulement d'une programmation dédiée à la valorisation d'une logique économico-financière. Certes, la réduction du processus d’investissement à une logique d’optimisation d’un critère d’évaluation conduit à appréhender la «valeur temporelle de l’argent» (Goffin, 1998) liée aux transferts de revenus dans le temps. Mais c’est un temps neutre, sans qualité ni consistance signalant l’équivalence de tous les instants présents et à venir sous la forme d’une entité abstraite se déployant dans un espace chronologique uniforme, un continuum. Grandeur négligeable puisqu’il peut être contracté dans une programmation initiale des flux, le temps est alors appréhendé comme une grandeur logique – et non historique - qui impose de faire abstraction de ses effets à travers son indifférenciation et sa linéarisation en découpant le flux temporel selon la logique d'un enchaînement réglé dans lequel la domestication sur le cours futur du monde apparaît somme toute assez triviale.

57 «La valeur actuelle nette d’un projet d’investissement se définit comme étant la valeur actuelle, à la date initiale t0, de

tous les cash flows nets futurs que pourra engendrer le projet, diminuée de la dépense initiale engagée en t0» (Goffin, 1998, p. 116).

58 «Le taux de rendement interne d’un projet d’investissement est le taux d’actualisation qui rendrait la VAN de ce projet

nulle» (Goffin, 1998, p. 118).

59 Investissements de forme, de rupture, de fond(s) et tactique.

60 G. Koenig (2001) émet de sérieuses réserves sur la pertinence de l’application de la méthode « valeur actuelle » aux investissements stratégiques qui sont caractérisés par des « décisions d’allocation de ressources prise en décision

d’incertitude » ; incertitude que l’usage des probabilités subjectives utilisées pour évaluer le risque d’un investissement

L’histoire, qui ne se répète pas et crée toujours du nouveau (Bloch, 1990), reste contingente, contextualisée sans se conformer à des schémas (Veyne, 1983), disparaît derrière le modèle et la formule mathématique, évoquant la stabilité, une structure abstraite et logique du devenir. Le processus décisionnel gomme alors le temps historique, où « chaque période hérite d’un passé

dont elle conserve ou dilapide les traces, et la succession des périodes est passablement myope »

(Menger, 1997, p. 618), au profit d’un historicisme implicite centré sur une interdépendance entre futur et présent qui dépouille les événements de la contingence de leur historicité. En grossissant le trait, cette dernière n’a pas de statut dans cette logique puisqu’à tout moment l’acteur peut en toute liberté opérer le choix qui lui semble préférable. Cette substitution d'un temps logique (compatible avec l'hypothèse des anticipations probabilistes des flux de trésorerie) à un temps historique conduit à faire abstraction des incertitudes attachées au cours historique du monde. En indifférenciant et linéarisant le temps, elle fait ainsi du futur une simple réplique logique du présent en décontextualisant l'appréciation de la création de valeur. En filigrane, elle ne se fonde que sur une analyse statique ou au mieux une dynamique a-historique de la réversibilité. On le voit, le fondement de l'espace argumentatif ainsi construit emprunte beaucoup à la logique de l'homo

oeconomicus dégagée des coordonnées spatio-temporelles et de toute historicité. A l’image du

temps, les acteurs organisationnels sont traités comme des grandeurs logiques. A ce titre, les effets de l’histoire sur la persistance des choix stratégiques (Boeker, 1989), les phénomènes d’émergence stratégique (Mintzberg, Waters, 1985 ; Avenier, 1997), l’influence des transitions institutionnelles (Peng, 2003), le poids des facteurs d’inertie interne et externe (Hannan, Freeman, 1984, 1989), l’influence du fonctionnement socio-politique sur les logiques d’acteurs, etc. passent au second plan pour ne retenir qu’un horizon de sens où la rationalité substantielle, normative et optimisatrice règne en maître. En ce sens, la pureté logique de l'homo administrativus et de ses anticipations rationnelles tentent de faire oublier « l'impureté logique des actions de l'homme

historique » (Passeron, 2000, p. 44).

Notre seconde illustration s’appuie sur les postulats et limites de l’analyse fonctionnaliste des organisations. On le sait, l’analyse organisationnelle est traversée par des regards pluriels qui proposent autant de grilles de lecture et d’interprétation théoriques (voir Burrell, Morgan, 1977 ; Séguin, Chanlat, 1983 ; Thompson, McHugh, 1990 ; Hatch, 1997 ; Desreumaux, 1998). Dans cette mosaïque, la tradition fonctionnaliste occupe une place de choix tant dans les pratiques gestionnaires que dans la production des connaissances scientifiques. Dans ces deux registres, elle a largement contribué à négliger l’histoire en valorisant la nouveauté de l’ingénierie technique ou le «présentocentrisme» homéostatique des systèmes organisés.

Concernant la praxis, on peut ainsi évoquer, comme nous l’avons vu plus haut, l'irréductibilité des logiques entre les pratiques gestionnaires et la démarche historienne, à savoir celle de l'action collective efficace et efficiente sur le présent tendu vers un devenir, et celle de la production d'une intelligibilité vraie sur un processus passé (Pailot, 1999, 2002). Ici se dessine une première ligne de démarcation, renforcée par une fracture temporelle, entre l’histoire et la gestion. En effet, dans sa pratique, la gestion est une «technique du social» (Demailly, 2000), portée par une idéologie61 et relayée par une instrumentation, visant à intervenir dans le fonctionnement des organisations et à le modifier dans un sens conforme aux attentes et orientations de ceux qui en assument le gouvernement. Ayant les organisations comme objet, les pratiques de gestion sont nécessairement inséparables de l’action et se trouvent confrontées à des impératifs d’utilité, d’efficacité et d’efficience qu’elles peuvent ou non prendre en compte (Goldman, 1994 ; Chanlat, 1998 ; Louart, Penan, 2000). Dans cet exercice, les gouvernants peuvent être tentés de lutter contre les inerties de l'histoire et de la mémoire plutôt que de reconstituer le récit d'un passé qu'ils ne peuvent ni corriger ni effacer, et dont ils ne voient pas toujours le bon usage dans les applications pratiques. Ils connaissent, pour parfois en abuser, les vertus de l'oubli afin de mieux se consacrer aux affaires présentes et à la préparation du futur. Pour des raisons socio-politiques

61 Avec L. Boltanski et E. Chiapellio (1999, p. 35), nous définirons l’idéologie comme «un ensemble de croyances

évidentes, ils peuvent avoir peur du vrai et n'ont pas nécessairement envie de revenir à la véritable fonction sociale de la mémoire, c'est-à-dire de retrouver des racines déviantes ou dérangeantes parfois bien réelles dans un mouvement de réappropriation du passé (voir Chesneaux, 1996). A ce titre , le souci d'opérationnalité et l'esprit fonctionnaliste qui les animent (Chanlat, 1998 ; Louart, Penan, 2000) se marient peut-être mal avec les exigences d'écriture de l'histoire. En effet, celles-ci requièrent non seulement un temps souvent incompatible avec le référentiel temporel des problèmes de gestion (constitution des sources, écriture de l’histoire proprement dite, construction du sens, etc.), mais entretiennent également une position réservée (en conflit avec les applications rapides) et complexe (en opposition avec les simplifications opérationnelles) avec les savoirs pratiques. Ici, se dessine une irréductibilité, pouvant devenir une complémentarité, entre l’historien et le gestionnaire (Pailot, 1999, 2002).

Sur un registre plus théorique, on peut noter la forte influence du paradigme fonctionnaliste dans le champ de l’analyse des organisations. F. Séguin et J.-F. Chanlat (1983) lui rattachent des écoles de pensée aussi variées que l’Ecole classique et la théorie wébérienne de la bureaucratie, l’Ecole des relations humaines et la théorie des cercles vicieux bureaucratique, l’Ecole de la prise de décision et l’Ecole systémique. Sans nous attacher aux détails de ces théories, il est néanmoins possible de dégager certaines convergences entre elles. L’une de leurs conceptions communes serait leur approche a-historique de l’organisation (Séguin, Chanlat, 1983). L’analyse de la dynamique homéostatique, insistant sur la stabilité et l’intégration structurelles du système social et de son environnement, est alors privilégiée au détriment des discontinuités structurelles, de l’émergence, de l’événementiel, des phénomènes et des processus de changement auxquels le regard historique permet de donner un sens et une intelligibilité à travers leur réencastrement dans le mouvement du temps et la profondeur du champ temporel. A ce titre, l’histoire pointe les limites du fonctionnalisme en aidant le chercheur à redéfinir le fonctionnement du couple présent/passé, à mieux cerner les problèmes du présent en mettant à jour les « symptômes » du passé pesant sur ce dernier. Elle autorise ainsi une connaissance et une compréhension temporelles de la réalité socio-organisationnelle, dans la mesure où celle-ci se compose d'éléments anciens ne se laissant appréhender qu'à travers leur genèse, la persistance du passé dans le présent. A ce titre, elle redonne une intelligence aux contrastes, aux incohérences, aux pratiques aujourd'hui obsolètes qui constituent un héritage construit au cours d’un temps historique polyrythmé ayant conduit l'entreprise là où elle est actuellement. Dans cette perspective, elle autorise une critique des pressions fonctionnalistes en faisant intervenir des enjeux socio-politiques, actionnalistes- dialectiques ou démystificateurs-émanticipatoires inséparables d’une certaine épaisseur temporelle.