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Questions théoriques

III. Deux régimes de temporalités

2. Interpréter les imbrications temporelles

A cette première vision du temps s'ajoute une seconde qui insiste sur l'emboîtement de temporalités possédant des rythmes variables. Dans les sciences sociales, l’idée selon laquelle dans chaque système social coexistent des temps multiples est presque devenue un lieu commun. En histoire, cette conceptualisation du temps est inséparable de l'œuvre de F. Braudel (1969, 1997). En vue de substantiver des vitesses variables d'écoulement du temps, l'historien français se plaisait à distinguer trois rythmes de temporalités : 1) le temps rapide et agité de l'événement et du politique (l'histoire événementielle de courte durée) 2) le temps intermédiaire des cycles économiques et de la conjoncture rythmant l'évolution des sociétés (l'histoire conjoncturelle suivant un rythme plus large et plus lent) 3) le temps long quasi stationnaire, « presque immobile » des structures géographiques, économiques, sociales, politiques, culturelles ou matérielles (l'histoire structurale de longue durée). Chez Braudel, le temps apparaît comme une création sociale qui se décompose en plusieurs rythmes hétérogènes. Ceux-ci cassent l'unité de la durée pour acquérir une intelligibilité nouvelle sur trois niveaux de temporalité par lesquels la durée n'est plus donnée, mais représente un construit empirique repérable dans la réalité concrète (Dosse, 1987). Au lieu d'une topologie du temps global de l'histoire, l'historien français propose un ordre du temps caractérisé par une pluralité de temps locaux topologiquement différents. Au risque d'émietter l'histoire et d'y voir une juxtaposition de durées, de phénomènes, de faits hétérogènes, l'accent mis sur l'étude des permanences a d'ailleurs largement contribué à revisiter la conception traditionnelle de la périodisation d'inspiration positiviste ou méthodique.

Cette tripartition temporelle ne signifie pas, chez Braudel, que ces temps aient tous la même importance dans l'explication historique. Renvoyant l'événementiel dans l'ordre de la superficialité, de l'apparence, l'historien français considérait la longue durée comme une temporalité causale fondatrice de l'évolution des hommes et des choses qui permet de replacer le regard de l'historien vers les évolutions lentes et les permanences (Braudel, 1985/a). Il nous pressait de concentrer notre attention sur deux types de temps qu'il considérait comme plus réels. D'une part, les structures durables, essentiellement économiques et sociales, qui déterminent sur la longue durée notre comportement collectif (rapport au milieu, types de civilisation, mode de production, etc.). D'autre part, les rythmes cycliques, qui scandent le fonctionnement de ces structures (expansions et contractions de l'économie, etc.). Plus attentif aux permanences qu'aux mutations, plus anthropologique que factuel (Dosse, 1992), ce plaidoyer pour « l'histoire anonyme, profonde,

silencieuse » permet à l'Histoire d'accéder à une intelligibilité qui n'appartient qu'à « une cohérence qui n'est propre qu'aux équilibres durables, bref à une sorte de stabilité dans le changement »

(Ricoeur, 1983, p. 188). En s'inscrivant dans un structuralisme historien spécifique132, F. Braudel s'est réapproprié la notion de structure133 en lui donnant une dimension temporelle apparente et accessible dans l'immédiateté ; celle-ci ayant pour caractéristique de commander les autres niveaux d'histoire. La longue durée apparaît alors comme un moyen d'accès à la structure pour la discipline historique. Difficile à cerner, les structures correspondent à des niveaux d'analyse hétérogènes qui présentent des degrés variables de perméabilité au changement (Braudel, 1969). Elles n'en constituent pas moins des cadres historiques qui sont autant d'obstacles au changement : « Obstacles, elles se marquent comme des limites (des enveloppes au sens mathématiques)

dont l'homme et ses expériences ne peuvent guère s'affranchir. Songez à la difficultés de briser certains cadres géographiques, certaines réalités biologiques, certaines limites de la productivité, voire telles ou telles contraintes spirituelles : les cadres mentaux aussi sont des prisons de longue durée » (Braudel, 1969, p. 51). Ces trois vitesses historiques illustrent bien dans quelle mesure les

sociétés peuvent s'analyser diachroniquement et synchroniquement à travers des cadres spatiaux et temporels hétérogènes qui structurent notre compréhension des systèmes historiques (Wallerstein, 1995). En réfutant l'idée du temps homogène de la chronologie, cette remise en perspective de la notion de temps par une décomposition en plans temporels étagés révèle non seulement les différences de rythmes d'évolution des ensembles sociaux, mais également, à l'intérieur même d'une seule de ces sociétés, les différents niveaux de réalité qui n'obéissent pas à une temporalité globale et homogène. Ainsi, l'histoire découvre qu'elle est aussi non-histoire, qu'elle s'inscrit dans des rythmes différents inséparables d'une histoire structurale au temps presque immobile ; le changement historique fondamental révèle l'immobile et s'avère lent.

En sciences de gestion, le transfert du modèle braudelien, autre que sur un mode analogique, est bien évidemment exclu. Les pratiques de gestion s’insèrent à des temporalités propres qui conduisent à relativiser l’influence d’une forme d'histoire immobile. Pour autant, l'analogie n'en reste pas moins féconde et de nombreux auteurs suggèrent des lectures temporelles des organisations soulignant des imbrications entre des temporalités irréductibles les unes aux autres. Ainsi, F. de Conninck (1991) note l'existence de tensions temporelles dans la gestion de la main d'œuvre entre les temporalités économique, juridique, démographique et cognitive. La logique de la temporalité technico-économique inscrite dans le court terme (temps des évolutions techniques, etc.) et la recherche de flexibilité nourriraient des tensions multiples avec la temporalité biographique se déployant dans le moyen terme (temps d'apprentissage, etc.) (Connink, 1994, 1995) ou la temporalité socio-affective des collectifs de travail (Perilleux, 2001). A ce titre, il convient certainement de considérer l’étude des organisations à travers une grille de lecture

132 Braudel confessait à ce titre : "Je suis structuraliste de tempérament, peu sollicité par l'événement, et à demi

seulement par la conjoncture, ce groupement d'événements du même signe" - La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Édition Armand Colin, TII, p. 520.

133 définie par l'historien comme "un assemblage, architecture, mais plus encore une réalité que le temps use mal et

véhicule très lentement" (Braudel, 1969, p. 50). La notion de structure s'étend ici dans un double sens statique

polyrythmée de rythmes, un spectre hétérogène de durées, de « feuilletés temporels », pour reprendre une expression de J. Le Goff (1999).

L’hypothèse de l’imbrication des temporalités dans les sciences de l’organisation peut également être illustrée par l’axiomatique du courant néo-institutionnaliste en sociologie (Powell, DiMaggio, 1991 ; Brinton, Nee, 1998 ; Scott, 2001 ; Huault, 2004). Pour V. Nee (1998, p. 8), les institutions se définissent « as webs of interrelated rules and norms that gouvern social relationship ». Cette conception est proche de celle de D. C. North (1998, p. 248) pour qui les institutions « are the

humanly devised constraints that structure human interaction. They are made up of formal constraints (for example, rules, laws, constitutions), informal constraints (for example, norms of behavior, conventions, self-imposed codes of conduct), and their enforcement characteristics. Together they define the incentive structure of societies and, specifically, economies ». Pour le dire

en peu de mots, la théorie néo-institutionnaliste vise à apprécier l’influence de divers ordres normatifs institués (juridique, cognitif, culturel, etc.) sur le fonctionnement des organisations (processus de décision, etc.). Comme le notent D. A. Palmer et N. W. Biggart (2002, p. 259), dans cette approche, «organizational environments are conceptualized as « fields » within which

interacting organizations are constrained by regulative, normative, and cognitive structures. Organizational fields also consist of organizational forms that are consistent with, and thus legitimated by, broader system of contraints ». Toutes choses restant égales par ailleurs, la lecture

institutionnaliste, à l’inverse de la temporalité de surface du calcul économique des théories contractualistes, insiste donc sur l’importance structurante du temps « long » des institutions qui encadre les transactions économiques.

Certes, nous sommes éloignés de l’histoire immobile braudelienne, qui interdirait notamment de penser les changements institutionnels. Mais le néo-institutionnalisme sociologique n’en repose pas moins sur l’hypothèse que les arrangements institutionnels présentent, comme le précisent W. W. Powell (1991), R. L Jepperson (1991) ou encore P. S. Tolbert et L. G. Zucker (1996), une certaine persistance dans le temps, une certaine continuité et profondeur historiques, ou encore une perpétuation dans la durée : « organizations tend to reflect the institutional structure of the

time in which their field was established, regardless of when they are founded » (Palmer, Biggart,

2002, p. 264). En effet, l’influence des trois piliers institutionnels de W. R. Scott (2001)134 sur les organisations ne peut se comprendre qu’en admettant que leur capacité de contrôle et de contrainte des comportements présente une certaine stabilité temporelle. L’auteur estime d’ailleurs que leur relative résistance au changement est l’une des propriétés fondamentales des institutions. De multiples travaux démontrent cet attribut. Par exemple, les réflexions de L. G. Zucker (1977) sur la persistance culturelle ou de J. W. Meyer et B. Browan (1977) sur l’influence des mythes institués sur la structure formelle des organisations pointent cet ancrage dans la durée et la stabilité. A. J. Hoffman (1999) ou encore T. B. Lawrence, M. I. Winn et P. D. Jennings (2001) admettent, à juste titre, que les institutions peuvent présenter des degrés de stabilité variable. Pour T. B. Lawrence, M. I. Winn et P. D. Jennings (2001), la stabilité est l’une des dimensions temporelles de l’institutionnalisation qui dépend des différents mécanismes utilisés par les agents pour soutenir le développement et la stabilisation des institutions, mais elle n’en reste pas moins considérée comme « a hallmark of institutions » (p. 627). Cela ne conduit pas, bien évidemment, à négliger le rôle et l’importance des changements institutionnels, qui restent d’ailleurs un thème important dans la littérature. L’approche néo-institutionnelle ne s’inscrit pas moins dans une lecture structurale et historique des phénomènes sociaux135 qui confine parfois à un certain « déterminisme » environnemental auquel les organisations s’adapteraient de façon passive (Palmer, Biggart, 2002).

En signifiant l’intérêt de tenir compte de la temporalité propre à chaque série de phénomènes de la vie sociale, cette approche a le mérite de montrer l’opérativité de construits historiques (plus ou moins) durablement institués (normes, lois, règles, routines, etc.), de signifier leur capacité

134 qui distingue l’influence coercitive, normative et cognitive des arrangements institutionnels. 135 M. Lousbury et M. Ventresca (2003) parle ainsi de « néo-structuralisme ».

structurante et tout à la fois potentiellement structurée par les jeux d’acteurs (Etat, etc.). A travers cette activité de temporalisation, les tensions interprétatives autour des logiques d’action apparaissent tiraillées entre rationalité et norme dans des configurations contextualisées pouvant s’inscrire dans des temporalités136 plus ou moins longues. En d’autres termes, les logiques d’acteurs sont prises à l’intérieur de schèmes explicatifs en corrélation avec des régularités, des formes symboliques encastrées dans une histoire incorporée et objectivée irréductible à des constructions de sens recomposées au gré des interactions locales ou micro-contextuelles (cf. interactionnisme symbolique). Le poids de cette histoire objectivée, la force des institutions et des habitudes collectives s’inscrivent alors naturellement dans différents régimes de temporalité, dans différentes distances ou profondeurs temporelles qui façonnent les arrangements institutionnels incorporés au vécu présent. Cette perspective ouvre des pistes fécondes pour comprendre les phénomènes organisationnels dans leur complexité intertemporelle. Le temps de l’histoire n’apparaît plus comme un temps global, abstrait, uniforme et rectiligne. Il s’estompe derrière une pluralité de temps intrinsèque à des processus sociaux singuliers. En effet, sans évoquer l’hypothèse d’une vision structuraliste du temps qui « rabat l’avenir sur des invariants temporels

déjà inscrits dans le passé » (Chesneaux, 1996, p. 78), on comprend bien que le temps comprimé

de l’économie et ses conséquences sociales137 ne peuvent se comparer à la temporalité de certains cadres institutionnels structurant la vie des organisations. A ce titre, A. Supiot (2005) revendique une spécificité de la temporalité de l’ordre juridique irréductible à celle de la logique économique focalisée sur les priorités à court terme. Car, au-delà des désaccords entre les conceptions naturaliste et positiviste du droit, la règle juridique telle qu’elle se donne dans sa positivité exprime des valeurs, des normes implicites qui sont à l’œuvre dans la société, qui la précède et l’oriente (Pariente-Butterlin, 2005 ; Millard, 2006). A l’image de la normativité dans la RSE (voir Pailot, 2006), les régularités susceptibles de s’inscrire dans le champ social s’ancrent le plus souvent dans un feuilleté normatif traversé par des temporalités réglées sur des rythmes, des degrés d’institutionnalisation et des densités normatives variables. Dans la même veine, la naturalisation de l’ordre du marché constatée (et souvent dénoncée) par certains juristes (voir Frydman, Haarscher, 2002 ; Farjat, 2004 ; Supiot, 2005) ne peut se comprendre que dans le temps long de l’histoire du « capitalisme historique » (Wallerstein, 1985) et de ses évolutions récentes (voir Plihon, 2003). La profondeur de cet ancrage temporel explique pourquoi les éléments de cadrage institutionnel associés à la logique de l’économie de marché proposent une vision naturalisée du monde . Celle-ci ressemble beaucoup, sur le plan analogique, au poids des déterminismes physiques qui apparaissent, en tout état de cause, très difficiles à transformer. Car, comme le note fort justement B. Lahire (2005, p. 106), « Plus ce que l’on veut transformer est le

produit d’une histoire de longue durée et est largement installé dans le monde social, plus il faut de temps pour le remettre en question : Il faut ainsi plus de temps (et d’énergie collective) pour espérer transformer le mode de production capitaliste que pour modifier des lois sur l’immigration ou les éléments d’une politique scolaire ».

En reconnaissant la diversité des rythmes temporels, la mise en évidence de ces temporalités « étagées » (dont il appartient au chercheur d’identifier les schèmes de médiation entre les différents jeux d’échelle qui sont autant d’expressions de rapport au temps) permet de saisir la totalité de la diachronie et toute l'épaisseur du réel en posant différemment le problème des frontières de la permanence et du changement dans un contexte social-historique singulier. La force heuristique d'une telle démarche est considérable. Comme le note J.-Y. Grenier (1995, P. 235) à propos de la pensée de Braudel, « elle propose un cadre pour le récit historique tout en

permettant l'économie d'une réflexion difficile sur les interactions causales entre les temporalités. En d'autres termes, la capacité explicative de cette hiérarchie repose moins sur ce qu'elle propose que sur l'aide qu'elle fournit pour échafauder et organiser le raisonnement historique ». À défaut

d'une discussion des idées de causes et de lois (voir Ricoeur, 1983), cet étagement des temporalités apparaît comme une forme produite par le discours pour rendre intelligible les

136 « La temporalité, c’est le mode d’inscription des activités humaines dans la durée, l’appartenance au temps, le vécu

et l’usage de celui-ci » (Chesneaux, 1996, p. 21).

phénomènes organisationnels en déplaçant le niveau d'analyse de l'organisation vers une représentation construite des temporalités qui la traversent. L'analyse de celles-ci permet d'éviter une vision infra-temporelle qui se cantonne dans une actualité coupée de toute épaisseur historique. Le temps n'est plus assimilé à un écoulement uniforme dans lequel les phénomènes étudiés seraient en quelque sorte plongés. Il devient au contraire, comme le suggérait Braudel, un simple outil d'analyse. Cette lecture temporelle n'en présente pas moins le flanc à certaines critiques. En effet, tout traitement du temps contient nécessairement une part d'arbitraire (voir Milo, 1991). La topologie du temps n'étant pas a priori préétablie, la place laissée à l'interprétation heuristique peut être large et déconnectée d'un langage théorique qui donne tout son sens à l'intelligibilité scientifique. Les temps intrinsèques rythmant les singularités des processus étudiés pouvant être multiples, le risque de se borner à constater l'existence de différents temps sans penser ces différences de rythmes est réel. A cela s'ajoutent la pauvreté du langage et l'imprécision des cadres temporels, « aux frontières presque invisibles, rarement conscientes,

jamais définies » (Milo, 1991, p. 19), qui peuvent conduire le chercheur à proposer des

découpages (arbitraires, arithmétiques, etc.) dépourvus de référentiels au regard de la réalité socio-historique des entreprises.

Une autre forme de sédimentation des temporalités se retrouve dans la théorie micro de la gouvernance où se dessine un espace d’oscillation théorique et épistémique entre, en suivant G. Charreaux (2002, 2002/a, 2003, 2004), les lectures disciplinaires (que nous analyserons ici essentiellement dans leur version actionariale) et cognitives de la gouvernance138. Le passage d’une lecture disciplinaire à une lecture cognitive, plus complémentaire qu’opposée selon G. Charreaux (2002, 2002/a), consacre non seulement le glissement partiel de la rationalité vers la norme dans l’explication de logiques de gouvernance, mais marque également une conceptualisation différente des temporalités de l’action qui les traversent. On passe ainsi de la réduction de la dynamique des phénomènes à une statique dans les approches contractuelles à une historicisation marquée des logiques d’action et des comportements dans le paradigme cognitif. Revenons brièvement sur les deux termes de cette équation. Dans le modèle contractuel inséparable de la théorie de l’agence, « l’objectif central du système de gouvernance est de

réduire au mieux les pertes de valeur résultant soit du comportement déviant du dirigeant censé poursuivre ses propres intérêts, soit de la spoliation liée à la domination des actionnaires dominants » (Charreaux, 2002/a, p. 102). La résorption des conflits d’intérêts sous-tend une

préférence temporelle centrée sur les décisions présentes et leurs conséquences sur les choix futurs jusqu’au terme d’un horizon temporel « borné » par la logique fonctionnaliste de l’efficience, qui en propose une conception « statique et réactive » (Charreaux, 2004), visant à réduire les coûts d’agence : « La valeur est maximisée à un instant donné, l’ensemble de opportunités

d’investissement étant supposé connu au moins des dirigeants et le choix des investissements selon l’analogie du menu » (Charreaux, 2004, p. 11). La source disciplinaire de l’efficience se

fonde alors sur une hypothèse de rationalité économique calculatrice (plus ou moins limitée) permettant d’éviter « de gaspiller la valeur potentielle en mettant en place de schémas de contrôle

adaptés, notamment en termes incitatifs » (Charreaux, 2002, p. 20). Toutes choses restant égales,

les dispositifs de la gouvernance se ramènent ainsi à des formes d’ajustements dépersonnalisées, sans épaisseur ni mémoire, flottant dans un vide social. La problématique de la gouvernance est réduite analytiquement à la confrontation d’un principal et d’un agent entre lesquels les rapports se structurent autour d’une rationalité calculatrice optimisatrice ; celle-ci restant fondée, pour l’actionnaire, sur une statique comparative en vue de limiter les coûts d’agence et minimiser la perte résiduelle et ce, dans un système où l’information (et non connaissance) joue un rôle disciplinaire. L’épaisseur historique de l’action s’efface au profit du « modèle de calculabilité des

décisions rationnelles » (Passeron, 1995/a, p. 38) relayé par des systèmes d’incitation (incitations

financières, mécanismes de contrôle) qui contractent le temps d’effectuation des transactions dans la fiction de l’instantanéité dégagée de toute pesanteur de l’histoire (des systèmes relationnels, des cadres institutionnels, etc.). Cette position, cohérente avec l’axiomatique individualiste de la

138 Ces deux niveaux de lecture ne visent pas à l’exhaustivité et peuvent, bien évidemment, être complétés par d’autres perspectives théoriques (voir Gomez, 1996, 2004 ; Pérez, 2003 ; Caby, Hirigoyen, 2005 ; Trébucq, 2005).

théorie de l’agence (Gomez, 1996 ; Mourgues, 2002), érige « l’opportunisme marchand (…)

comme principe même de la vie sociale » (Caby, Hirigoyen, 2005, p. 110) dans une logique où la

réalité sociale apparaît comme le produit de sens intersubjectifs et contextuels qui la crée et recrée constamment.

A l’inverse, le modèle cognitif de la gouvernance opère un traitement radicalement différent du temps. Il accorde, en effet, « une importance centrale à la construction des compétences et aux

capacités des firmes à innover, à créer des opportunités d’investissement et à modifier leur environnement » (Charreaux, 2003, p. 633) intervenant dans une perspective d’efficience

dynamique et de construction d’avantages compétitifs durables. Dans cette perspective, le fondement ou la source de l’efficience « n’est plus de type allocatif et statique – la meilleure

utilisation possible des ressources – mais de type productif, adaptatif et dynamique » (Charreaux,

2002/a, p. 103-104). Cette proposition n’est pas neutre sur la temporalité de l’action. Car les rentes organisationnelles se construisent en référence aux matériaux offerts par l’histoire. La structuration des cadres institutionnels, l’élaboration des connaissances, des schémas partagés ou encore des compétences fondamentales (core competence), l’institutionnalisation des paradigmes collectifs ou encore la création de valeur durable s’inscrivent naturellement dans un temps plus ou moins long qui encadre le champ des possibles. Cette contextualisation et cet ancrage socio-historiques des dispositifs et mécanismes de gouvernance « en fonction de leur influence sur les dimensions

cognitives de la création de valeur, la perception des opportunités de croissance, la coordination cognitive, l’apprentissage organisationnel » (Charreaux, 2002/a, p. 104) permettent de relativiser la

vision réductrice du gouvernement des entreprises, assimilé à une discipline exercée par les dirigeants par les seuls actionnaires, au profit d’une lecture élargie intégrant les éléments du contexte institutionnel (Charreaux, 1996) et justifiant le recours à des méthodes historiques pour appréhender la complexité des systèmes de gouvernance (Charreaux, 2002, 2003). En s’inscrivant dans l’institutionnalisme de North, P. Wirtz (1999, 2002) montre, par exemple, dans quelle mesure,