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Comprendre les successions temporelles (phases, étapes, cycles)

Questions théoriques

III. Deux régimes de temporalités

1. Comprendre les successions temporelles (phases, étapes, cycles)

Une première lecture classique du temps historique vise à assigner aux faits et aux événements des coordonnées temporelles autorisant son découpage et sa subdivision en fonction de périodes normatives et/ou construites (voir Pailot, 1997). La périodisation et la chronologie font partie de l'outillage temporel des historiens qui flotte désormais entre la temporalité à étages polyrythmée, cloisonnée et strictement hiérarchisée proposée par F. Braudel (1969, 1985, 1997), la déconstruction post-moderne du temps et le temps linéaire des positivistes. Ces deux modes de découpage du temps proposent une topologie du temps global de l'histoire qui vise à rendre intelligible l'agencement séquentiel des faits, les processus de succession et d'enchaînement. En ce sens, ils permettent de penser le temps à travers une opération de classement, d’ordonnancement, de dénomination et de datation.

Attardons un peu sur la notion de périodisation, qui reste très courante en histoire économique (voir notamment Fridenson, 1988, 1992 ; Capron, 1995). Au-delà des critiques qui lui sont adressées par les historiens128, cette forme de découpage du temps peut s'analyser comme un processus empirique de construction de la durée indispensable à toute forme de compréhension historique (Leff, 1969). Elle remplit une fonction essentielle de mise en ordre du fil du temps sur un critère de cohérence et d'homogénéité (Milo, 1991)129. Une histoire n'est-elle pas, comme le notait F. Braudel (1985, p. 83), « une succession chronologiques de formes, d'expériences » ? En excluant une conception symétrique du temps (Pomian, 1984)130, ce « vieux temps positiviste-

continualiste » (Chesneaux, 1996) permet au chercheur de se repérer à l'intérieur du flux incessant

des événements qu'il traverse en y déterminant des positions, en y mesurant des durées d'intervalles, des vitesses de changement, etc. Mais alors, la périodisation serait-elle le reflet objectif de l'écoulement du temps ? La réponse est non, bien évidemment. Ne serait-ce que pour l'usage des écoliers, on ne « périodise » pas à l'identique selon les lieux ou les époques. La périodisation est nécessairement façonnée par le sujet connaissant (Leff, 1969) qui s'inscrit dans les périodes existantes ou crée les siennes. A ce titre, les césures de temps qu'il propose n’en sont pas moins de véritables catégories d'interprétation du réel reflétant certains présupposés philosophiques, culturels et sociaux et pouvant aisément déboucher sur une quête obstinée du sens de l'histoire : « Scruter le partage du temps, c'est déjà « faire de l'histoire » » se plaisait à dire F. Braudel. Avec M. de Certeau (1975, p. 10), nous pouvons dire que la coupure est « le postulat

de l'interprétation (qui se construit à partir d'un présent) et son objet (des divisions organisent les représentations à ré-interpréter) ». Dans le passé dont elle se distingue, son travail « opère un tri entre ce qui peut être « compris » et ce qui doit être oublié pour obtenir la représentation d'une intelligibilité présente » (Certeau, 1975, p. 10). Sur le plan scientifique, le caractère construit de ce

mode de structuration du temps s'exprime dans les principes et postulats qui le légitiment. En effet, la périodisation induit un postulat d'homogénéité de chaque période et suppose le choix de critères pour les identifier. Or, ces deux opérations sont toujours partiellement arbitraires et toujours

128 Ainsi, P. Veyne (1977) parlait de la période comme d'un mythe dont l'assise institutionnelle dans la pratique de l'histoire narrative ne suffisait pas à compenser les insuffisances et le langage inadéquat.

129 Sur ce thème, voir l'ouvrage collectif (1991), Périodes : la construction du temps historique, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales et Histoire au Présent.

contestables. En ce sens, la périodisation est un construit de la production historienne et la période un produit de cet acte. En combinant dans des proportions variables deux dimensions temporelles131, elle procède d'un « acte configurant » (Ricœur, 1983) qui organise une synthèse de l'hétérogène dans une totalité intelligible irréductible à l'énumération d'événements dans un ordre sériel. En ce sens, elle peut prendre la forme d'un cadre arbitraire et contraignant, par lequel l'historien transforme les événements en histoire, qui dénature la réalité en créant une unité factice entre des éléments hétérogènes ; unité qui sert de médiation entre le phénoménal et l'histoire racontée.

Cette forme de construction du temps historique n'est pas étrangère aux sciences de l'organisation, notamment dans la théorie de l'évolution de la firme. En effet, pour penser à la fois la continuité et la discontinuité, la stabilité et le changement, les chercheurs s'efforcent souvent de périodiser la trajectoire des entreprises, c'est-à-dire « d'identifier des ruptures, prendre parti sur ce

qui change, dater le changement et en donner une première définition » (Prost, 1996, p. 115).

Dans cette perspective, les théories du cycle de vie de l'entreprise ou de l'équilibre ponctué, les travaux des historiens des affaires sur l'évolution des formes d'organisation ou encore, ceux des écologistes apparaissent indissociables d'une forme de périodisation de l'histoire plus ou moins heuristique dont les bornes temporelles restent toujours contestables, car partiellement conventionnelles. Par ce découpage chronologique, les chercheurs tentent soit de rythmer le temps selon des inflexions dans une opération qui, parfois, dissimule mal une conception finaliste et/ou déterministe de l'évolution (théories du cycle de vie, de l'équilibre ponctué, du balancier, etc.), soit de rendre intelligibles l'interdépendance et la cohérence des parties éparses d'un agencement organisationnel entre les continuums évolutifs observables, ou à l'intérieur de ceux-ci (historiens des affaires mettant en évidence la cohérence des caractéristiques des configurations organisationnelles et la succession des modèles bureaucratiques et post-bureaucratiques des formes d'organisation ; théories écologistes).

En fait, la périodisation dans la théorie de l’évolution de la firme peut s'élaborer à partir de chronologies endogénistes, exogénistes ou mixtes. Les chronologies endogénistes se retrouvent notamment dans les théories de cycle de vie pour lesquelles périodiser consiste à cerner les étapes successives du développement de la firme dans une logique de programmation séquentielle, déterministe, linéaire et (souvent) irréversible. Dans cette perspective, substituer à la continuité insaisissable du temps une structure signifiante, c'est aussi faire une prescription sur l'avenir imprégnée de finalisme en faisant du changement quelque chose d'immanent, presque inscrit dans un « code génétique », indépendamment de l'intentionnalité des décideurs ou des conséquences des perturbations exogènes sur la trajectoire de la firme. La théorie du choix stratégique s'inscrit dans une perspective comparable en expliquant les mutations d'entreprises et de leurs secteurs d'activités par des projets délibérés qui font du critère de périodisation un élément endogène à la firme (l'intentionnalité du décideur).

Les chronologies exogénistes se situent sur un pôle opposé et ne font jouer qu'un rôle marginal aux éléments endogènes pour fixer des critères de périodisation. Dans ces modèles (darwinisme organisationnel, écologie communautaire notamment), ce sont les contraintes environnementales qui fixent la variation des formes organisationnelles (combinaisons de buts, de frontières et d'activités adoptées par les entreprises) dans un espace temporel donné en permettant la survie d'agrégats d'organisations possédant une forme commune à l'intérieur d'une frontière particulière. Dans l'univers des stratégies contraintes (voir Joffre, Koening, 1996), les effets des modifications environnementales et du jeu concurrentiel apparaissent comme des éléments de périodisation centraux expliquant l'évolution des populations d'entreprises ou des entreprises individuelles (en supposant une relative stabilité des populations et un processus d'évolution incrémental).

131 que l'on pourrait qualifier, avec P. Ricœur (1983), de chronologique (« dimension épisodique du récit qui tire le

temps narratif du côté de la représentation linéaire » - p. 130) et non chronologique (dimension configurante qui

Les chronologies mixtes associent plus largement les paramètres endogènes et exogènes de la vie pour expliquer l'entrée de l'entreprise dans une nouvelle séquence évolutive ou période de son évolution. À ce titre, les stratégies interactives (Joffre, Koening, 1996) peuvent donner l'initiative de la segmentation chronologique de l'histoire de la firme à l'interdépendance dynamique de paramètres endogènes (acteur) ou exogènes (univers stratégique). Cette complexité renforce toutefois la difficulté de décomposer la durée à travers des ruptures chronologiques traditionnelles et plaide en faveur d'une autre forme de décomposition du temps.

Nous pourrions résumer les différentes formes prises par ce découpage temporel dans la théorie (élargie) de l'évolution de la firme à travers le graphique ci-dessous. Le premier axe établit une distinction entre les niveaux d'analyse globale et locale. Le second consacre les différences entre les ontologies implicites du temps historique. La dimension « cyclique » s'attache à l'analyse du mouvement périodique de la vie des entreprises. La « ponctuelle » pose la question du rapport entre la continuité et de la discontinuité.

Topologie temporelle (ontologie du temps)

Cyclique Ponctuelle

Théories du cycle de vie Théorie de l'équilibre ponctué Local (Adizes ; Lippitt, Schmidt ; etc.) (Miller, Friesen ; Romanelli, Tushman ; etc.)

Niveau Théories du balancier Théorie de l'émergence stratégique

(Aplin, Cosier ; Basire ; Masuch ; etc.) (Mintzberg, Waters ; Avenier ; etc.)

d'analyse Théories de l'évolution des Ecologie des populations formes et des structures (Hannan, Freeman ; etc.)

Global organisationnelles, historiens

des affaires Economie des coûts de transaction

(Miles, Snow ; Halal ; Chandler ; etc.) (Coase ; Williamson ; etc.)

Les topologies cycliques rendent l'avenir accessible en débouchant soit sur sa maîtrise (prévisibilité de l’évolution des formes et des configurations organisationnelles, planification du développement, etc.), soit sur sa description véridique. En s'attribuant le privilège de connaître d'avance le processus évolutifs des entreprises, cette forme de chronosophie définit la topologie du temps global des trajectoires des firmes. À l'inverse, les topologies ponctuelles n'ont pas de direction déterminée a priori ni localement ni globalement sans pour autant pouvoir se jouer des forces institutionnelles structurantes ou se résumer à une succession de points ou d'épisodes divergents sans aucune continuité (théorie de l'équilibre ponctué). Malgré les propositions théoriques sur les moteurs d’évolution des entreprises cherchant à justifier et/ou expliquer la domination de certains arrangements institutionnels ou de certaines formes organisationnelles sur d’autres (analyse institutionnelle comparative selon le critère d’efficience, sélection naturelle, etc.) ou encore sur les rythmes permettant d’apprécier les conséquences des formes de changement sur les agencements organisationnels (changement incrémental ou radical, adaptatif ou révolutionnaire, graduel ou révolutionnaire, etc.), elles ne permettent pas a priori d’établir des scénarii d’évolution déterministes (degré variable de maîtrise des facteurs d’évolution par les acteurs, etc.) et ne se donnent jamais à voir dans leur globalité dès le point de départ (notion d’émergence). Pour les appréhender comme un tout, il faut attendre qu'elles s'accomplissent. Par leur recherche « d'idéaux-types » (au sens wébérien du terme) permettant de spécifier la nature singulière d'un phénomène observé (en accentuant leurs traits caractéristiques), ces formes de périodisation n'en restent pas moins des constructions du temps historique qui peuvent rester prisonnières de leurs sources ou évacuer certaines questions importantes comme, par exemple, la diversité et la complémentarité des comportements stratégiques et des formes d'entreprise au sein

d'une population (voir Desreumaux, 1996). En fait, la périodisation reste un construit théorique qui conduit parfois à briser des continuités s'inscrivant le plus souvent dans des niveaux de réalité irréductibles les uns aux autres, comme peuvent l'être le technico-économique, le socio-cognitif et le symbolico-culturel dans l'analyse organisationnelle. Ce constat est d'autant plus significatif dans la théorie de l'évolution de la firme qu'il existe de multiples facteurs utilisables comme éléments de découpage du temps : une succession managériale, une transmission d'entreprise, un changement « révolutionnaire » (technologique, stratégique, environnemental, institutionnel, etc.), une modification significative de l'équipe de direction, de la configuration organisationnelle ou des priorités managériales, etc. sont autant de faits historiques permettant a priori de délimiter des cadres temporels censés correspondre à une certaine unité historique, unité qui se définit en opposition avec les périodes qui l'entourent. En négligeant son rôle de sujet connaissant, le chercheur peut donc aisément tomber dans l'illusion que les séquences temporelles qu'il se fixe constituent des périodes stables aux seuils bien marqués correspondant à une certaine unité historique ou une certaine classe homogène d'organisations.

En conclusion sur ce point, nous pourrions dire que le découpage en périodes donne à l'histoire d'une firme ou d'une population d'entreprises une première forme d'intelligibilité pour laquelle la coupure est le postulat de toute interprétation. Cet outil de découpage du temps historique possède une valeur théorique et heuristique indéniable pour rendre le passé (et le présent) intelligible, dès que sa qualité d'artefact est explicitement reconnue. En effet, un découpage du temps ne repose jamais sur un principe arithmétique artificiel (mois, années, décennies, etc.), étranger à la réalité et défini a priori. Il est inséparable d'une problématique théorique de recherche qui conduit à une lecture sélective et partielle du passé. En d'autres termes, le sujet connaissant doit conserver à l'esprit le caractère construit de sa périodisation tout en s'interrogeant sur la réalité de son unité historique, de son étendue temporelle, des champs de son applicabilité et de ce qui lui échappe au risque d'inclure dans des cadres préétablis des réalités auxquelles cette régularité est tout à fait étrangère (voir Pomian, 1984). Sur ce point, les gestionnaires pourraient bénéficier des très nombreuses réflexions épistémologiques et théoriques relatives à ce mode de découpage du temps qui reste somme toute assez consubstantiel au raisonnement historique lui- même.