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Chapitre I - Une question de recherche qui se construit dans le dialogue

Chapitre 2 - Le recueil et l’analyse des données

II.2. L’analyse des données d’un dispositif qui s’invente

II.2.1. Rendre le conseil possible

Avec une activité de référence qui leste l’adhérence (Schwartz, 2009) et les contingences de l’environnement social qui ne disent pas ce qui vaut pour le conseil (Compagnone & Lémery, 2009), d’une part et, d’autre part, la diversité des situations de conseil et la complexité du travail qui interrogent de façon permanente les ressources mises en œuvre par les conseillers pour y faire face, mon analyse vise à comprendre ce qui, in fine, rend le conseil possible et permet d’en faire un analyseur dans le dispositif. C’est en mobilisant la notion de coordination (Thévenot, 2006), et celles associées de format et d’épreuve, que je conduis cette analyse. De fait, en fabriquant ce qu’il importe de connaître pour l’action et en évaluant la justesse de l’action dans la mise à l’épreuve, les deux grands marqueurs fournis par le format que sont la circonscription d’une situation de conseil et les repères pour orienter l’exploration même de cette situation dans une démarche collective, le conseiller donne à voir les choix qu’il a effectués dans l’environnement professionnel. Ce faisant, il donne à voir sa représentation du conseil. La réussite de la coordination interroge sa capacité à proposer les informations pertinentes pour l’action, les modalités de mise à l’épreuve font la preuve de leur légitimité. La coordination outille le processus de compréhension d’une action de conseil qui « convient » ou non.

Pour illustrer ce travail, prenons l’exemple d’une situation de tour de plaine en conventionnel configurée par un conseiller.

J’examine la façon dont ce qui fait information s’articule entre (i) ce qui fait information pour le conseiller à partir de sa saisie des informations utiles dans l’environnement grâce à la mobilisation de ses « jugements pragmatiques », et (ii) les prises proposées pour faciliter des rapprochements qui garantissent le sens du juste. Cela permet de comprendre que les ajustements dans l’épreuve sont raccords avec la

117 façon de voir la réalité par les agriculteurs.

Le format de ce qui fait information sélectionne les informations à partir de la dimension prescriptive de la situation de conseil. Dans ce cas la prescription est double : celle auquel se réfère le conseiller, contenue dans sa fiche de poste : « Apporter un conseil technique faisable, adapté et raisonné pour optimiser la marge brute des cultures et faire vivre le dispositif des agriculteurs organisés en GDA62 » ; celle du programme prévisionnel négocié entre agriculteurs organisés en GDA et le conseiller. Les informations saisies sont hiérarchisées en fonction de ce que conseiller «tient pour vrai » et des dimensions de l’action de produire. Les prises proposées donnent à voir l’interprétation en fonction du sens du juste ou de l’injuste garantissant la circonscription de la situation et la capacité collective à rendre possible le conseil.

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Tableau 3 : La recomposition du format d'un tour de plaine en agriculture conventionnelle

Ce que le conseiller tient pour vrai :

Les agriculteurs organisés au sein d’un groupe animé par la Chambre viennent pour se rassurer sur le rapport dose/produit, entre eux et avec le conseiller « technicien ».

Le conseil des Chambres est neutre. Les

dimensions de l’action

Format de ce qui fait information Des repères ou prises

La prescription 1. Le mandat de la Chambre

Apporter un conseil technique faisable, adapté et raisonné pour optimiser la marge brute des cultures et faire vivre le dispositif des agriculteurs organisés en GDA

Une invitation envoyée par courrier pour confirmer le tour de plaine, la date, le lieu et l’ordre du jour

La durée de la séance de trois heures ½. Un agriculteur du groupement dont il est convenu que c’est son tour d’accueillir le groupe d’agriculteurs, en fonction de ses questions, reçoit sur sa ferme dans différents lieux : la cour de ferme, une salle à manger, les parcelles de l’agriculteur

2. L’organisation des agriculteurs en GDA Le groupement définit les axes de travail de l’année avec le conseiller

L’enjeu commun

La capacité à maintenir l’efficacité technico-économique pour chaque culture

L’objet de l’action

Faire le point sur les traitements herbicides, fongicides au début du printemps

Les buts que se donne le conseiller

Donner les conseils techniques adaptés, sur la base de l’analyse d’un diagnostic partagé avec le groupe d’agriculteurs et l’expertise du conseiller Apprendre des expériences des agriculteurs

L’organisation de la séance de conseil en deux temps et lieux :

Un temps en salle,

Le conseiller fait le point avec les agriculteurs sur leurs pratiques du moment, puis il explique à partir des informations données par les agriculteurs ce qu’il conviendrait de faire, pourquoi et comment à l’aide d’un support, paper board, préparé par ses soins.

Un temps sur les parcelles,

Le conseiller rappelle ce qui est important d’observer en ce moment et sur cette parcelle (hauteur des feuilles, tallage, méthode de comptage )et à partir du diagnostic établit en commun les agriculteurs sont mobilisés pour faire des hypothèses sur les itinéraires techniques choisis par l’agriculteur. Enfin il fait des recommandations de traitement phyto sanitaire à bon escient. Il demande l’avis des agriculteurs. En cas de débat c’est lui qui tranche.

Les agriculteurs Leurs pratiques des conduites de cultures. Des résultats d’essais

Ils viennent se rassurer avec le conseiller et leurs pairs

Le conseiller Des connaissances ou références disponibles :

L’expérience des connaissances organisées sous la forme de règles adaptées aux préoccupations locales.

Des connaissances légitimées par les chercheurs et techniciens (Inra, Instituts Techniques)

Des connaissances des expériences conduites chez les agriculteurs

L’expérience confirmée de cette pratique. Le suivi le temps de la campagne63 de ce groupe d’agriculteurs

L’évaluation du conseil

Le conseiller évalue son conseil par l’écart de la pratique de l’agriculteur au conseil donné dans la suite de réunions collectives ou au cours de contacts individuels, téléphoniques ou visites

La quantité et qualité des questions posées, échangées au cours de la séance

Le format est ainsi vu comme structurant de l’aide que le conseiller peut apporter aux agriculteurs, en proposant un cadre qui permet au conseiller d’organiser les ressources avec lesquelles il peut agir dans une capacité à agir en commun. Au cours de l’épreuve, dans cet exemple, les ajustements s’emboîtent autour du principe d’action commun « l’efficacité

119 technico économique ». Le format donne à voir la possibilité à tous les acteurs d’envisager à la fois la faisabilité du conseil qui est donné sur le modèle de l’application de connaissances générales à des cas particuliers et d’une adaptation possible du conseil aux pratiques et aux façons de voir de chacun. Cet accord qui mène à l’ajustement entre les acteurs me fait dire que cette épreuve est légitime.

Par ce cas, on peut également observer que la légitimité du conseil se construit bien en amont de l’action locale, des ajustements sont préfigurés dans la construction de la commande entre trois catégories d’acteurs : le mandat de la Chambre, la programmation définie par le groupement d’agriculteurs et l’engagement du conseiller. Cette épreuve est jugée légitime ou dit autrement juste par le conseiller et les agriculteurs. La légitimité de l’action rend l’épreuve solide, elle résiste. Toutefois on peut repérer que certaines épreuves sont des parties de« bras de fer » où ce sont les rapports de force qui construisent l’action. Dans cette catégorie d’épreuve, les niveaux d’ajustements sont désarticulés, le format ne donne pas à voir une façon commune d’envisager la faisabilité du conseil, les omissions parlent et c’est surtout ce qui n’est pas donné à voir qui est débattu. C’est la propriété de l’action qui « ne convient pas ». L’action de conseil dite « d’Arzembuy » en est l’illustration. La légitimité du conseiller est en cause. En sortant de la réunion ce conseiller dit : « je me suis trompé de réunion ».

Ce processus d’analyse me conduit à mettre en évidence trois classes d’épreuves, l’une, où les ajustements s’emboîtent au regard de ce qui est juste, c’est la propriété de « l’action qui convient » ; l’autre, désarticulée entre ce qui est donné à voir et le principe commun supérieur visé « l’action ne convient pas ». Enfin une épreuve dont il faut s’entendre sur ce qui fera que l’action convienne. Certains ajustements sont légitimes, d’autres font encore l’objet de désaccords. La propriété de l’action qui convient s’évalue par les réussites ou déficits de coordination. L’analyse des désaccords incite à revisiter à nouveau « ce qu’il importe de connaître pour l’action » et à attribuer la désarticulation, soit au rapport du conseiller avec l’environnement, soit à la relation entre les informations sélectionnées et le choix des repères. Cette représentation de l’action de conseil qui s’élabore dans le rapport du conseiller à son environnement professionnel et dans la mise à l’épreuve permet de penser l’action de conseil non pas à partir d’une activité de référence et/ou d’une action pensée comme une norme, et/ou de circonstances. Elle construit le sens d’une situation locale dès lors que le conseiller est en capacité de se référer à « la forme d’évaluation qui ordonne ce qu’il importe de connaître pour l’action », il prépare l’épreuve de façon à la rendre « concluante » (Boltanski &

120 Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999, p. 175). Par ailleurs la continuité des épreuves est constitutive de la capacité à améliorer « la justice des épreuves (Boltanski & Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999, p. 413) et de rendre possible la création d’un répertoire des objets plus étendu au fur et mesure des épreuves.