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CHAPITRE IV. : LA CRITIQUE DES ECRITURES

IV.3. Religion : superstition et imagination

Il serait difficile de ne parler de coloration religieuse dans la philosophie spinoziste quand on sait que le Traité théologico-politique s’inscrit comme une critique des Ecritures qui laisse penser chez notre penseur une commune mesure entre religion et superstition. Il s’attaque, en effet, dès le début de la Préface, à la superstition : « les hommes ne sont la proie de la

superstition qu’aussi longtemps que dure la crainte : tout le culte qu’ils ont pratiqué sous l’empire d’une vaine religion n’est rien que fantômes et

délires d’une âme triste et craintive ».141

La superstition affecte un esprit vivant sous le régime de l’imagination, et qui flotte entre l’espérance et la crainte. Pour Spinoza, relèvent de la superstition toutes les représentations des grandes religions monothéistes. Par ailleurs, il présente la superstition comme une capacité à la crédulité pour soulager la crainte et l’ignorance. C’est le recours à l’irrationnel par le truchement de l’imagination laquelle produit des pensées arbitraires incompatibles à la réalité. La superstition exprime pour ainsi dire l’intention des individus à ériger leur imagination en connaissance surnaturelle, et désigne également la crédulité (croire à n’importe quoi, n’importe qui).

En mettant en exergue les différentes articulations de son ouvrage Traité théologico-politique, on comprend mieux le combat spinoziste contre la religion.

Spinoza s’est interrogé sur la provenance de la superstition : « si les

hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un avis arrêté, ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais en

141

proie à aucune superstition. »142 Il s’indigne que les hommes soient voués à l’ignorance. Il en dégage deux points saillants : la crainte et l’espoir des biens incertains. Les malheurs favorisent les fictions apaisantes dont la principale est la croyance en la Providence : « (…) Ils voient avec grand étonnement

quelque chose d’insolite, ils croient qu’il s’agit d’un prodige qui manifeste

la colère des Dieux ou de la divinité suprême. »143 Il conçoit que c’est le

désir qui régule les relations humaines, c’est-à-dire, qui génère la crédulité, en faisant naître le flottement de l’esprit entre l’espoir et la crainte. C’est la superstition religieuse qui est née de ce désir. Ce désir immodéré porte l’ignorance de soi, qui signifie tout simplement que l’on ignore les causes qui déterminent le désir, en s’imaginant une illusion sur la liberté, et en vacillant entre la crédulité et la présomption. N’est-ce pas l’essence délirante de la nature humaine qui la rend crédule ?

Spinoza s’appuie sur l’exemple d’Alexandre pour prouver que les croyances superstitieuses ne sont que des fantômes de l’imagination créées par la crainte des événements incertains. C’est une passion inquiétante qui a entraîné de nombreux troubles et d’atroces guerres « (Alexandre) ne

commença à consulter superstitieusement les devins que lorsqu’aux portes

de Suse, il apprit à craindre la Fortune. »144Une illustration qui traduit la

négativité de la superstition.

Nous pouvons dire dans une certaine mesure que les Rois se servent de la religion superstitieuse pour brimer leur peuple. Ils se paient le luxe de leur interdire, en effet, la libre expression de la pensée : « Autant il est facile aux

hommes de tomber dans toute sorte de superstition, autant il est difficile d’obtenir qu’ils persistent dans une seule et la même (…) D’où vient qu’on la pousse très facilement, sous couleur de religion, tantôt à adorer ses rois

142

Traité théologico-politique, Préface, 1ère phrase, p.57.

143

Traité théologico-politique, Préface, pp.57-59. 144

comme des dieux, tantôt à les exécrer et à les haïr comme le fléau commun

du genre humain.»145.

En revanche, cette attitude contraste en quelque sorte avec l’esprit démocratique puisque la paix de l’Etat ne peut être fondée que sur la liberté de la pensée ; c’est la thèse essentielle du Traité théologico-politique : « la liberté

non seulement peut être accordée sans dommage pour la paix de la république, la piété et le droit du Souverain, mais encore qu’il faut

l’accorder si l’on veut maintenir tout cela. »146Nous y reviendrons.

Spinoza s’attaque violemment à l’intolérance cléricale qui ruine la vraie religion spirituelle. Il s’appuie notamment sur de nombreux exemples : « Dès

que cet abus a commencé dans l’Eglise, un immense désir d’administrer les charges sacrées s’est aussitôt emparé des plus méchants et l’amour de propager la divine religion s’est transformé en ambition et en avarice sordide. Le temple même a dégénéré en théâtre, où l’on écoutait non plus des docteurs de l’Eglise mais des orateurs, qui, tous, avaient le désir non d’instruire le peuple mais de le subjuguer d’admiration pour eux, de reprendre publiquement ceux qui ne partageaient pas leurs opinions et d’enseigner que des choses nouvelles et inaccoutumées, ce que le vulgaire

admirerait le plus »147, et « (des) préjugés (…) qui transforment les

hommes d’êtres rationnels en bêtes brutes, empêchent chacun d’user librement de son jugement et de distinguer le vrai du faux, et paraissent

inventés exprès pour éteindre tout à fait la lumière de l’entendement »148.

Selon le philosophe hollandais, les hommes ne pourraient se dépêtrer de la superstition à condition d’éclairer leur vie par la raison et non la passion. La superstition en effet conduit à croire à n’importe quoi, à n’importe quel présage, à flotter dans des images chimériques pour soulager sa vie. Il s’adonne

145

Traité théologico-politique, Préface, p.61. 146

Traité théologico-politique, Chapitre XX, pp.651-653.

147

Traité théologico-politique, Préface, p.65. 148

à toutes sortes de pratiques obscurantistes et à des imaginations dangereuses pour obtenir les faveurs de la divinité et son estime.

Ainsi, il juge les sources de la superstition ruineuses de la vraie « religion spirituelle ». Il en tire justement deux essentielles : la crainte et l’espoir des biens incertains ; ces passions créent la croyance en la providence et les attitudes religieuses très fanatiques. D’ailleurs, les rois ne se servent-ils pas de la religion superstitieuse pour dompter et brimer leur peuple, en leur interdisant la liberté d’expression et pensée. Toutefois, cette attitude reste contraire à l’esprit démocratique laisse libre cours à la liberté d’opinion et de responsabilisation. Le philosophe hollandais s’appuie au demeurant sur quelques exemples tissés par l’histoire antique et biblique pour montrer que l’intolérance cléricale ruine la vraie religion spirituelle, dont il trouve une origine chez les prophètes bibliques et le Christ en particulier.

La superstition apparaît donc comme une forme de croyance ou de foi, qui repose essentiellement sur l’imagination. A ce titre, elle constitue un délire de l’imagination s’opposant à la raison. La superstition désigne une tendance à la crédulité en vue de soulager la crainte résultant de l’ignorance de l’avenir. Spinoza dénonce ici le recours à l’irrationnel par le truchement de l’imagination qui produit des associations purement arbitraires de choses. Dans la vision spinoziste, l’origine de la superstition est la crainte qui conduit les hommes à voir partout les présages : « les hommes ne sont la proie de la

superstition qu’aussi longtemps que dure la crainte : tout le culte qu’ils ont pratiqué sous l’empire d’une vaine religion n’est rien que fantômes et

délires d’une âme triste et craintive ».149C’est pour épurer les religions et

sans doute chasser la crédulité des esprits fragiles qui se laissent abuser par les fables qu’il formule cette critique : « Dès lors, à leurs yeux d’hommes

superstitieux et irréligieux ils seraient perdus s’ils ne conjuraient le destin

par des sacrifices et des vœux solennels ».150

149

Traité théologico-politique, Préface, pp.59-61. 150

Spinoza critique la superstition et la volonté de maintenir les hommes dans un état de servitude. Il mène au quotidien son combat sans relâche contre « l’âme de la multitude, qui est encore en proie à la superstition des

païens, et par de tout précipiter de nouveau dans la servitude. »151. Notre

penseur désigne par les Païens, un terme biblique, parfois traduit par les « gentils », qui signifie les peuples qui ignorent la Bible (hébraïque ou chrétienne) comme livre fondateur. Ils pratiquent une religion d’idoles, qui conduit à la superstition et à la servitude des peuples. Notre philosophe reste persuadé que la superstition est négative, un mal rongeur de l’église et des hommes qui pratiquent la religion. On comprend pourquoi « la divine religion

s’est transformée en ambition et en avarice sordide. Le temple même a

dégénéré en théâtre, où l’on écoutait non plus des docteurs de l’Eglise ».152

Spinoza critique aussi le fait que les prêtres, les pasteurs ou les rabbins aient outrepassé leur rôle religieux en devenant des orateurs publics en prenant même des positions politiques (par exemple, lorsque le rabbin Morteira a dénoncé Spinoza comme athée, en public dans la synagogue, en demandant aux autorités civiles de l’exiler d’Amsterdam. Un rôle qui n’est pas du goût du philosophe, et on le comprend).

Notre penseur vise tous les chefs religieux qui, par autorité imposent des croyances absurdes que l’individu n’a pas le droit de contester : « ils n’ont

rien enseigné d’autre que les spéculations des platoniciens et des aristotéliciens ; et pour ne pas paraître suivre les opinions des païens, ils ont adapté l’Ecriture à ces spéculations. Il ne leur a pas suffi de déraisonner avec les Grecs, ils ont voulu faire délirer les prophètes avec eux, ce qui prouve clairement qu’ils n’ont pas vu, même en rêve, la divinité

de l’Ecriture. »153

L’explication sur ce rôle des théologiens dans leur interprétation de la Bible, est faite dans l’analyse. Spinoza s’indigne que la raison soit aussi 151 Ibid, p.63. 152 Ibid, p.65. 153 Ibid, p.67.

méprisée, et rejetée comme source d’impiété par le commun des mortels. Une lumière aussi éclairante ne mérite pas ce sort. La religion universelle est aussi appelée « naturelle », car elle est en accord avec la lumière naturelle qui est la Raison.

La critique spinoziste du judaïsme traitée par Mugnier-Pollet nous conduit à appréhender également cette partie. Dépouillé de sa religion originelle et de toute confession, Spinoza réduit avant tout la religion à la moralité. Sa réflexion critique des cérémonies et de l’hypocrisie de la dévotion superstitieuse signe bien l’absence du sens sacremental des rites. Spinoza au temps de son excommunication écrivait des notes particulièrement discourtoises et anti-juives. En fait, il juge les juifs responsables de la haine à leur porter par les chrétiens, et oppose le Jéhovah cruel des juifs au Rédempteur de l’Evangile et entend les juifs frappés d’une malédiction surnaturelle. Pour Mugnier, Spinoza n’est pas certain de sa rupture d’avec son passé et sa morale qui le conduisaient au dénigrement.

En revanche, loin d’être une propagande de haine rétrospective, le Traité théologico-politique vise établir dès l’abord la nécessité de la pensée dans un Etat libre qui s’adresse à la fois aux hollandais et au monde chrétien. Pour ainsi dire, la critique des juifs est une mise en garde des chrétiens en vue d’éviter leur judaïsation. C’est pourquoi Spinoza assiste amèrement la transformation des temples en théâtre de propagande d’admiration des orateurs d’Eglise plutôt que des amphis de communication. En tout état de cause, cette généralisation le conduirait à la catégorie universelle de la superstition. En subordonnant l’Eglise à l’Etat, Spinoza pensait la garder contre toute décadence superficielle, en vue de permettre de faire l’émergence de la liberté de penser sur la scène politique. Il est certain que pour Mugnier la réaction à l’excommunication devient de plus en plus fréquente par devers la critique de l’élection particulière des juifs où Spinoza établissait le fondement de son individualisme politique et de sa doctrine démocratique.

De ce qui précède, nous pouvons reconnaître que c’est essentiellement dans la Préface du Traité théologico-politique, que le terme de superstition est

évoquée. En effet, selon notre penseur, les hommes sont par nature sujets à la superstition, et partant à la fluctuation des passions. Leur inconstance se ressource justement dans l’usage religieux et politique, source de violence et de cruauté.

Il s’est très tôt attelé à une relecture de La Bible. Et on le comprend : « son éducation première qui fit de lui un hébraïsant, sa rupture avec la

synagogue, la liberté et la vigueur de son esprit le prédestinaient en

quelque sorte à renouveler l’étude de l’Ancien Testament »154.

Dans sa critique, Spinoza relève que « la collection appelée Ancien Testament est formée d’éléments de provenance très diverse et de valeur très inégale ». De plus, lorsqu’il postule que les rédacteurs de la Bible sont souvent d’une maladresse extrême, faut-il alors penser qu’il est plus près de l’athéisme ?

Sa position semble se dessiner lorsqu’il conçoit que la théologie et la philosophie n’ont point de commune mesure, ou si l’on veut, que la raison et la foi se distinguent nettement car si la philosophie nous rend libre et sage, ceux qui « se contentent de la foi (…) ne connaissent pas la joie souveraine de la

clarté ; car la foi, tout affranchie qu’on la suppose de la superstition, est

encore une servitude, si utile qu’elle soit ».155 On le comprend à ce propos

lorsqu’il condamne « les préjugés des théologiens » qui éloignent les hommes de l’étude de la philosophie.

L’attitude de Spinoza reste invariable à l’égard des croyances religieuses, « son indifférence à l’égard des dogmes prouve qu’il les rejetait

tous également »156, qu’ils soient chrétiens Juifs, Turcs ou des Païens. De cette

façon, pour lui tout ce qui est contraire à la raison est absurde et doit être rejeté. Bien sûr, cette vision, il nous semble, antireligieuse va être dénoncée. Ainsi,

154

Traité théologico-politique, Notice, Traduction par Charles Appuhn in Œuvres II, Flammarion, Paris, 1965, p.5. (Nous nous sommes proposé d’utiliser cette traduction plus ancienne de Charles Appuhn car les références tirées ici de la Notice sur le Traité théologico-politique par le traducteur n’ont pas été relevées par Jacqueline Lagrée et Pierre François Moreau). Notons que nous avons quelque fois cité la notice de Charles Appuhn sur le Traité théologico-

politique dans notre travail. C’est un traducteur qui pénètre l’authenticité des textes de Spinoza.

155

Ibid., p.13. 156

des attaques et des réfutations fusent de partout (théologiens, philosophes, artisans, bref, homme de tout niveau social). Selon eux, l’Eglise, l’Ecriture et les rites n’ont point de signification politique, comme prétend Spinoza. Seulement, la religion exige des hommes l’obéissance et l’amour de Dieu.

C’est la raison pour laquelle son livre est traité d’« impie et pestilentiel ».157

Les miracles, les fantômes et autres phénomènes surnaturels ou paranormaux montrent bien les limites des modèles d’intelligibilité que propose la raison. Outre que la réalité de ces phénomènes reste souvent à établir de façon claire et distincte, le rejet de la raison auquel conduisent certaines affirmations se prête paradoxalement à une explication tout à fait rationnelle. De cette façon, Spinoza adepte d’un rationalisme absolu, soutient curieusement que tous les hommes sont par nature sujets à la superstition. Envisageant tout ce qui nous arrive sous l’angle nécessairement borné de notre individualité, nous avons en effet tendance à considérer les choses naturelles comme des moyens mis (par Dieu) à notre disposition. Dès lors, il suffit que s’abatte sur nous quelque malheur pour que nous croyions avoir offensé une divinité dont nous cherchons à apaiser le courroux par de vaines pratiques. Ou bien, face à un avenir incertain, nous voulons voir notre destinée inscrite dans les astres, dans le marc de café ou dans les entrailles des animaux.

A la vérité, Spinoza n’a eu cesse de combattre le préjugé du finalisme, d’après lequel toutes les choses de la nature existeraient en vue de l’homme. Ce préjugé nous conduit à imaginer que Dieu cède aux passions proprement humaines et aux caprices des hommes et qu’il va jusqu’à violer parfois ses propres décrets. Or, pour notre penseur, tout ce qui advient dans le monde obéit à une stricte nécessité. En revanche, lorsque que les choses ne se passent pas comme on le voudrait, on se met à interpréter le moindre événement comme l’expression des intentions secrètes de Dieu.

On le voit, pour Spinoza, ceux qui s’adonnent le plus à la superstition sont ceux qui condamnés par leur désir immodéré « des biens incertains de la

157