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CHAPITRE III. : DE LA NATURALISATION DE DIEU ET DE LA LIBERTE DE PHILOSOPHER

III.2. Rapports de la philosophie et de la théologie

C’est sur la base d’une explication de la question de la philosophie et de la théologie que Spinoza a parlé de la raison et de la foi. Il nous faut d’abord partir d’une analyse générale et détaillée pour mieux appréhender cette question.

Les rapports qui existent entre la philosophie et la religion sont à la fois étroits et complexes. Dans la révélation de Dieu, objet de la foi du croyant, deux zones sont à distinguer : d’une part, les vérités qui dépassent absolument la raison (par exemple, les mystères de la Sainte Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption) et de l’autre les vérités qui peuvent être trouvées par la raison (par exemple l’existence de Dieu).

Les efforts du croyant pour comprendre ce qu’il croit et la démarche philosophique sont des recherches de genres différents en raison de leur éclairage différent, la foi d’une part et la raison de l’autre ; en raison de leur point de départ, des vérités révélées d’une part et des vérités évidentes de l’autre. Il s’ensuit que la philosophie est autonome et libre dans son ordre. Si la foi intervenait dans son travail, la philosophie cesserait d’exister purement et simplement : elle serait transformée en théologie. Par contre, rien n’empêche le croyant d’utiliser la philosophie pour comprendre autant qu’il est possible de le faire certaines vérités que la foi lui révèle.

La foi, don de Dieu, est une manière inférieure de connaître à la philosophie, en un sens, car elle est moins claire. Mais si elle est fondée sur la Parole de Dieu, elle est supérieure à la philosophie par sa certitude. A cause de cela, la foi joue, à l’égard de la philosophie le rôle négatif de protectrice, parce qu’il ne peut y avoir d’opposition entre une vérité révélée et une vérité démontrée. La vérité est une, il ne peut y avoir contradiction entre deux jugements vrais concernant la même chose, au même moment et au même point de vue. La raison et la foi ont une même origine, Dieu. En conséquence, si une thèse philosophique contredit une vérité révélée par Dieu, c’est la thèse philosophique qui est fausse. Aussi, à l’égard de la philosophie, la foi joue – t- elle le rôle positif « d’aide subjective » - en gardant du double écueil, du rationalisme (philosophie qui professe l’absolue et exclusive suffisance de la raison humaine par la découverte de la vérité dans toute son extension), de l’irrationalisme (attitude intellectuelle qui n’admet pas la valeur de la raison ou la rationalité du réel) – et également une « aide objective » en apportant un certain donné des préambules de la foi. Ces vérités (telle l’existence de Dieu) n’ont pas à être démontrées par la philosophie avant que soit possible un acte de foi. Si l’on ignore leur démonstration philosophique, - ou, ce qui revient au même, si on ne le comprend pas, - on y croit sur Parole de Dieu. C’est le cas de tous les enfants et de la majorité des adultes rejoints par la Révélation. Si l’on comprend la démonstration philosophique, c’est-à-dire rationnelle, de ces vérités, alors la foi cède la place au savoir philosophique, car on ne peut pas à

la fois croire et savoir la même chose, en même temps et au même point de vue.

• Savoir et Croire :

L’intelligence humaine peut donner son assentiment de deux façons : en étant déterminé par un objet de connaissance. Ce qui se produit dans deux cas : quand l’objet est connu immédiatement (exemple : intuition sensible : « cette porte est fermée » ; premier principe de la raison : « il n’y a pas d’effet sans cause ») et quand l’objet est connu par l’intermédiaire d’un autre (exemple : démonstration : A=B, or B=C ; donc A=C). La détermination de l’intelligence par un objet de connaissance produit le savoir ; en étant inclinée vers un jugement par la volonté. Si le jugement est posé avec réserves, c’est une opinion. S’il est posé absolument, c’est un acte de foi. Or, faire un acte de foi et croire, est-ce la même chose ? Le nom correspondant à croire est croyance. On peut distinguer au moins quatre espèces de croyance : premièrement, très largement, n’importe quel jugement. C’est le sens du mot « créance », par exemple chez Descartes. Deuxièment, c’est une affirmation mêlée de doute. C’est un sens très courant. On dit, par exemple : « je crois que oui », pour ne pas dire oui d’une manière absolue. Croyance est alors synonyme d’opinion ; et puis, la croyance se définit également comme la certitude différente du savoir. C’est l’acte de foi. Cette croyance-certitude peut prendre deux formes : d’une part, c’est la certitude qui n’est fondée sur aucun motif intellectuel, mais sur le sentiment et la volonté. Dans ce cas, la seule raison que l’on ait d’affirmer est qu’on désire ou qu’on veut que les choses soient comme on les pense. C’est, par exemple, le « saut dans l’absurde » de Kierkegaard, la foi pratique de Kant, la « foi philosophique » de Jaspers. Cette sorte de certitude est comme un coup tiré au hasard : elle n’a qu’une chance infinie d’être vraie ; d’autre part, c’est un assentiment ferme, ni aveugle ni contraint, donc, en même temps, rationnel et libre. C’est la foi fondée sur la compréhension de motifs objectifs, mais où il faut que la volonté intervienne pour déterminer l’assentiment. On donne sa foi, on fait confiance si l’on veut librement, mais non sans de bonnes raisons. On ne croit pas si l’on ne voit pas qu’il faut croire et si l’on ne veut pas croire.

La foi la plus ferme et la plus solidement fondée peut en revanche toujours être ramenée au rang d’une opinion par ceux qui ne la partagent pas. Si quelqu’un parle de vos « opinions religieuses » au sujet de votre foi, c’est qu’il n’en a pas l’expérience ou qu’il ne sait pas existentiellement ce qu’est cette foi-certitude. Mais, de plus, il faut se garder d’identifier foi et foi religieuse. La foi religieuse est un cas particulier de la foi simplement humaine, sans référence religieuse : il y a mille occasions, en effet, où l’on croit autrui sur parole sans avoir vu soi-même la vérité de ce qu’il dit. En tout point du globe, chez tous les hommes, c’est cette confiance de personne à personne qui crée et entretient la vie. Sans elle, rien n’est possible.

Les vérités qu’il croit, le philosophe croyant cherche à montrer qu’il a raison d’y croire. Sa raison est-elle en dépendance de sa foi ? Certainement. Il n’est donc pas un philosophe, mais un théologien ? Non. Il est philosophe parce que sa foi n’intervient pas dans son travail. Sa foi guide sa raison. Que font, dans la conduite d’un avion, les lumières qui balisent l’aérodrome ? Strictement rien. C’est le pilote qui conduit son avion ; les lumières se contentent d’indiquer clairement la piste d’atterrissage. Mais c’est grâce à elles que la piste ne fait pas fausse route.

Autre objection : le philosophe croyant aborde les problèmes philosophiques avec un préjugé fixé dans son esprit ; il ne cherche pas réellement la vérité ; il connaît d’avance les réponses. La foi est-elle un préjugé ? Certainement. Mais personne n’aborde une question sans préjugé, sans avoir une idée de ce qu’il veut prouver. Le plus grand préjugé est de croire qu’on n’en a pas. Un préjugé ne peut être nuisible pour la vie intellectuelle que s’il est inconscient et inavoué. Or, la foi du croyant est consciente et publiquement professée.

En un sens, le croyant ne cherche pas la vérité mais il l’aime. En un autre sens, il cherche la vérité comme tout autre homme. Il cherche à comprendre sa foi comme vérité. Ne sommes-nous pas en droit de conclure que la philosophie d’un croyant est une vraie philosophie, œuvre de raison comme

toute autre, mais ayant plus que tout autre la chance d’être en plus une philosophie vraie ?

• Foi et raison :

La foi et la raison sont deux modes de connaissance de la religion et de la philosophie. Du latin fides, « confiance », « croyance ». Au sens théologique, la foi désigne la confiance absolue que l’on met en Dieu, même en l’absence de toute certitude logique. On oppose souvent la foi et la raison.

Credo quia absurdum, aurait dit Tertullien : « Je le crois parce que c’est absurde ». Autrement exprimé, l’important dans la foi n’est pas de comprendre, mais de croire. D’autres comme Thomas d’Aquin, affirment au contraire que la raison et la foi sont complémentaires, et la vérité unique.

Par opposition à l’attitude de croyance et de confiance en Dieu, la raison vient du latin ratio, c’est-à-dire « calcul », « faculté de calculer, de raisonner ». C’est un mode de penser propre à l’homme. A contrario de la foi, la « lumière naturelle », c’est-à-dire, le bon sens naturellement est présent en tout homme.

La foi et la raison constituent, selon Spinoza, deux modes de connaissance de distincts, puisque la raison est source de vérité et la foi, marquée du sceau de la révélation - pourtant, dans le Traité théologico- politique, il y a une convergence (et donc quasi objectivité) entre l’enseignement de tous les prophètes et de tous les pères de l’Eglise au sujet et la véritable vie à mener pour être sauvé. Dans une certaine mesure, on peut soutenir que tandis que la foi relève d’une certitude subjective résultant de ce que l’on suppose être la révélation d’un Dieu transcendant et anthropomorphe s’exprimant à nous de l’extérieur, la raison est, quant à elle, une lumière naturelle toute intérieure de laquelle se dégage une certitude au-delà de l’opposition du subjectif et de l’objectif puisqu’elle est l’expression en nous l’immanence divine qui s’offre à nous dans la clarté même de l’évidence intellectuelle.

Il n’y a pas à ignorer une vérité de la religion qui inspire la foi, dont la certitude n’est pas sans fondement, mais cette certitude reste imparfaite dans la

mesure où elle ne repose que sur des représentations imaginaires et des affections de la sensibilité.

En revanche, la religion n’est pas non plus pur délire de l’imagination par rapport à son contenu, le fait même qu’elle ne soit pas une simple croyance en des forces surnaturelles aveugles et qu’elle centre tout son enseignement autour de la parole de Dieu indique bien qu’elle se distingue de la pure superstition, même si elle ne s’en est pas totalement dégagée, et qu’elle se fonde sur une intuition vraie mais qui ne s’est pas suffisamment interrogée sur elle-même dans la mesure où son but n’était pas la connaissance de l’absolu et l’accession à une sagesse qui en plus d’être pratique serait contemplative. Cette perspective essentiellement morale et politique de la religion la dispense, voire peut-être lui interdit toute démarche réflexive afin de juger de la valeur de ses propres fondements.

• Des éléments explicatifs : Révélation et raison :

Leur rapport suggère dès l’abord la compréhension de deux types de vérité : les vérités de la raison renvoient aux idées, objet de la pensée ; les vérités de fait qui peuvent faire l’objet d’une expérience sensible. Le soleil se lève tous les matins : c’est une réalité que l’on constate avant de pouvoir l’expliquer par la raison. Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés : voilà une vérité que la raison doit démontrer.

L’autre vérité est la vérité « sensible au cœur » selon les termes pascaliens, dévoilées par Dieu au croyant. On peut insister davantage sur l’opposition de la vérité révélée et de la vérité rationnelle, représentée dans deux fresques peintes par Raphaël au Vatican. D’un côté, la vérité révélée apparaît comme une lumière divine, transcendante, tombant du ciel pour éclairer les hommes. La « splendeur de la vérité » qui illumine les hommes symbolise la foi chrétienne, dont la doctrine s’expose dans les textes sacrés et dans les écrits des docteurs de l’Eglise.

Mais, il existe aussi une vérité que l’on recherche à l’aide de la lumière naturelle. La fresque intitulée L’Ecole d’Athènes (fresque de Raphaël (1483- 1520)) réunit philosophes et savants de l’antiquité qui recherchent la vérité

accessible par la raison humaine. La vérité mathématique qui s’expose dans les Eléments d’Euclide est son modèle. La philosophie propose deux approches de la vérité. Platon désigne le ciel, lieu des vérités immuables par opposition aux apparences sensibles, comme pour dire que la vérité ne réside pas en ce monde. Aristote montre a contrario la terre où diverses réalités s’offrent au sens dont la raison ne doit pas s’éloigner afin de dégager la vérité par induction à partir de leur observation.

De quelle manière peut donc se manifester la vérité : la révélation ou la tradition ? La raison ? L’expérience ? Et est-il possible d’atteindre la vérité d’une seule manière ?

Spinoza disait qu’il n’y a de connaissance possible que par la vérité, et que c’est elle seule, qui nous permet de reconnaître, rétrospectivement, l’erreur et l’illusion : l’or ne peut être reconnu faux que par un connaisseur qui sait ce qu’est l’or véritable. « La vérité, dit-il, est norme d’elle-même et du

faux (sic veritas norma sui, & falsi est)»103.

• Attitude de croyance et de confiance en Dieu

La foi religieuse n’est pas la croyance en des mystères, dans laquelle l’homme prétend dominer Dieu, l’enchaîner par ses prestiges. C’est pourquoi beaucoup de religions considèrent la divination comme sacrilèges. Loin de soumettre les forces divines à sa volonté, l’homme religieux se fait humble devant Dieu. La prière est soumission et ne demande que le courage de supporter la volonté de Dieu. La foi est la confiance absolue que l’homme met en Dieu, au-delà de toute justification rationnelle ou morale. C’est dans cette optique que Pascal écrivait ceci : « Le cœur a ses raisons, que la raison ne

connaît point. »104

En revanche, Kierkegaard peut paraître celui qui montre le mieux que l’expérience religieuse transcende l’ordre éthique des règles générales ; ce passage de La Bible qui évoque l’angoisse d’Abraham peut illustrer à ce propos. En fait, Abraham (Genèse 22), prêt à sacrifier son fils Isaac, ressemble

103

Ethique, Deuxième Partie, Proposition XLIII, scolie, p.173. 104

en apparence à l’Agamemnon de l’Iliade d’Homère qui sacrifie sa fille Iphigénie pour que les dieux soient favorables, que le vent se lève et que la flotte grecque puisse voguer vers Troie. Mais Agamemnon est un héros éthique qui sacrifie son devoir plus général. Abraham a contrario est prêt à un sacrifice moralement absurde et même scandaleux par lequel Dieu le met à l’épreuve : il lui a promis de bénir sa descendance et il lui demande de sacrifier son fils unique, son espérance. Contre toute raison, dans l’angoisse, Abraham croit en la promesse. Il est celui qui témoigne de la foi. Il ne se sert pas de Dieu pour avoir un fils, mais veut un fils pour servir Dieu.

De là, cette question : la foi religieuse exclut-elle tout recours à la raison ? Si une religion relève avant tout de la croyance c’est que l’expérience intérieure y a occupé une place essentielle et que nous avons appris à séparer radicalement savoir objectif (raison) et croyance. L’argumentation rationnelle peut nous prémunir contre toutes les croyances irrationnelles comme la superstition ou la magie, qui relèvent d’un déficit ou d’un défaut du raisonnement. L’incantation ou la pratique magique, par exemple, prétendent agir sur la nature par des moyens occultes, en faisant l’économie du déterminisme naturel. Mais croire, c’est croire sans savoir, au-delà de ce que l’on peut savoir. Kierkegaard commentait le sacrifice demandé par Dieu à Abraham (Genèse 22) et l’angoisse de la foi étrangère à l’ordre de la raison : il est moralement déraisonnable, scandaleux, qu’un père tue son fils ; et il est totalement incompréhensible que Dieu exige d’Abraham qu’il tue son fils unique après lui avoir promis de bénir sa descendance. Mais Kierkegaard n’avait pas compris cette démarche qui est en fait une attitude de cœur de Dieu. Quelle peut être alors l’attitude de la philosophie en face de la religion ?

La philosophie peut opérer une réduction partielle de la religion, à travers l’expression symbolique de la philosophie elle-même. Kant montrait dans La religion dans les limites de la simple raison que la religion est la connaissance de tous les commandements divins. C’est évidemment là nier la spécificité du fait religieux : la morale est en fait à la dimension humaine, elle se préoccupe de notre existence sur la terre alors que la religion nous soumet à

la transcendance. Par exemple, quand Abraham, sur commandement divin, s’engage à sacrifier son fils, il accomplit là un acte loin d’être moral. Par ailleurs, la philosophie peut aussi prétendre réduire totalement la religion, expliquer la croyance au surnaturel à travers des raisons naturelles. Au XVIIIe siècle les hommes incroyants soumettaient à une critique rationnelle les arguments religieux (réfutation de l’existence de Dieu, critique historique des textes sacrés).

Pour Freud, la religion est une illusion créée par le désir. Marx s’inscrit dans la lignée, en indiquant que « la détresse religieuse est pour une part

l’expression de la détresse réelle et pour une autre la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la création opprimée, l’âme

d’un monde sans cœur »105.