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CHAPITRE III. : DE LA NATURALISATION DE DIEU ET DE LA LIBERTE DE PHILOSOPHER

III.3. La raison et le sentiment religieu

Quand Spinoza écrivait le Traité théologico-politique, il entendait envisager la séparation de la philosophie et de la théologie. Il est parti de l’analyse de la connaissance rationnelle dans son rapport avec la connaissance prophétique pour arriver à chasser les préjugés du vulgaire. Il indique que la connaissance prophétique tire son origine divine et il entend sceller la distinction entre le théologien et le philosophe. Il pense que si la certitude et la connaissance sont des piliers de la révélation intellectuelle, ces dernières n’ont rien en commun avec la révélation prophétique ; sa critique de la naturalisation, de la révélation prophétique est à analyser.

Il est capital pour Spinoza de se référer à ces deux significations qui communiquent entre elles : la raison, à condition de bien en user, est l’instrument qui permet d’atteindre la sagesse. L’expression est utilisée ici à une fin non moins innocente : notre philosophe l’exalte pour réagir contre le principe d’autorité représentée par la Bible, contre la foi en général, contre le

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Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843-1844, reproduit d’après Marx et Engels, sur la religion, Editions sociales, Paris, 1960, p.42.

dogmatisme béant. C’est ici le lieu de soulever que toute la philosophie spinoziste est dirigée contre la foi et toute sorte de croyance aveugle et sourde. Pour lui donc, toute philosophie est critique du vulgaire, de l’ignorance, du dogmatisme ; et comme telle la raison philosophique s’oppose à ce qui n’est pas certain, ni démontrable.

L’homme est un être de raison, un être intelligent, qui se pose toujours des questions qu’il tente de résoudre à ‘aide de sa raison. En fait, c’est sa raison qui le détermine, qui le fait être.

Avoir foi en quelque chose, croire en une chose ou s’attacher à une quelque divinité n’est pas savoir, or c’est le savoir que vise avec enthousiasme Spinoza animé par une soif absolue dans le pouvoir de la raison. Tout l’univers est dirigé parce qu’il est l’opération de l’entendement de l’homme éclairé par la connaissance. Avec Spinoza, l’homme est celui qui participe effectivement à la manifestation de son esprit, pour comprendre son environnement et tous ses attributs. Ainsi, avec Spinoza, l’homme est cet être toujours éveillé, raisonnable qui se garde de toute sorte de foi, de tout sentiment. Il faut donc faire confiance à la raison et non se fier aux opinions ni aux prédications prophétiques jugés imaginaires. Seule la raison permet d’accéder à la connaissance vraie, à la vérité. La raison à tout point de vue s’oppose à toute connaissance dogmatique.

En posant le postulat spinoziste selon lequel la raison se démarque de la foi, notre regard rencontre une fois encore celui de Platon. En effet, déjà avant Spinoza, Platon défendait l’idée que la réflexion sur la mathématique nous apprend que la vérité ne réside pas dans les apparences sensibles mais dans les constructions de l’activité intellectuelle. Ainsi défendra-t-il l’idée selon laquelle c’est de la pensée pure que nous devons faire usage pour atteindre la vérité absolue. Il n’est pas aisé de parler ici de la foisonnante richesse littéraire de l’œuvre de Platon sur laquelle est fondée la théorie de l’âme dûment exposée dans le Phédon. Seule une petite analyse suffira pour justifier notre argumentation. Platon est un penseur passionné de l’Ame. Pour lui, elle est le principe ordonnateur de l’intelligibilité du monde. Mais si le dynamisme

platonicien de l’intelligibilité recommande qu’on meure au sensible pour renaître à l’esprit ; c’est parce que le dernier tyrannise l’âme, c’est aussi une manière succincte de concevoir la raison (le plus haut degré de l’âme au sens platonicien) comme l’unique moyen sinon la voie sûre sine qua non, susceptible de conduire à la vérité, au bonheur. Il est certain que pour le philosophe antique l’exercice de la pensée c’est la liberté s’exprimant ; c’est une activité qui manifeste la dimension supérieure de l’homme. Penser ou raisonner est donc loisir parce qu’on pense ou on raisonne librement. Penser est loisir par rapport à la condition de pessimisme maladif, d’aigreur de ceux qui traînent une vie pénible et malheureuse, une existence de croyance obscure et moutonnière parce qu’une vie assujettie à la matière, à la merci des flots agités, envahie par les écrans et les opacités ignorantes. La pensée est lumière, liberté, libération. Le philosophe ici-bas est pour ainsi dire un esprit gai devant la tâche (effort d’entreprise rationnel) de sa mission divine qui est la recherche de la vérité. De cette façon, la raison qui représente pour Platon la plus haute dimension de l’Ame est le siège du pouvoir, de la puissance intellectuelle. C’est autour de cette logique rationnelle qu’il écrit : <<l’âme ressemble de

très près à ce qui est divin, immortel, intelligible>>106.

Ce que Platon recherche dans l’âme, c’est ce que Spinoza recherche dans la raison ; c’est une valeur inaugurale, un sôcle sur lequel s’appuyer pour rechercher la spiritualité, et par-delà cette spiritualité même, la vertu, la méthode, la science, le savoir infaillible dans un monde où le dogmatisme, la foi ignorante et les opacités subjectives mènent les hommes parfois vers les chemins ténébreux du mal. Ce qui prévaut donc chez Spinoza, c’est l’esprit critique qui rompt totalement avec l’incertitude, qui détruit toutes les opinions sans analyse. Comme nous le voyons, le penseur du rationalisme est un élogiste de la raison, du moins du bon usage de la raison. Ainsi pour fonder la science, la raison remet tout en cause et s’attèle à tout démontrer, même la Nature. Par la réflexion, il nous est apparu ceci : la raison nous montre ce qu’est la réalité,

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ce que la réalité est en rapport déjà avec elle. La spéculation, la raison nous montre sa conformité à l’expérience, à la réalité. Cette proportion est refusée par le sens commun et même les théologiens. Leur refus a pour postulat ceci : la foi ou la vie n’est pas la raison et la raison n’est pas la vie. Ainsi raison et vie sont posées comme entièrement antithétiques l’une de l’autre. Pourtant, il est permis de nous poser une question : la vie elle-même, n’est pas la raison désormais à l’existence ? La vie, n’est-ce pas, la raison étant-là dans la substance ? N’est-ce pas la raison existante ?

La moindre réflexion nous suggère ceci : c’est à partir de cette présupposition que les sciences sont possibles. La démarche scientifique présuppose que la raison est perdue dans le monde et qu’il importe d’en chercher les traces. La raison est ainsi entendue comme un fond d’étoffe, car dans les choses il y a un sens, du rationnel.

En ce sens, c’est même de la philosophie comme rationalisme que toute science tire son sens. Comme conséquence : la philosophie jugée comme le monde à l’envers est simplement le monde lui-même à l’endroit. Elle nous montre que ce qui est en bas est dans le fond ce qui est en haut. La raison a en effet ce caractère admirable qu’elle est transparente, qu’elle s’explique entièrement en se donnant ; elle nous montre aussi pourquoi le vrai est vrai.

Ainsi, la raison se révèle comme une méthode de connaissance fondée sur le calcul et la logique, employée pour résoudre les problèmes posés à l’esprit, en fonction des données caractérisant une situation ou un phénomène. Elle a été attribuée à l’homme par la nature en vue de quelque fin ; en effet, de ce que chaque organe d’un être vivant remplit une fonction précise comme l’observation nous apprend, on est amené à croire qu’il en est de même pour chacun des facultés de l’esprit. Or il serait étrange que l’objectif du bonheur (pour lequel l’instinct naturel est bien mieux armé) soit celui de la raison qui semble faire en vue d’une fin non pas égoïste mais beaucoup plus noble.

Il apparaît qu’à l’époque de Spinoza où la raison domine la foi on assiste à une « éclipse » de la raison en tant que faculté susceptible de nous révéler des valeurs faisant l’objet d’une certitude universelle, du moins sur le

plan éthique. La raison de cette façon assure la coordination entre les moyens et les fins en s’appuyant sur le critère de l’efficacité.

Il est remarquable évidemment qu’aucun autre mode de connaissance ne peut se mesurer à la raison dont la valeur et la dominance demeurent incontestables. Peut-on alors encore nier la raison à la manière des Docteurs de la scolastique qui exaltent la puissance et affirment bruyamment la supériorité de la foi ? Ce serait sans doute, observe Spinoza, méconnaître le pouvoir et la puissance de cette faculté spécifiquement humaine. L’univers de la philosophie est donc un univers rationnel dénué de tout mystère. C’est un univers déterminé par le pouvoir de la réflexion et de la sagesse. L’attitude du philosophe est commandée par la raison, le raisonnement tout à fait opposé à la révélation. En philosophie, c’est la raison s’exprimant, la liberté d’expression, la discussion. Dans la pensée philosophique, nous pouvons ouvrir une parenthèse et penser aux vacances prochaines ou aux astronautes de Cap Kennedy ; fermant ensuite la parenthèse, nous reviendrons au problème qui nous occupe. Nous disposons même d’un certain pouvoir de penser ce que nous voulons. Nombre de délibérations se terminent par un arbitrage de volonté qui opte pour une solution qui ne s’impose pas.

Si nous nous défions de tout et ne croyons plus à rien, nous ne serons pas trompés. Face à l’absolu demeure donc une possibilité de vérité : je puis toujours me retrancher dans l’absolu de la défiance. Il y a donc en nous, grâce à la raison, une puissance d’affirmer ou de nier qui semble infinie, plus puissante en tout cas que toute croyance au mysticisme, que toute tromperie, aussi diabolique soit-elle. Le nerf de toute pensée, c’est le pouvoir de nier, identique au pouvoir de penser librement et penser vrai. De même connaître un objet c’est en comprendre la nature par la pensée (rationnelle), ce n’est pas en faire un tableau pour les yeux.

Comme on le voit, la Raison est le principe et l’essence du monde. On pourrait donc définir le rationalisme spinoziste comme l’audace de la raison pour pénétrer dans la nature des choses, dans celle de l’homme et celle de Dieu. La réalité de la raison est entendue ici comme faculté susceptible

d’amener l’homme à prétendre à la transcendance et à la connaissance claire et distincte de l’existence et de la bonne conduite de la société. De la sorte, il n’y a pas une chose au monde, un événement, pas un détail qui ne soit explicable par la raison réfléchissante, c’est-à-dire qui ne soit déductible des principes posés par la raison.

On comprend alors avec Spinoza que celui qui n’accepte pas la raison comme juge de toute pensée, de tout discours et de toute conduite, sort simplement de la philosophie. L’homme est l’être qui pense, qui parle et qui agit. Ces trois instances de son être au monde ne sont significatives qu’à la condition qu’elles s’ordonnent à la raison comme leur mesure, leur habitat, lieu de séjour. Là où la raison fait défaut nous avons tout sauf la pensée, le dire et l’agir en tant que ce par quoi l’honore son essence. C’est pourquoi tout simplement la philosophie est le lieu où la raison en tant que raison se voit entièrement prise en charge. Elle est la décision du sujet qui veut voir clair en lui-même, autour de lui-même et au-delà de lui-même. Les préjugés et les illusions nous aveuglent alors nous demeurons dans l’obscurité ; celle-ci nous rend insensible à la splendeur du vrai. Nous voulons penser pour ne plus demeurer dans l’obscurité. En conséquence, nous voulons faire usage de la raison comme la sphère qui nous permet de comparer les choses, de mettre chacune à sa place et définir chaque valeur. Parce que l’homme sait que le savoir est mieux que l’ignorance, la lumière vaut mieux que l’obscurité, il ne se contente pas de faire usage de la raison. Désormais, il va déterminer la raison même comme sa racine affirmative, sa nature intrinsèque. Il va chercher à se lier à la raison dans une tâche infinie. Spinoza entend montrer ici que l’émancipation de l’homme et de l’humanité en général ne peut se faire sans une société conforme à la raison. C’est dire que tout est raison et tout s’explique par la raison. C’est dire que tout est raison et tout s’explique par la raison. Nous pourrions à la réflexion dire que le but de la philosophie spinoziste, c’est de montrer la rationalité du monde.

En fin de compte, avec la philosophie spinoziste, une pensée rationnelle est à l’œuvre : la raison organise le monde et lui donne forme. Le sage,

détenteur de la raison, le philosophe, ami de l’esprit critique et des questionnements permanents, l’éclaireur des consciences par excellence, maître de lui-même et de la nature, représente la grande figure intellectuelle et morale de l’époque de Spinoza. Apparemment, Spinoza semblait être proche du christianisme, lui qui dans le Traité théologico-politique faisait du Christ le « philosophe par excellence » et une grande priorité dans ses analyses, un beau risque à courir.

En un mot, au lecteur pressé qui désirait courir au texte principal de cette philosophie spinoziste, le conseil ne peut être que fort simpliste car la réponse engage non seulement une lecture particulière de la doctrine rationaliste mais plus fondamentalement sa propre conception de la raison. En fait, si pour le lecteur la vérité rationnelle, c’est avant tout la recherche des principes de la connaissance, c’est-à-dire une métaphysique, où l’homme qui veut savoir se prend brusquement d’inquiétude pour lui-même s’interrogeant sur son mode d’insertion dans la rationalité, par le tutorat de la raison, alors le texte fondamental est ici l’expression de la pensée. C’est par la raison que nous accédons à la vérité, c’est-à-dire à la nature de la chose, à l’essence, à l’être intime, à la certitude et à la connaissance vraie.

C’est sur la base de l’analyse des rapports de la raison et de la foi que Spinoza construit sa conception de Dieu, et partant de sa critique des causes finales.