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CHAPITRE I. : LES MODALITES DE LA RAISON I.1 A la découverte de la raison

I.5. Le rôle politique de la raison

La théorie de la connaissance commande d’abord un exposé des passions, puis une étude de la libération avec le rôle politique qu’y joue la raison, et enfin une analyse de l’état bienheureux où s’associent la connaissance vraie, l’immortalité de l’âme, l’amour de Dieu pour l’homme et

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la vraie liberté. Il s’agit de découvrir ici dans le champ politique le rôle que joue la raison à travers les modalités majeures que sont le désir et les passions.

C’est précisément dans la troisième partie de son ouvrage, Le rationalisme de Spinoza, que Alquié expose les principes de la raison connaissante et la raison salvatrice. Il évoque à ce propos la théorie des différents genres de connaissance. Pour Spinoza, la connaissance vraie est la connaissance par raison déductive, mathématique partant des attributs de Dieu et passant ensuite à ce qui en résulte, allant de la Nature naturante à la Nature naturée. En revanche, Spinoza oppose à cette connaissance, dite du second genre, deux autres types de savoir. Il place au-dessus d’elle la connaissance du premier genre de connaissance par ouï-dire, par mémoire, par expérience sensible, par imagination. Au dessus, il situe la connaissance du troisième genre, ou science intuitive.

Dans cette partie, on peut parler d’Alquié qui analyse les différents rôles de la raison et s’interroge sur sa contribution de bien des façons à la constitution de la morale spinoziste. Ainsi, dans son rôle explicatif, elle nous aide à gouverner nos sentiments, à les penser avec vérité et à les conduire avec lucidité et sérénité. Son rôle de législateur prescrit à l’homme les sentiments qui s’accordent avec les règles de la raison humaine. Elle conduit l’homme à agir par vertu, à vivre et à conserver son être, à le conduire au bien suprême de l’âme, donc à la connaissance de Dieu. En général, les hommes sont dominés par les affections qui sont des passions, lesquelles les contrarient dans leur recherche du bien. Ainsi, le rôle politique de la raison consiste à permettre aux hommes de s’accorder nécessairement en nature sous la conduite de la raison. C’est de là que Spinoza présente le tableau de la cité des hommes raisonnables, s’accordant nécessairement en vertu de la communauté de leur nature, afin que l’homme devienne un « Dieu » pour l’homme en organisant de la meilleure façon possible la société. Enfin, la raison apparaît, d’une part, comme sélective, car elle fournit des critères d’option, de tri et de conduite de l’homme au contentement de soi. Sous le commandement de la raison, l’on procède à une sorte de revue sélective des sentiments, d’opérer un choix entre eux avec

sagesse. D’autre part, la raison introduit dans la vie temporelle la vérité que renferme la raison des choses aperçues sous l’aspect de l’éternité. Elle rend possible une comparaison des biens indépendante du temps pour faire émerger des biens présents et futur plus grands. La raison apparaît donc comme salvatrice de notre existence quotidienne, en laquelle la force de raison se mêle à la force de nos sentiments, et notre action à notre passion essentielle. C’est en ce sens qu’elle devra nous conduire au salut.

Des scolastiques aux cartésiens, la raison apparaît comme une valeur empirique. D’ailleurs, la raison humaine constitue le ciment des esprits. En tant qu’elle désigne une somme de connaissances et de valeurs, la raison est une donnée active et dynamique de l’activité scientifique. Dans la conception

kantienne, « la raison »46 tend à se désacraliser pour devenir au final laïque,

sans référence à la divinité.

Hobbes indiquait que l’individu dans l’état naturel est un loup pour l’homme, alors qu’au niveau de la société, il devient un Dieu. Spinoza, lui, ne s’engage pas sur cette voie d’opposition radicale entre ces deux états. La raison désigne selon lui une donnée naturelle et de la société eu égard au fait que l’homme agit par les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la Raison. C’est donc par la raison que l’homme devient libre. Spinoza le confirme : « l’homme libre, c’est-à-dire qui vit sous la seule dictée de la

raison (Homo liber, hoc est, qui ex solo rationis dictamine vivit »47

Spinoza se démarque de la vision hobbesienne et rousseauiste sans doute, en ce sens qu’il ne s’inscrit pas dans une opposition état de société – état de nature. (Ne l’a-t-il pas indiquer justement dans la lettre 50 ?) L’Etat le meilleur est celui qui se rapproche le plus de la nature qui, loin de diminuer la puissance de l’individu, la multiplie par la puissance des autres individus. N’oublions pas que la fin de la société n’est guère la domination, mais la

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Au sens large où le mot désigne dans le titre de la Critique de la raison pure. Avec le sens plus étroit qu’il prend dans la Dialectique transcendantale, où il désigne la faculté qui nous invite à chercher dans un inconditionné l’explication ultime des phénomènes, nous sortons du domaine de la connaissance scientifique ; mais nous n’en tenons pas compte.

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liberté. Mais il est vrai que les sentiers d’accès à cette fin sont de façon nécessaire tirés de la nature, qui n’est pas uniquement la raison mais aussi l’appétit. On voit qu’il représente la société et la raison.

Ainsi, la raison qui fait partie de la nature de l’homme (même si elle n’est pas suivie par la plupart des hommes) est toujours conseillère de paix, et c’est au regard de la raison que l’homme est un dieu pour l’homme. Le rationalisme spinoziste lui proscrit donc d’admettre que l’état de nature soit sans restriction l’état de guerre de chacun contre tous.

Revenons encore à Kant. Il envisageait de fonder en raison l’obéissance sans condition. C’est son impératif catégorique ; mais Spinoza refuse cette tendance. Pour lui, en effet, Dieu ne peut pas, pour la raison, être un prince imposant sa volonté ; il faut en outre se refuser à proclamer divins (ou devant être obéis) des commandements dont la cause n’est pas connue. Pour ainsi dire, le formalisme, principe de l’obligation est rejeté pour les individus capables de connaissance philosophique ; l’obéissance semble au contraire l’unique voie de salut ouverte aux non-philosophes.

C’est la raison qui conseille à l’homme de vivre dans l’état de société et qui exige que la législation générale de la nation soit à l’abri de toute atteinte. C’est donc obéir à la raison que d’obéir aux lois de son pays, et cela d’autant plus que l’intérêt de la nation est de rechercher l’intérêt des individus et de se laisser guider par la raison. En définitive, la raison contribue à la protection de la paix et au maintien de la concorde dans la société.

L’objet de la raison est chez Hobbes et Spinoza de garantir par la raison rationnelle, la diversité naturelle, c’est-à-dire, l’individualité dont la raison est le signe. On peut alors distinguer deux étapes expressives de la politique : celui où l’on peut jouer et combiner artificiellement ou réellement certains affects comme d’autres dans l’objectif de construire une situation stable et d’éviter des catastrophes destructrices pour tous ; celui qui rend par la conduite de la raison infaillible du souverain l’action intersubjective de l’homme plus efficace et productive car le souverain protège l’individu. Sous ces deux aspects, Spinoza se rapproche de Hobbes pour concevoir la constitution anhistorique de l’Etat

mais en même temps renverse le contenu en ce qu’il se fonde sur les fondements épistémologiques différents. Ainsi l’action politique de l’individu chez Hobbes, se détermine dans la finitude et l’obéissance, tandis que cette action chez Spinoza se réalise dans et pour la liberté.

Matheron montrait dans Individu et communauté chez Spinoza que face aux passions (fortes et néfastes), il faut user de la Raison qui soit assez puissante pour conduire une précise politique de bascule. Mais alors, est-elle en mesure de se développer jusqu’à parvenir au seuil de l’invincible ? Ceci amène le commentateur à questionner les fondements de la vie raisonnable. Il pense, en effet, que ces fondements sont les mêmes que ceux de la vie passionnelle. Les commandements de la Raison sont l’expression de l’authenticité de la racine même de nos impulsions passives. Ils sont pour ainsi dire le conatus individuel et interhumain lui-même, désaliéné, libéré du joug perturbateur des causes extérieures. Pour l’auteur, agir par la vertu, c’est toujours conserver notre être selon le principe de l’intérêt personnel. Mais cette quête ne connaît une véritable efficacité que si elle se déroule sous la conduite de la Raison. Il s’interroge sur le rôle de la Raison. Serait-il uniquement instrumental tel que l’envisage Hobbes ?

L’auteur répond par la négative et rappelle deux aspects du monisme anthropologique de Spinoza : d’une part, le conatus est notre moi tout entier. Il est, en effet, notre essence actuelle, constituée dans sa totalité d’un système en cercle fermé. Tendre à persévérer dans mon être, c’est tendre pour ainsi dire, à produire ce qui se déduit de tout ce que je suis ; d’autre part, la Raison n’est pas autre chose que nous-mêmes. Contrairement à la vision hobbesienne qui la réduit à un ensemble d’opérations formelles portant sur des données fournies une individualité biologique déjà constituée (sorte de machine à calculer greffée sur un appareil végétatif qui seul, définirait notre moi), la Raison s’intègre à notre moi comme la passion. Ma raison désigne donc « mon-âme-

en-tant-qu’elle-a-des-idées-adéquates », comme le note Spinoza : « L’essence

clairement et distinctement (rationis esssentia nihil aliud est, quàm Mens

nostra, quatenus clarè, & distinctè intelligit48.

Au total, toutes ces vérités combinées, l’auteur indique que tendre à conserver notre être sous la conduite de la passion, c’est renouveler et intensifier toute excitation joyeuse et repousser toute excitation triste. Au niveau de la Raison, tendre à conserver notre être sous sa conduite, consiste à faire ce que se déduit de l’essence de notre être en tant qu’elle a des idées adéquates. Lorsque la Raison nous guide, ce sont ses désirs à elle qui prédominent, et elle ne désire que s’actualiser au maximum. Vivre sous la conduite de la Raison est à soi-même sa propre fin que la connaissance ; la vie de la Raison, est chez l’homme raisonnable la fin en soi et non le moyen.

L’utilitarisme rationnel, sous peine de paraître une illusion précaire, doit devenir intellectualisme. D’où l’effort de compréhension est le premier sinon l’unique fondement de la vertu. On peut alors lire dans l’Ethique : « Cet

effort pour comprendre est donc le premier et unique fondement de la vertu (est ergo hic intelligendi conatus primum, & unicum virtutis

fundamentum). »49 Cet effort est le conatus parvenu à son plein épanouissement

et à son plus haut degré d’efficience. Si l’homme est un être qui est pleinement établi lorsqu’il conçoit clairement la vérité, alors le modèle idéal de la nature humaine est l’être qui agit entièrement et donne le nécessaire pour avoir des idées claires. Le désir de connaître est de cette façon la vérité du désir d’être.

Matheron reconnaît que la science nous sert encore à perfectionner la médecine et la technique, à organiser notre expérience de façon à jouir harmonieusement de toutes les commodités de l’existence. En revanche, cet aménagement rationnel de la Nature n’est plus qu’un moyen : il nous sert lui- même à nous constituer un milieu favorable au déploiement de la connaissance. Connaître pour mieux organiser le monde afin de mieux connaître encore, est le cycle complet de la vie raisonnable. Ce qui veut dire en clair, connaître pour

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Spinoza, Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXVI, Démonstration, Traduction par Bernard Pautrat, Editions du Seuil, Paris, 1988, p. 379.

49 Idem.

connaître. On le voit avec l’auteur, la Raison juge bon ce qui favorise l’émergence de la connaissance vraie ; et mauvais ce qui l’entrave. Disons que c’est de la Raison que nous analysons et comprenons de façon précise toute incertitude.

C’est le lieu de soulever que le problème traditionnel de la philosophie morale peut se résoudre ici. La première interrogation « quel est le Souverain Bien ? » mérite d’être soulignée in extenso. Matheron montrait que cette question n’a pas été posée explicitement par Hobbes : selon la vision hobbesienne, la conservation de l’existence biologique brute forme le « premier bien », mais notre volonté de puissance ne se rassasie pas. Chez Spinoza, a contrario, il y a un Souverain Bien, c’est la connaissance de Dieu :

« Le souverain bien de l’Esprit est la connaissance de Dieu, et la souveraine vertu de l’Esprit est de connaître Dieu (Summum Mentis bonum

est Dei cognitio & summa Mentis virtus Deum cognoscere). »50 Dieu est alors

la cause unique dont se déduit le cours entier de la Nature, son idée vraie nous donne la clef de toutes les autres idées vraies.

Matheron a essayé de conclure sur cet aspect en intitulant la nécessité

de la médiation politique. Ici, il établit, en effet, que l’étendue de notre savoir est liée à la vivacité du désir rationnel qui nous a permis d’y parvenir. De sorte que la Raison se déploie en se renforçant par une sorte de rétroaction positive. C’est dire que pour être raisonnable, il faudrait l’être auparavant. L’auteur fait remarquer que la condition maximum paraît irréalisable au regard de ce que la Raison ne peut s’élever d’elle-même jusqu’ à imposer toutes ses exigences. En vérité, n’étant pas seul, même pas dans l’état de nature, notre rapport au monde est médiatisé par notre rapport à autrui. Les contradictions inhérentes de la vie interhumaine amènent nécessairement les individus à construire une société politique permanente. Celle-ci ne pourrait absolument naître de la Raison. La Raison détermine donc les individus à une vie extérieure, même en dehors d’elle, en accord de fait avec les commandements de celle-ci.

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L’auteur indique que le jeu des institutions conduit les hommes à une coopération particulièrement pacifique, en fait, une certaine concorde. Tel est le chemin du salut. Selon l’auteur, c’est la médiation politique et elle uniquement qui rend possible le passage du fondement de la vie raisonnable à son déploiement effectif des exigences de la Raison à leur incarnation de la vie quotidienne. D’où la création des conditions extérieures de la vie raisonnable n’est que le résultat ultime de la société politique et non sa fin. La raison conduit à l’épanouissement de la société.

En fin de compte, Spinoza sans pouvoir l’indiquer dans l’Ethique, le montre bien dans ses deux traités : hors de la société, tout progrès de la Raison s’avère impossible ; une proposition que Matheron considère comme la conclusion finale de la Politique.

Justement, Matheron fait une analyse en partant de l’état de nature à la société politique. Il montre que les exigences de la Raison n’ont aucun poids à l’état de nature, alors tout porte à croire qu’elles sont inexistantes. Faut-il de cette façon s’accuser d’avoir d’attribué à Spinoza l’idée selon laquelle la société politique est l’œuvre de la Raison ? En mettant à exécution les désirs de la Raison, les individus s’accorderaient de façon spontanée, et ainsi l’Etat serait inutile. La raison qui fait exister l’Etat prouve l’impuissance de la Raison et de l’Etat lui-même. Si la société politique arrivait à surgir, elle ne sera plus le simple jeu spontané et aveugle de la vie interhumaine passionnelle. Spinoza n’a pas omis d’insister sur le fait que la Cité est la résultante mécanique d’un pur rapport de forces. Pour lui, la doctrine politique qui est la plaque tournante de sa doctrine de l’individualité se structure de la même façon que celle-ci, c’est- à-dire l’interprétation évoquée dans l’Ethique. En combinant les deux traités, on peut obtenir que le passage de l’état de nature à la société politique, celle provenant de celui-ci comme l’individualité humaine découle de la substance. Confère Traité politique Chapitre II, § 1-5 et Chapitre III, § 10-17, Chapitre IV, §1-3 / Traité théologico-politique, les chapitres XVI et V / Ethique, scolie II, Prop.XXXVII. Etude du devenir catastrophique des sociétés politiques de fait, mal organisées, sont victimes d’une aliénation, qui bien

ressemblante à celle de l’individu passionné dont le livre III de l’Ethique décrivait les avatars. Partant des principes, deux solutions sont envisageables : d’une part, la théocratie idéale : théocratie, non pas telle qu’elle a existé historiquement chez les Hébreux, mais rectifiée, démarquée des imperfections qui du reste l’ont voué à la perte ; d’autre part, théocratie historique : (Confère Traité théologico-politique Chapitre XVII, Traité politique, §4), c’est une mécanique agencée dont résulte pour les individus une aliénation impeccablement dirigée qui les adapte profondément à leurs fonctions. La deuxième solution est l’Etat « libre », équivalent social de ce qu’est l’ « homme libre » de l’Ethique : Monarchie, Aristocratie ou Démocratie idéales. C’est une mécanique aussi merveilleusement agencée, qui en revanche crée un milieu favorable au développement de la Raison. Confère Traité politique, chapitre VI-XI, Traité théologico-politique, les chapitres XIX et XX.

On peut dire à juste raison que pour Spinoza la sécurité résulte d’abord de notre capacité à nous libérer de la crainte ; un climat sécuritaire initial garanti par la justice, ne favoriserait-il pas au contraire une libération plus rapide, plus efficace de toute crainte, favorisant par là un climat plus favorable au développement de la raison. Comment envisager alors son rapport avec l’éthique ?