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Des relations de collaboration au sein du champ de l’ « enviro-sécurité »

Chapitre 3 : L’ « enviro-sécurité » un domaine de recherche hétérogène Rivalités et

2. Structuration du champ et luttes symboliques : analyse des dimensions sociales et

2.3 Des relations de collaboration au sein du champ de l’ « enviro-sécurité »

275 Entretien oral, 12 mai 2015.

276 Lors de l’entretien, il nous semble que l’utilisation « des autres » est importante en ce que cela dresse une frontière. « Les autres » sont ceux qui s’affublent de sobriquets, sans identifier leurs pairs par leurs vrais noms et qui occultent par cet effet, les collaborations qui existent entre groupes et chercheurs.

277 Alors que Buhaug conteste l’étiquette « groupe d’Oslo », il est intéressant de noter que c’est notamment par lui que s’est propagée l’idée du « gang » de Berkeley.

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Avec les co-citations, nous avons examiné les relations cognitives au sein des groupes de chercheurs. En insistant d’abord sur l’aspect conflictuel du champ, nous avons mis en lumière six groupes antagonistes. Nous avons étayé cet argument à l’appui de nos entretiens. Cependant, ce n’est pas faire justice à l’ensemble des relations de collaborations qui se nouent dans le champ scientifique. En laissant, une fois encore, les considérations formelles de côté (une analyse des relations de co-écriture), nous mettons l’accent ici sur les liens de collaborations exprimés principalement par le biais des « amitiés » et « soutiens ».

Nous avons évoqué plus haut le scepticisme de certains chercheurs à l’égard de l’analyse de co-citation. Leur scepticisme parfois et le décalage qu’ils évoquent entre les données formelles et la réalité les pousse à retracer les relations plus informelles qu’ils entretiennent dans le champ. En soulignant ces relations de coopération, ils ne manquent pas moins (implicitement) de signifier à quels groupes ou « coalitions » ils appartiennent. A la fois cela permet de corroborer l’argument selon lequel les luttes propres au champ scientifique influencent les débats académiques, et constituent donc une force motrice dans la production du savoir, et en même temps cela autorise une représentation débarrassée des risques du prisme déformant de la sociologie du conflit278. D’ailleurs, la collaboration entre chercheurs

participe également à l’émergence de l’ « enviro-sécurité ».

Lors des entretiens, les chercheurs dévoilent l'existence de groupes et des relations de collaboration informelles au début des années 1990. Par exemple, Marc Levy se souvient de l'époque où il était diplômé de deuxième cycle en RI comme les « Cambridge days ». Nous évoquerons dans le prochain chapitre comment l’essor de l’ « enviro-sécurité » dépend de la concentration intellectuelle et politique sur la côte est des États-Unis, proche de Washington D.C. Levy se réunira avec des chercheurs de Harvard et du MIT. Thomas Homer-Dixon a été l'un d'entre eux. Homer-Dixon a d’ailleurs constitué un groupe informel (réunions de

278 Un des risques de vouloir mettre en relief les relations conflictuelles entre les acteurs était de ne voir que cela ; et d’attendre des entretiens qu’ils les révèlent.

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discussion) et interdisciplinaire de pairs avec qui il a partagé ses premières réflexions sur les conflits environnementaux. Invisible à travers l’analyse formelle, il faut relever le réseau qui s’est développé autour de l'Association Américaine pour l'Avancement des Sciences (AAAS) à Washington, avec laquelle Homer-Dixon est devenu associé ; l’Académie Américaine des Arts et des Sciences à Cambridge et la Fondation Mc Arthur ont également mis en lien Peter Gleick et Homer-Dixon qui devaient travailler ensemble dans la phase hybride de l’ « enviro- sécurité ». D’ailleurs si Homer-Dixon apparaît comme un nœud central dans notre cartographie du champ, c’est qu’il reçoit le soutien (surtout au moment de proposer ses premières hypothèses) de Mathews et Dabelko (Council on Foreign Relations) et de Matthew (qui empruntera très vite une trajectoire de recherche différente). Situés dans la région de Washington, ces acteurs ont tous travaillé en étroite collaboration et ont appuyé des résultats préliminaires de Homer-Dixon. Bien que le débat qui a eu lieu entre Homer-Dixon et Gleditsch fasse partie de l’histoire conventionnelle du champ, il éclipse l'intérêt que PRIO avait dans les conclusions de Homer-Dixon. La collaboration entre Homer-Dixon et PRIO a été possible par l’entremise de Dan Smith qui a dirigé PRIO entre 1993-2001. Il explique comment les choses se sont passées:

« There was an interesting set of questions, areas to be explored. If you take this at a different angle, if you take the field of development studies, there was nobody who was writing about development and violent conflicts, “no! it’s for peace and security studies”. It was the same for the environment. And in the early 90’s TAD (Homer-Dixon) said “well there is something to say about the environment, development and conflict, we need to start talking about these issues in a serious way”. And you look at PRIO from an academic standpoint and you see PRIO equals Gleditsch equals critique of TAD but no! PRIO also equals Smith also working with TAD but not in a “I agree with everything you say” »279.

Thomas Homer-Dixon se souvient des « différences intellectuelles » avec PRIO et Gleditsch mais il les considère comme une « stimulation authentique ». Homer-Dixon et Val Percival (qui était son assistante de recherche au début des années 1990) sont allés à PRIO à partager

279 Entretien oral, 6 mars 2015.

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leurs réflexions sur les liens entre l'environnement, le développement et les conflits. Un chercheur nous a confié que le voyage de recherche de Percival était une manière de sceller une relation de collaboration avec PRIO, et pour Percival de jouer le rôle de « faiseuse de paix » entre Homer-Dixon et Gleditsch. Du côté de PRIO, il y a d’ailleurs beaucoup de sympathie à l’égard du travail de Homer-Dixon. Cependant, peut-être pour rester diplomatiques, les trois chercheurs que nous avons interviewés à PRIO évoquent des angles de recherches différents qui les ont empêchés d’être un soutien de long terme pour les travaux de Homer-Dixon.

En outre, les relations de co-citations ne montrent pas que Homer-Dixon entretient des relations intellectuelles avec la plupart de ses critiques.

« Dan Deudney is often cited as a critic of my early work. Over the years, especially in the early days, we had really valuable intellectual exchanges about environmental security issues. As it turns out, Dan and I see almost eye to eye on most environmental security issues. That's not at all apparent in the public documentation »280.

Bien que l'histoire traditionnelle oppose Homer-Dixon et Deudney, ils ont tous deux insisté sur le fait qu'ils sont « amis de longue date ». Deudney rappelle qu'il a évalué Environment, Scarcity and Violence de Homer-Dixon pour Princeton University Press et il a recommandé sa publication. De plus, Deudney ajoute que Homer-Dixon s’est basé sur son article de 1990 dans Millenium, qui était pourtant très critique de la sécurisation de l'environnement :

« In my article, I focus on five scenarios. He only focuses on one. He conceives the others as not likely to conduct to conflict. And the one he focuses on, it’s the one that I conceive the most likely (rires) »281.

Dire que les chercheurs passent beaucoup de temps à l'étranger comme chercheur invité est une banalité. Il faut cependant souligner que ces échanges intellectuels transcendent les frontières institutionnelles traditionnelles. PRIO est une plaque tournante en Europe pour de

280 Entretien oral, 4 février 2015.

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nombreux scientifiques dans le domaine de l’étude des conflits et de la Paix. Par exemple, Idean Salehyan (Université du Texas à Dallas, le « groupe CCAPS ») a été chercheur invité à PRIO en 2005 pendant son doctorat. Il parle de « relations personnelles » et « d’amitiés ». Ces relations ne sont pas explicitement visibles à travers l'analyse des co-citations mais elles expliquent que nous ayons parlé d’une proximité entre chercheurs qui « naviguent » entre plusieurs groupes282. Plus largement, PRIO a collaboré avec le « groupe ETHZ » de Zurich

(Bernaeur et Koubi), l’Université du Sussex (Raleigh) sur l’ « enviro-sécurité », à travers le Programme du Conseil Européen de la Recherche.

Invisible également la relation informelle entre Hsiang et Levy. Levy a été l'un des partisans de Hsiang au cours de ses années en tant que candidat au doctorat et plus tard en tant que chercheur postdoctoral à l'Université de Columbia et à l'Université de Princeton. Levy ne tarie pas d’éloges sur ce « jeune chercheur prometteur » qui offre selon lui, une recherche de qualité, robuste et scientifique283. Sur cette même ligne de raisonnement, Hsiang se rappelle

avoir reçu un courriel de Homer-Dixon après la publication de son article dans Nature (2011) sur la façon dont « Civil conflicts are associated with global Climate »284. Ce soutien

inattendu par Hsiang agit comme une reconnaissance symbolique de l'un des pionniers du champ, alors même que Hsiang n’avait que peu de connaissances sur le champ lui-même. On considère cet échange comme un exemple de proximité intellectuelle à partir d'un point de vue très informel. Par ailleurs, bien que l’historiographie de l’ « enviro-sécurité » présente Levy et Homer-Dixon comme deux opposants au cours des années 1990285, ils semblent

partager des bases communes aujourd'hui sur les liens entre l'environnement et la sécurité. En

282 C’est le cas dans la figure 7.

283 Les propos de Levy sur Hsiang rappelle aussi qu’ils défendent tous deux une certaine vision de la science, une « bonne » science qui s’appuie sur des données « dures ». Il se distingue, en même temps qu’il s’allie à Hsiang, de la recherche plus qualitative.

284 Solomon Hsiang, Kyle Meng, Mark Cane, « Civil Conflicts are associated with Global Climate », Nature, vol. 476, n° 7361 (2011), pp. 438-41.

285 Cette relation a surtout été déterminée par l’article de Lévy publié en 1995, qui était une critique directe des premiers résultats de Homer-Dixon. Levy discute notamment le statut de l’environnement comme une question de sécurité nationale.

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fait, Levy a récemment lancé le Environment, Peace, and Security Certification of Professional Achievement à l'Université de Columbia, visant à développer les compétences des praticiens en matière de liens entre l'environnement et la sécurité. Cela implique de nuancer la prédominance des relations conflictuelles puisque Levy partage à la fois des affinités épistémologiques et méthodologiques avec Hsiang (la technicité des outils statistiques et mathématiques comme gage de « bonne » science) et Homer-Dixon (le lien entre changement climatique et conflits).

Alors que l’analyse formelle identifie les acteurs centraux du champ de l’ « enviro-sécurité », et met en relief six groupes de recherche de manière systématique, un regard porté sur les relations informelles (non mesurées par le WoS) permet de donner du sens aux relations sociales.

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Conclusion

Que le changement climatique soit une menace pour la sécurité semble relever de l’évidence dans le discours global. Ce chapitre analyse comment le champ scientifique de l’ « enviro- sécurité » s’organise. Nous sommes confrontés à une multiplicité d'arguments scientifiques qui confortent à la fois ce discours et le remettent en question. Les controverses irriguent le champ scientifique. Nous avons choisi deux points de vue pour comprendre comment il est organisé. Tout d'abord, on trace les contours de la recherche en identifiant les chercheurs centraux. Deuxièmement, nous nous concentrons sur les dimensions sociales de la production de connaissances. En se fondant sur l'analyse des co-citations et les récits des chercheurs, nous soutenons que derrière les relations formelles se trouvent des éléments de conflit, de rivalité et de collaboration. Ces modèles illustrent une caractéristique essentielle de la pratique académique, qui est, sa compétitivité. Le champ de l’ « enviro-sécurité » est composé de six groupes visibles et auteurs périphériques qui participent à l'avancement des connaissances en même temps qu'ils luttent pour leur reconnaissance en tant qu'acteurs scientifiques compétents. Plus largement, ce chapitre met en évidence les acteurs académiques comme « pairs-compétiteurs ». Nous articulons les deux visions de Bourdieu et Collins puisqu’on éclaire à la fois la compétition que se livrent les scientifiques pour des positions objectives dans le champ (la possibilité de parler légitimement), mais aussi la « bélligérance » au cœur des relations entre pairs. En s’appuyant sur l’utilisation du champ lexical du combat chez ces deux auteurs, nous avons vu sur le plan empirique comment la rivalité, qui met en scène rivaux et compatriotes, anime la pratique scientifique.

Cet exercice est préliminaire pour deux raisons. En premier lieu, si nous dévoilons la structure et le contenu des relations sociales du champ de l’ « enviro-sécurité », nous ne montrons pas complètement ce qui peut influencer la production du savoir, le choix d’entrer dans le champ, le fait de privilégier certaines méthodes. Les dynamiques internes au champ scientifique

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constituent une partie de l’explication. Que peut-on observer en dehors de celui-ci ? En second lieu donc, nous devons adopter une focale plus large ; beaucoup de ce qui est produit sur l’« enviro-sécurité » provient de la littérature grise. Les chercheurs ont des blogs personnels où ils continuent d'avoir des conversations interposées. Ils écrivent aussi sur les blogs institutionnels, comme c’est le cas pour New Security Beat, le blog du Environmental Change and Security Program (ECSP) du Centre Wilson. Les chercheurs « encapsulent » leurs arguments dans des formes condensées telles que des vidéos. Ils participent à d'autres activités comme la rédaction de rapports et notes d'orientation. Nous allons voir notamment que le champ de l’ « enviro-sécurité » n’est pas totalement saisissable sans prendre en compte le rôle des think tanks et ONG.

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Chapitre 4 : La construction de l’objet « enviro-sécurité » en