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Les think tanks, ces autres « pairs-compétiteurs »

Chapitre 4 : La construction de l’objet « enviro-sécurité » en contexte

2. Enchevêtrement des champs de production des idées

2.2 Les think tanks, ces autres « pairs-compétiteurs »

Dans la relation triangulaire qui permet à la « menace » environnementale d’exister, les think tanks et autres institutions de recherche non académiques jouent un rôle majeur. Cela corrobore l’argument développé par T. Medvetz qui met en avant une reconfiguration de l’espace de production des savoirs337. D’abord conçus comme des intermédiaires entre théorie

et pratique, les think tanks transmettent des idées dans un format accessible pour le politique. Cette circulation permet de fixer certaines représentations. Ensuite, les think tanks ne sont pas seulement des intermédiaires. Ils revendiquent un statut distinct des autres espaces sociaux, tout en tirant leurs ressources de ces derniers (médiatiques, politiques, académiques). Il ressort

336 Cette image se caractérise comme nous l’avons vu, par la volonté de « solutionner » ou d’être utile. 337 Thomas Medvetz, Think Tanks in America, op.cit.

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de notre analyse que loin d’être seulement des courroies de transmission, les thinks tanks sont aussi des lieux privilégiés de production de savoirs. D’une part, ils concourent à sédimenter la « menace » environnementale. D’autre part, ils concurrencent la production scientifique. A titre d’exemple, il est commun que les rapports d’instituts politiques soient cités à titre de caution intellectuelle. Sur ce point, le secrétaire d’État américain John Kerry qui participait à la Semaine pour le Climat à New York en septembre 2014 (évènement qui coïncidait avec le sommet sur le Climat des Nations-Unies), a d’abord remercié et salué la contribution du American Security Project (ASP). Comme beaucoup d’autres instituts, le ASP (Washington D.C) est composé d’officiers militaires à la retraite dont l’expérience soulignée gage de leur compétence. L’institut dédie un volet de ses recherches aux changements climatiques et à la sécurité nationale. Au début de son allocution, J. Kerry s’exprimait ainsi:

« I thank Brigadier General Steve Cheney for his very kind, warm introduction. For me, it’s personally extremely gratifying to see somebody with his national security experience – a graduate with the Naval Academy, 30 years in the United States Marine Corps, was commandant of the Marine training camp at Paris Island – and is bringing his leadership skills to this conversation. As everybody here knows, too often climate change is put into an environmental challenge” box, when in fact it’s a major set of economic opportunities and economic challenges, it’s a public health challenge, and it’s also unquestionably – and this is something that the American Security Project is deeply focused on – an international security challenge »338.

Dans la mesure où la vision « theory to practice » est dominante en RI, et que l’imaginaire du « fossé » est bien vivant, on comprend que les think tanks tentent d’occuper un espace particulier et privilégié. La caractéristique d’intermédiarité ainsi que la métaphore du « pont » peuvent être identifiées dans le discours des acteurs de l’espace des think tanks. Par exemple, l’Institut International pour le Développement Durable (IIDD) consacre un programme de recherche à la question de la résilience. Dans ce programme, trois thématiques sont abordées :

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l’adaptation au climat, environnement-conflit-construction de la paix, sécurité alimentaire.339

Deux experts du programme environnement-conflit ont défini IIDD comme un intermédiaire entre le monde académique et le monde politique.

« It is a policy research think tank, (pause) we try to maintain its position with academia. We recognize that the academic message is not tailored towards the policy world. We try to play a small part in doing that »340.

« IISD (IIDD) has always tried to position itself as a bridge between the academic world and the policy world. Take the academic language and translate it into something that the policy world can relate to »341.

De la même manière, l’ancien directeur du programme Environmental Change and Security Program au Woodrow Wilson Center for International Scholars (Washington) présente les efforts des recherches qu’ils ont publiées de manière à ce que « policy people could see that “enviros” were not just people in Birkenstock »342. Il insiste d’ailleurs de manière

incantatoire, sur le rôle de « traducteur » que le Centre voulait offrir :

« We tried not to judge. We tried to go with people who would be productive and not just scoring points. Sometimes that was (rires) (pause) I mean (pause) We had to speak in a fashion … in a language and in a length that the policy people would engage with it. And I think the big part of what we were trying to do was to help people do that. We did that very formally with the journal. We wanted to be a matchmaker … interpreter… facilitator, a kind of safe space where the NGO people, the military people and others can come and understand that they won’t be vilified »343.

Il ressort des échanges que nous avons menés avec ces intellectuels que non seulement les think tanks se voient comme des « traducteurs » ou « articulateurs » de sens, mais ils considèrent aussi que leur travail répond à une nécessité. Selon eux, puisque le message académique ne parvient jusqu’à la sphère politique, il revient à ces instituts de le convoyer. Ainsi, l’ancien directeur d’International Alert répète à plusieurs reprises qu’il y a un appétit pour des idées qui n’est pas satisfait par la sphère scientifique. Le langage, selon lui, n’est pas

339 IIDD a contribué au débat sur les implications sécuritaires du changement climatique (2007-2010) avant de se concentrer sur la programmation et l’adaptation au climat dans des contextes de fragilité.

340 Entretien oral, 24 octobre 2014. 341 Entretien oral, 24 octobre 2014. 342 Entretien oral, 12 mars 2015. 343 Entretien oral, 12 mars 2015.

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adapté ce qui justifie que les think tanks relèvent le défi d’une « recherche bien menée » et « délivrée aux bonnes personnes ». C’est sur cette base que s’est constitué le Center For Climate and Security (CCS) à Washington en 2003. Les fondateurs de ce think tank ont en effet mené une étude formelle pour identifier et mettre en exergue les besoins relatifs aux défis de penser le nexus climat-sécurité. En s’appuyant sur un « certain nombre » d’entretiens avec des « professionnels, experts, politiques et académiques », ils justifient l’existence de ce centre par le « fort désir » ainsi qu’une « vraie demande » pour un dialogue entre les médias, les gouvernements et le monde académique. Comme l’exprime un des fondateurs du centre:

« There was a need for strong both peer-reviewed research and the dissemination of peer- reviewed research in an accessible form for policy action. The community of practice, if you will, was very keen on the fact that there needed to be an organization or an infrastructure for sharing information, setting research agendas, so (pause) helping develop policy ideas »344.

Le CCS se définit comme un think tank favorisant la production d’outils prédictifs au service des technocrates qui « veulent savoir quoi faire ». Ainsi, le but est de fournir des scénarios de risques potentiels pour optimiser le processus de planification sécuritaire. Le CCS met donc de l’avant son rôle de « facilitateur » en choisissant l’action d’« éduquer » le politique aux bonnes mesures à prendre concernant les risques associés aux changements climatiques. Indifféremment de leurs formes organisationnelles, plusieurs instituts ou centres participent à la fois de la production des idées, et de leur diffusion. Avec le World Watch Institute et le World Resource Institute, le Pacific Institute est présenté à la fois comme un traducteur de sens (« translating knowledge into real world policies ») et comme un pilier de la recherche sur les liens entre environnement, sécurité et économie345.

344 Entretien oral, 18 Juin 2015.

345 Sur la page web de l’institut, on note l’éloge citée de l’ancien président des E-U Bill Clinton : « The impact of organizations like yours cannot be overestimated. The Pacific Institute examined the interrelated issues of the environment, our security, and economic development long before many people realized how important they are to our future. What you have already achieved stands as a testament to the power of service ».

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« What we care about is our influence on policy. We do a lot of work with policy-makers, the media (pause). I mean, our objectives are 1) identifying risks and 2) reducing them. If there is a risk of conflict over the environment how can we reduce it? (haute tonalité) (…) When there is a water issue at the White House they call us. They call us (souligné). When the military wants a briefing on water-related conflicts they call us. We have a major influence but that doesn’t appear in citations. Citations are one thing but it’s different from influence. I think we continue to maintain today the biggest database on water conflicts. And we never published a peer-reviewed article about it. But it’s the most important database for anyone working on water conflicts »346.

Pour saisir la mesure de cette influence, nous avons été invités, à plusieurs reprises, à consulter la liste des publications parues dans des revues non académiques. Cette situation a été intéressante sur un autre niveau que nous aborderons ensuite : celui de la fabrication des frontières symboliques de démarcation entre science et non-science.

L’Institute for Environmental Security (IES), selon les mots de son directeur, a d’abord favorisé la rencontre entre les décideurs européens, les environnementalistes et les scientifiques, avant de construire une collaboration active avec les militaires347. A l’image du

Center for Naval Analyses aux E-U, IES a constitué le Global Military Advisory Council on Climate Change (GMACCC) en 2009, dont le message vise principalement une planification militaire en vue de répondre aux implications sécuritaires du changement climatique348.

Contrairement à d’autres instituts, IES a une vocation plus participative moins axée sur la recherche primaire. IES soulève des questions qui font en retour l’objet d’un traitement par les instances officielles de l’UE. Le directeur d’IES se félicite notamment d’avoir influencé la publication par la Commission Européenne de son premier texte officiel sur les implications sécuritaires du changement climatique349.

346 Entretien oral, 4 juin 2015.

347 Certains acteurs scientifiques y sont affiliés : Chad Briggs, Rita Floyd, Tom Deligiannis. Michael Renner est également un chercheur affilié.

348 Tariq Waseem Ghazi, A.N.M. Muniruzzaman et A.K. Singh, Climate change and Security in South Asia,

Cooperating for Peace, GMACCC paper, n 2 (2014).

349 Changements climatiques et sécurité : recommandations du Haut Représentant sur le suivi du rapport du

Haut Représentant et de la Commission concernant les changements climatiques et la sécurité internationale,

2008. http://www.consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/docs/pressdata/FR/reports/104903.pdf (page consultée le 15 avril 2016)

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L’objet « enviro-sécurité » est investi également par des institutions publiques ou des entreprises privées (consultance). Adelphi par exemple (firme privée de conseil et think tank), résume ses services en trois mots clés : « research, consulting, dialogue ». A la différence des exemples cités plus haut, Adelphi ne définit pas son agenda de recherche de manière pro- active; c’est-à-dire que l’organisation dépend des demandes qui lui sont formulées. A Adelphi, les chercheurs sont des consultants politiques. Le consultant responsable du volet sécurité et défense nuance cette caractéristique car Adelphi cherche aussi la collaboration d’autres instituts sur le nexus climat-sécurité. Autre organisation à la frontière entre ONG, think tank et entreprise de conseil, la Foundation for Environmental Security and Sustainability (FESS) a travaillé sur les liens entre environnement et sécurité au service d’agences d’aide au développement. Par exemple, l’Agence des Etats-Unis pour le Développement International (USAID) a financé plusieurs projets de recherche qui ont donné lieu à la publication de issue briefs, working papers ou discussion papers. Comme le décrit son directeur de recherche, FESS ressemble à International Alert de par son engagement militant et activiste, au service de solutions concrètes rapportées du terrain.

Nous montrerons l’importance de la littérature grise issues de ces organes, participant ainsi à l’existence de plusieurs espaces de production du savoir. En insistant d’abord sur leur rôle de « transmetteur », les think tanks nourrissent les débats et pérennisent le nexus climat-sécurité. Mais cette caractéristique n’est qu’une image superficielle de l’activité de ces producteurs de connaissances. En effet, la capacité des think tanks à utiliser les ressources des autres champs en même temps qu’ils s’en démarquent confère à la littérature grise un statut concurrentiel par rapport à la littérature scientifique. En empruntant les rites et pratiques du monde académique, les think tanks acquièrent un statut spécifique350. Parce qu’ils maîtrisent également leur

rapport avec le monde médiatique et la sphère économique, ils s’assurent une visibilité

350 T. Medvetz montre que le capital académique leur permet de se tenir à distance du politique et des groupes de lobbys.

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durable. Et parce qu’ils empruntent les « exilés » du monde politique, ils réussissent à articuler plusieurs types de ressources qui renforcent leur place parmi les autres sphères351.

L’emprunt des rites académiques par les instituts politiques est conçu comme une évidence par la plupart des acteurs avec qui nous avons parlé. Nous avons posé plusieurs questions à propos de l’usage des citations et des références bibliographiques. Au risque de paraître naîves, ces questions ont eu le mérite de faire émerger la tension permanente pour ces intellectuels de faire de la recherche appliquée et d’être les interlocuteurs privilégiés du monde politique. Par exemple, nous avons voulu savoir à quels genres de règles formelles la littérature grise correspond. Une chercheuse de IIDD nous a répondu ainsi:

« Think tanks don’t have to live up to those rules (academic rules), and don’t go into research to contribute to a specific body of research. But I use the scientific literature. I am very academic in my approach, I do cite when I write, it is a matter of credibility. What I do is I publish one paper in a scientific journal per year »352.

Un de ses collègues ajoute de manière un peu différente :

« Organizations like IISD (IIDD) will often use the same methodologies or rules as academics but the audience would be a policy audience. So the aim is to deliver an analysis that would has policy relevance »353.

La plupart des rapports des think tanks citent non seulement la littérature issue des autres think tanks ou rapports d’organisations internationales, mais également la littérature scientifique. Un chercheur politique se rappelle qu’il était important lors de la publication d’un des premiers ouvrages sur l’environnement et la sécurité en 1986 de ne pas « y aller et lancer des idées sans fondements ».

« The 86 book was an attempt to bring together what was known in the field. It was definitely not part of the academic literature, probably because of the institute approach. It was meant to

351 Thomas Medvetz, « Les Think Tanks Dans Le Champ Du Pouvoir Etasunien », Actes de la recherche en

sciences sociales, vol. 5, n° 200 (2013), pp. 44-55.

352 Entretien oral, 20 novembre 2014. 353 Entretien oral, 24 octobre 2014.

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be broadly accessible. I consciously did not go into all kinds of theories, consciously not use language where a lot of people might say “what is this?”. It was quite a different product. What we have always done at the institute, if you make…If you cite some numbers or statistics to back up your claims, you have to provide citations even though you don’t have the academic background. We can’t just go out there and make claims. We have proofs that what we are saying is based on facts. You can say it was a mix: not academic in its style and approach and academic in the sense that it was quite heavily foot-noted and with all the proper citations and everything »354.

L’usage des normes de citations académiques est un signe d’attachement/dépendance des think tanks à l’égard du monde académique. A titre d’exemple, le rapport de FESS de 2014 consacre une section à la littérature scientifique complétée par une bibliographie exhaustive des études existantes sur l’ « enviro-sécurité ». De façon similaire, les rapports d’International Alert ou les briefs de CCS intègrent aussi des références scientifiques. Et leurs auteurs insistent sur la normalité d’une telle démarche. Pourtant, nos entretiens font ressortir que cet exercice n’est pas dénué de considérations stratégiques. Ces considérations, pour les think tanks, sont le fait d’articuler et de maximiser plusieurs formes d’autorités (ici académique). Sur les pratiques de références, un chercheur politique souligne qu’elles ne sont pas si évidentes.

« You see a lot of the same people cited over and over again in the field (silence) I don’t know outside the think tank world. Who we cite (silence puis hésitation) … I can’t say that we pick and choose who we cite, but you’re reading documents within the field from think tanks or academics, they cite the same people, they cite each other »355.

Notons que le répondant utilise différents sujets personnels hésitant entre « je », « vous », « nous », « ils ». Ceci montre combien l’exercice d’appropriation/démarcation est complexe pour les think tanks (nous parlerons ensuite de ces acteurs comme acrobates). Nous pouvons dire ici que les chercheurs politiques tentent, dans la mesure du possible, de publier dans des revues scientifiques parce que cela constitue un gage de scientificité et de reconnaissance dans

354 Entretien oral, 5 juin 2015. 355 Entretien oral, 24 octobre 2014.

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la sphère académique. Sans que cette poursuite soit exprimée explicitement, certains acteurs ont attiré notre attention sur de récents travaux publiés dans de telles revues356.

« And, there is the Syria paper that was published recently. I think it was the most cited paper in that particular journal last year. Huh no, downloaded… It is different from citations. But it was the most downloaded paper in 2014, which is an indication of the interest in the subject »357.

Pour les think tanks qui mettent de l’avant une identité académique, c’est aussi la collaboration active avec les scientifiques qui compte. Sur ce point, le Center for Climate Security est « very very collaborative » et « very interactive », selon les mots d’un des fondateurs. En tant que forums de discussions et de réflexions, les instituts insistent sur ces deux composantes et n’hésitent pas à former des groupes de travail avec des scientifiques358.

A travers ces manières de fonctionner, est défendue l’idée de faire de la « recherche pure » ou de la « recherche primaire » (référence à la recherche académique). Plus les chercheurs travaillant au sein des think tanks ont une formation équivalente à une maîtrise ou un doctorat, plus ils maintiendront une pratique académique. Nous allons voir que ces emprunts ont leurs limites. Comme le montre Medvetz, « bénéfiques à certains moments, les habits académiques sont totalement inutiles à d’autres, et il faut alors se débarrasser d’un académisme « tour d’ivoire » »359. C’est aussi un double jeu puisqu’en retour, les acteurs scientifiques, qui sont

souvent auteurs de la littérature grise360, tirent de leur expérience du capital politique qui

modifiera leur rapport avec le politique (du sentiment d’inutilité vers la pro-activité).

356 C’est l’occasion aussi pour les répondants de critiquer l’utilisation de la méthode bibliométrique (analyse de citations) pour mesurer l’importance des producteurs de connaissances. Nous le savons, les citations ne disent pas tout. Dans une tentative de ne pas laisser percevoir nos propres doutes quant à cette méthode, nous n’avons que rarement évoqué cette question. Cela laissait la porte ouverte à des commentaires critiques ou bien à une posture visant à rattraper nos manquements : les enquêtés nous ont montré que l’influence pouvait être mesurée autrement (nombre de téléchargement en ligne, nombre de citations par les médias …). Autant d’indices qui peuvent illustrer les enjeux liés à la reconnaissance et à l’acquisition de capital symbolique.

357 Entretien oral, 4 juin 2015.

358 Nous avons demandé des précisions quant à ces collaborations car seuls certains noms avaient été évoqués : J. Busby, S. Hsiang, M. Levy. Notre interlocuteur nous a enjoints de ne pas y faire davantage de référence car le groupe est une entité privée.

359 Thomas Medvetz, « Les Think Tanks dans le Champ de Pouvoir Etatsuniens », op.cit., p. 50

360 Les rapports que nous avons cités plus haut sont rédigés par les professeurs-chercheurs qui ont des postes