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Le « fossé » imaginé entre théorie et pratique : une frontière performée

Chapitre 4 : La construction de l’objet « enviro-sécurité » en contexte

2. Enchevêtrement des champs de production des idées

2.1 Le « fossé » imaginé entre théorie et pratique : une frontière performée

L’Institute for the Theory and Practice of International Relations, de l’Université William & Mary en Virginie, a publié en 2012 les résultats d’une vaste enquête dans le cadre du projet

319 Johan Eriksson et Ludvig Norman, « Political utilisation of scholarly ideas: the ‘clash of civilisations’ vs. Soft Power’in US foreign policy », Review of International Studies, vol. 37, n° 1 (2011), p. 423.

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Teaching, Research and International Policy (TRIP). Le projet analyse les relations entre ces trois composantes, et consacre un volet au « fossé » entre la production de la recherche et ce que les décideurs politiques trouvent utile. Cette étude révèle que 37% des spécialistes en RI dans les 20 pays sondés (plus de 3500 répondants) considèrent que le « fossé » grandit. 39% d’entre eux pensent qu’il se maintient depuis une trentaine d’années. Les résultats sont plus élevés en Amérique du Nord (E-U et Canada). 43% des spécialistes en RI américains pensent que le « fossé » s’élargit. Moins de 1% au Canada et aux E-U considèrent que ce « fossé » n’existe pas320.

Ces résultats illustrent une croyance réelle en la déconnexion entre les deux mondes. Ils contredisent l’idée que les frontières entre les champs sont poreuses. Notre recherche postule pourtant que les recherches sur l’ « enviro-sécurité » naissent dans un contexte de perméabilité de la science au politique et inversement. De la même manière que C. Buger et T. Villumsen, nous soutenons que le « fossé » entre la sphère de la théorie (science) et la sphère de la pratique (politique) est un imaginaire cultivé par les acteurs de la discipline des RI321. Cet imaginaire (une négation de l’enchevêtrement des champs) empêche d’une part,

d’envisager la nature constitutive du savoir, et d’autre part, de réaliser que les pratiques de production du savoir interagissent322. A cet égard, S. Smith plaide pour une discipline des RI

consciente de l’impossibilité d’avoir une position isolée et donc un pouvoir explicatif sur les relations internationales323. Adopter cette posture permettrait, selon lui, d’annuler la question

de savoir si les chercheurs doivent s’engager dans la pratique. Est-il de leur responsabilité de

320 Daniel Maliniak, Susan Peterson, et Michael J. Tierney, TRIP Around The World: Teaching, Research, and

Policy Views of International Relations Faculty in 20 Countries, Teaching, Research, and International Policy (TRIP) Project, The Institute for the Theory and Practice of International Relations The College of William and Mary Williamsburg, Virginia, 2012.

321 Christian Büger et Trine Villumsen, « Beyond the gap: relevance, fields of practice and the securitizing consequences of (democratic peace) research », op.cit.

322 Johan Eriksson et Ludvig Norman, « Political utilisation of scholarly ideas: the ‘clash of civilisations’ vs. Soft Power’in US foreign policy », op.cit.; Félix Grenier, « From ‘Beyond the Gap’ to the Performance of the Theory-Policy Boundary: How Authority Claims are Secured in Policy-Making Contexts », op.cit.

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« dire la vérité » ? A contrario, doivent-ils rester le plus loin possible de la « réalité » pour préserver leur intégrité ? Ce dilemme est mal fondé selon Smith, car il maintient l’imaginaire du « fossé ».

Penser la pratique de la production du savoir et les autres pratiques en termes de séparation est trompeur. Pourtant, et ceci corrobore les résultats du sondage TRIP, il ressort de nos entretiens menés avec les chercheurs du champ de l’ « enviro-sécurité » que la représentation dichotomique de la relation entre théorie et pratique ne cesse d’être ravivée. Nous le remarquons, dans un premier temps, lorsque les chercheurs évoquent la « déconnection chronique » entre le monde académique et le monde politique. Pendant les entretiens, nous avons demandé ce qui pouvait expliquer, selon eux, la pérennité des discours alarmistes sur les liens entre changements climatiques et conflits alors même que la littérature académique est soit contradictoire soit critique à l’égard de tels discours. En fait, les chercheurs préoccupés par le « fossé » entre les deux mondes se plaignent de la surdité du monde politique. Les chercheurs regrettent que les discours alarmistes persistent dans la pratique alors que le message académique est beaucoup plus nuancé. Les extraits d’entretien, s’ils illustrent ce propos, ne permettent pas de traduire l’attitude des chercheurs au moment de répondre. En fait, leur réponse s’accompagne d’une expression physique de désenchantement à la fois dans leurs gestes et sur leurs visages324. Leurs propos sont rythmés par des moments

de pauses ou de soupirs las, comme le montre ces extraits :

« There is a disconnect (appuyé) to a considerable (appuyé) extent that me and others are shouting about (silence). Part of the reason why (appuyé) there is a disconnect is because (silence) there is a difference between what we (appuyé) discuss – empirical and historical- whereas john Kerry (la question fait mention du discours de John Kerry, Secrétaire d’Etat des

324 Comme il s’agissait d’entretiens menés en majorité par vidéo conférence, les interviewés étaient assis dans leur chaise de travail ou dans le confort d’un fauteuil. Il était intéressant de noter qu’au moment de parler, ils changeaient de posture. Une posture raide devenait nonchalante. Le langage corporel accompagnait les mots : mouvements agités, regards voilés et yeux roulants.

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E-U, lors d’une conference sur le Climat en 2014) talks about what could happen in the near

future »325 .

*

« Politicians talk to people who tell them what they want to here! (rires) There is a chronic disconnect. The policy world is interested in problem solving. Political science is interested in explanation. What those two have in common: not that great (soupir) »326 .

Un autre chercheur nous explique à quel point il est difficile de transmettre des nuances aux décideurs qui n’ont pas le temps de digérer la littérature académique.

« It is very hard to convene nuance to policy-makers who don’t have a lot of time to digest academic literature. So the argument that scarcity leads to conflicts is a simple and intuitive argument, and it is an easy one for people to latch on to it. And for people who are rightly concerned with climate change and environmental disasters, they also have a tendency to see things in catastrophic terms. But I think that people want a very simple picture and policy makers especially (pause) a yes or no answer, because it is convenient »327.

Ces propos nous indiquent d’abord que les chercheurs conçoivent leur « utilité » dans le monde des praticiens comme un enjeu important. Sans statuer sur le bien-fondé de cette vision, il semble que l’invocation de la « déconnection chronique » corrobore l’illusion, selon Smith, qu’il serait du devoir des chercheurs de communiquer leurs résultats pour aiguiller la pratique. La vision dominante dite « problem solving » des chercheurs (nord-américain) en RI explique une certaine impatience de la part des acteurs académiques328. D’ailleurs, Smith

remarque que:

« It is not obvious that power wants to hear from academia unless it is saying what power wants to hear. Nor is it at all clear that politicians are listening for new ideas or novel interpretations; instead they relate to ideas much as consumers do to a supermarket — they look through it and pick the mix of insights and ideas that suit them by helping them to achieve their existing policy preferences »329 .

325 Entretien oral, 17 février 2015. 326 Entretien oral, 16 juin 2015. 327 Entretien oral, 17 février 2015.

328 Philippe Beaulieu-Brossard, ‘Bomb’, ‘Sanction’, or ‘Engage’? The Theory/Political Practice of the Iranian

Nuclear Crisis from the American Perspective (1998-2014), op.cit., p.52.

329 Steve Smith, « International Relations and international relations : The links between Theory and Practice in World Politics », op.cit.

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Il découle logiquement de ces remarques que les chercheurs qui ont capté l’attention de la sphère politique, n’expriment pas ce genre d’insatisfaction. Les chercheurs qui soutiennent l’existence de la « menace environnementale » ou des « conflits climatiques » sont ceux qui discutent le moins du « fossé » entre monde politique et académique. A l’inverse, les chercheurs dont l’argument est d’abord celui de la prudence et de la nuance insistent sur ce « fossé », et dénoncent parfois la proximité d’autres pairs avec le monde politique alors même qu’ils souhaitent être utiles. En 1994, Bill Clinton alors Président des E-U, fait une référence explicite aux travaux de Thomas Homer-Dixon, dont voici un extrait :

« [W]hen you look at the long-run trends that are going on around the world—you read articles like Robert Kaplan’s article in The Atlantic a couple of months ago that some say it’s too dour—... if you really look at what’s going on, you could visualize a world in which a few million of us live in such opulence we could all be starring in nighttime soaps. And the rest of us look like we’re in one of those Mel Gibson “Road Warrior” movies... I was so gripped by many things that were in that article, and by the more academic treatment of the same subject by Professor Homer-Dixon... »330.

Cet exemple est utilisé dans la littérature pour montrer qu’un certain type d’arguments prévaut dans la sphère politique. Il est également utilisé pour alimenter la critique selon laquelle les recherches sur l’ « enviro-sécurité » sont apparues dans une relation de complicité entre l’administration Clinton du début des années 1990 et certains chercheurs dont Homer-Dixon serait le représentant331. En fait, nous pensons que cette recherche illustre la vision « theory to

practice », conceptualisée par Beaulieu-Brossard, de la relation entre théorie et pratique. A travers cette conception, « knowledge is produced independently from its objects in a scientific sphere and then transported or diffused as readymade knowledge in a ‘package’ to policy »332. Nous avions l’intuition dès le départ que l’ « enviro-sécurité » se définissait

comme un programme de recherche visant à solutionner les problèmes liés aux changements

330 William Clinton, « President Clinton’s Remarks to the National Academy of Sciences » dans The Environmental change and Security Project Report, Washington, The Woodrow Wilson Center, 1995, p. 51. 331 Betsy Hartmann, Strategic Scarcity: The Origins and Impacts of Environmental Conflict Ideas, op.cit. 332 Christian Bueger et Trine Villumsen, « Beyond the gap: relevance, fields of practice and the securitizing consequences of (democratic peace) research », op.cit., p.421.

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climatiques et aux relations internationales. En effet, la question « que faire ? » semble habiter la plupart des travaux qu’ils soient critiques à l’égard des « conflits climatiques » ou non. Les chercheurs se présentent-ils comme des médecins prêts à soigner ? Dans la perspective « theory to practice », c’est ce que Beaulieu-Brossard tend à penser : « They also tend to reify their role by understanding IR scholars as medical doctors treating the world’s problems » 333. Cette intuition est corroborée par le récit des chercheurs interviewés dans le

cadre de notre recherche. En effet, très inquiets de la dégradation environnementale et de son impact sur les sociétés, les chercheurs de l’ « enviro-sécurité »334 posent la question « que

faire? » de manière rhétorique dans leurs récits. En nous interpellant parfois, les chercheurs utilisent des métaphores comme celle du cancer pour insister sur l’importance vitale d’effacer la « menace » environnementale. Cet extrait d’entretien montre à quel point cette logique est prégnante :

« Environmental problems are getting worse. There are very clear consequences from those problems. Syria is a case in point where environmental factors play a strong role. And you can go to a lot of flashpoints where this is true. If climate change is getting worse, what are we going to do (appuyé)? There will be demands for policy relevant work. The bottom line is: the stresses in combination with other factors are going to produce a more violent world. How are we going to prevent that ? »335.

En provoquant une réflexion sur l’impact de ses travaux, un chercheur américain en RI lui aussi enclin à regretter le manque d’aura des académiques dans le champ politique, rétorque qu’écrire dans la presse populaire ou des magazines comme Foreign Policy a plus d’impact. Ajoutant non sans un certain cynisme qu’en tant qu’académique, il ne bénéficie pas des services d’un département de relations publiques, écrire pour des blogs est une pratique qui compte en termes d’influence.

333 Beaulieu-Brossard, ‘Bomb’, ‘Sanction’, or ‘Engage’? The Theory/Political Practice of the Iranian Nuclear

Crisis from the American Perspective (1998-2014), op.cit., p.25.

334 On comprend ici tous les chercheurs : ceux qui soutiennent l’existence de la « menace environnementale » et ceux qui appellent à plus de nuances. En effet, les auteurs critiques sont autant motivés par le fait d’agir et de transformer le monde. Avec les « solutionneurs », ils partagent la vision « theory to practice » comme le montre Beaulieu-Brossard.

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Nous tirons trois conclusions de cette analyse. Premièrement, l’ « enviro-sécurité » en tant que champ scientifique, témoigne de l’imaginaire persistant d’une séparation entre la science et le reste du monde social. Lorsque les chercheurs convoquent la métaphore du « fossé », ils performent une frontière entre le champ scientifique et politique. Cela révèle que la relation entre les deux est principalement envisagée comme un mouvement linéaire de la théorie vers la pratique (informer, raisonner, solutionner). Deuxièmement, si cette attitude met en avant le devoir d’utilité de la science, elle présage des luttes symboliques et stratégiques dont le but est de distinguer la légitimité des chercheurs face au politique. Troisièmement, le fait même de faire perdurer l’image d’un « fossé »336, révèle l’inextricabilité des relations entre savoir et

pouvoir, entre production des connaissances et pratique politique. En effet, le savoir ne se pratique pas en autarcie et les dynamiques des autres champs orientent la manière de le construire. Le champ de l’ « enviro-sécurité » comme conversation symbolise cette caractéristique.