• Aucun résultat trouvé

Les difficultés méthodologiques de l’entretien : étudier ses pairs

Chapitre 2 : Méthodologie et méthode

3. Triangulation des données : entretiens semi-directifs et analyse documentaire

3.2 Les difficultés méthodologiques de l’entretien : étudier ses pairs

Globalement, les entretiens posent toujours le problème de leur interprétation. Dans notre cas, notre analyse est parfois l’interprétation de l’interprétation des acteurs du champ de l’ « enviro-sécurité ». Nous sommes conscients que ce sont souvent des représentations de pratiques qui émergent des entretiens. Une limitation importante est donc qu’ils constituent des rationalisations a posteriori « imposées » par les questions posées168. Face à l’appel de

Waever invitant à faire la micro-sociologie des pratiques des individus, Buzan et Hansen répondent que ce projet tend à minimiser les effets de structure sur les chercheurs. Ils insistent en disant que « such material is not simply a window into ‘what really happened’, but a narration and constitution of the self that follows specific linguistic, political and sociological conventions »169. Pour autant, les entretiens sont des outils pour aider à la reconstruction d’un

savoir jusque-là implicite. Cela demande de ne pas prendre toutes les informations pour « argent comptant » et de prendre un certain recul. Cette limite est renforcée par le fait que les

167 Du fait de la diversité des profils géographiques des participants, nous avons mené nos entretiens essentiellement en vidéo conférence par Skype. La relation d’enquête ne nous a pas semblé altérée par ce mode de communication qui reproduisait les mêmes conditions d’entretien : bureaux de travail des participants. Dans quelques cas seulement, l’entretien était mené à partir des domiciles ce qui a eu pour effet une plus grande décontraction (relâchement dans la manière de parler).

168 Christian Bueger, « Pathways to Practice. Praxiography and International Politics », European Political

Science Review 6(3), 2014, 383-406.

169 Barry Buzan et Lene Hansen, « Beyond The Evolution of International Security Studies? », Security

60

enquêtés sont eux-mêmes des chercheurs, conscients de ces obstacles, bien qualifiés pour rationaliser leurs comportements et interprétations.

Sur ce point, il faut prendre en considération le caractère particulier de notre relation d’enquête avec des acteurs fortement dotés en capital social (emplois prestigieux, influence politique et médiatique). L’universitaire constitue notre principal objet d’enquête. Très peu d’études ont été consacrées au rapport entre un enquêteur socialement moins doté que son enquêté au point de constituer un angle mort dans la littérature méthodologique170.

Chamboredon et al. ont témoigné de l’expérience d’entretien avec des catégories sociales valorisées : chefs d’entreprises, concepteurs de politiques publiques171 : « Les positions

respectives de l'interviewer et de l'interviewé déterminent le type de relations qui va s'établir entre eux et le déroulement de l'interaction proprement dite »172. Ces relations asymétriques

n’entraînent pas automatiquement de domination symbolique. L’expérience de ce genre de décalage est très subjective. Cependant, il est possible d’être confronté à une « interaction inversée » ou empathie inversée : l’acteur académique en tant que professeur peut reprendre l’entretien à son compte, réorienter les questions, conseiller sur l’objet de recherche voire faire des corrections.

Dans une des rares contributions existantes sur l’universitaire comme enquêté, Sheehan témoigne des difficultés pour un candidat au doctorat de questionner un « académique mûr »173. Nous avons été alternativement vus comme jeune collègue ou simple étudiant. Dans

les deux cas, nous faisons face à des chercheurs dont le prestige et la compétence sont plus élevés que le nôtre. Même lorsque nous parlons avec de récents docteurs, notre statut « all but dissertation » nous distingue. Ces conditions ont des effets sur la relation d’enquête dès les

170 Sylvain Laurens, « Pourquoi et comment poser les questions qui fâchent ? Réflexions sur les dilemmes récurrents que posent les entretiens avec des « imposants », Genèses 4-69 (2007), 112-127.

171 Helène Chamboredon, Fabienne Pavis, Muriel Surdez, Laurent Willemez, « S'imposer aux imposants. A propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l'usage de l'entretien »,

Genèses, 16-1 (1994), 114 – 132.

172 Ibid.

173 Elisabeth Sheehan, « The Academic As Informant: Methodological and Theoretical Issues in the Ethnography of Intellectuals », Human Organization 52-3 (1993), 252-259.

61

premiers contacts. Parfois, il a été suggéré que nous lisions les publications récentes de chercheurs avant de parler. Parfois, la réticence des chercheurs à s’engager dans un entretien nous ont amené à justifier le projet de recherche (comme nous le ferions devant un jury). Au cours des entretiens, il est arrivé que des chercheurs nous « invitent » à comprendre ce qu'ils considéraient comme des éléments importants à comprendre (pour le bien-fondé de notre recherche). Le risque est de se perdre dans cette relation de domination comme en témoigne Sheehan : « I waged a constant battle with myself over the legitimacy of my research interests, trying to balance my the insights of my scholarly informants against my own as a knowledgeable outsider »174. Nous avons porté attention à la manière dont les

enquêtés pouvaient retenir de l’information, ou contrôler la représentation d’eux-mêmes. Y a- t-il des éléments de leurs pratiques qu’ils préfèreraient garder pour eux-mêmes ? En effet, « academics tend to define themselves through their intellectual work, the part of themselves they present to the public. Like celebrities and politicians they become so used to this public role that it is difficult for them to offer something beyond it »175.

La question de la divulgation des noms des participants à l’enquête découle de la précédente remarque. Evoquer les relations conflictuelles entre pairs peut entraîner parfois un effet d’auto-censure (si l’anonymat n’est pas proposé) ou bien, une informalité de langage difficilement exploitable (lorsque l’anonymat est protégé). De plus, Bourdieu fait remarquer que proposer l’anonymat à des chercheurs « qui sont tous occupés à se faire un nom » est un peu contradictoire176. En revanche, Bourdieu souligne que ne pas le proposer interdit de poser

certaines questions177 et d’avoir accès à des réponses qui sortent d’un discours pré-formaté.

Ce qui est plus problématique pour notre sujet, nous en convenons, c’est que l’anonymat « a pour effet de rendre le discours inintelligible ou transparent selon le degré d’information des

174 Ibid. 175 Ibid., p. 259.

176 Pierre Bourdieu, « Le Champ scientifique », op.cit., p. 94. 177 Ibid.

62

lecteurs »178. Quel sens peut avoir l’histoire de l’ « enviro-sécurité » sans le nom de ceux qui y

ont contribué ? Face à ces dilemmes, nous avons essayé de trouver un équilibre : proposer l’anonymat lorsqu’il est question des relations inter-personnelles (lorsque les chercheurs évoquent leurs relations avec les autres, ou parlent des autres), et conserver les noms des acteurs centraux au moment de faire l’histoire du champ. Concrètement, nous avons fait part aux enquêtés de cette décision, en leur garantissant l’anonymat autant que possible et en respectant leur volonté de ne pas citer lorsqu’ils le demandaient179.

En considérant ces limites, qui n’enlèvent rien à l’utilité de la méthode, nous avons mené en parallèle une recherche documentaire pour trianguler les résultats de recherche.