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CHAPITRE 5 – TRAVAIL PAR PROJET ET PLURIACTIVITÉ CONTRAINTE : ÉTUDE DE CAS D’UN

5.3 Être employée au CAA1 : employeur classique, projets uniques et recours contraint à la

5.3.1 Relation salariale de travail : entre subordination et montée en responsabilité

Nos observations nous ont amené à découvrir l’existence d’une chaîne de valeurs et de subordination sous-jacente aux relations de collaborations projet par projet chez le CAA1. Or, si le travail salarié peut présenter le CAA1 comme un employeur classique, le travail par projet

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est organisé de façon ponctuelle et s’appuie sur une fluctuation spatiale et sociale qui produisent des conditions d’effectuation et d’organisation spécifiques et uniques pour chaque projet.

De fait, l’information joue un rôle crucial dans l’autonomie des artistes qui sont employés par le centre et génère de l’incertitude. Il apparait en effet que la relation salariale de travail qui lie ANNA et CHANTAL au CAA1 est une relation contractuelle qui, en dépit de l’élan initial d’un centre d'artistes initialement orienté vers une forme d’autogestion démocratique et citoyenne, se traduit par une horizontalité organisationnelle et une persistance du lien de subordination. « Ce sont des artistes, mais elles sont aussi nos employées ! » ne manque d’ailleurs pas de rappeler ZOÉ, cofondatrice du CAA1. ANNA nous a fait le récit d’une anecdote qui, selon nous, illustre comment la latitude décisionnelle peut être limitée par les conventions sociales à l’œuvre dans le CAA1, notamment en ce qui a trait aux rapports hiérarchiques et en quoi l’information peut jouer un rôle clé dans les situations de négociation :

« [Le jour de la rencontre,] l’installation du dispositif s’est faite à la dernière minute pis on a eu un projecteur qui nous a lâché en pleine projection. J’ai donc proposé qu’on aille en emprunter ou en louer un, donc j’en ai parlé à LOUIS mais il était assez réticent car il m’a répondu : "Ben là on ne va quand même pas aller payer 400 pièces pour un projecteur!" ».

Cette même séquence révèle la latitude décisionnelle dont dispose chaque acteur dans une situation de pilotage à vue et d’incertitudes. Il s’agit donc d’une situation classique de résolution de problèmes où ANNA doit mettre en place une stratégie de planification pour s’ajuster à un évènement inattendu, ici trouver un autre projecteur. Or, la définition des responsabilités semble pour le moins troublée, car soit ANNA est sous les ordres de LOUIS, soit elle est la responsable du projet, donc elle devrait avoir les pleins pouvoirs décisionnels pour louer le projecteur. Le « donc j’en ai parlé à LOUIS », qui met un lien de cause à effet entre la prise d’initiative et le fait d’en référer LOUIS révèle, selon nous, la subordination sous- jacente au poste d’ANNA, qui n’a donc pas une pleine latitude décisionnelle.

Un autre élément concerne la nature stratégique de l’information comme enjeu de pouvoir, en particulier lorsqu’il s’agit des questions de dépenses et de financement. La réaction de LOUIS qui répond « On ne va pas payer 400 dollars pour un projecteur » illustre en effet cet enjeu dans la mesure où il détient une information stratégique à une prise de décision cohérente,

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ici la gestion du budget. En tant que fondateur, LOUIS a accès à des informations concernant la trésorerie que les artistes-employées n’ont pas, ce qui le pose, de facto, en position d’autorité. Cette détention d’informations budgétaires renforce le lien de subordination entre LOUIS et ANNA, dans la mesure où cette dernière ne peut pas planifier une stratégie de résolution de problème et d’adaptation aux imprévus de façon cohérente si elle ne dispose pas des informations pertinentes.

Cette situation pose enfin ANNA dans une position d’incertitude où cette dernière ne se sent pas légitime de poser des questions pour obtenir de l’information et élaborer une stratégie de planification dans la mesure où cette interaction illustre les enjeux de pouvoir et de subordination.

Il semble donc que la problématique de l’autonomie décisionnelle va au-delà de savoir si le travail se fait en équipe ou individuellement, mais consiste plutôt à se demander qui décide de quoi tout au long des chaînes de réalisation du travail pour que l’on puisse parler d’un travail collectif :

« Parfois, LOUIS n’est pas clair pour définir ce qui est possible de ce qui ne l’est pas, par exemple il ne me dira pas "Ok on a tant de budget possible si on veut en louer un mais on ne peut pas dépasser tel montant". Et quand je pose une question pour anticiper, j’ai comme l’impression qu’on me met des freins car je ne sais jamais s’ils veulent que j’aille chercher de l’information ou si justement ils ne me partagent pas l’information parce qu’ils ne veulent pas que j’aille la chercher. » (ANNA)

Au vu de cette séquence, on voit que les rapports de subordination s’avèrent, finalement, productrice d’une collaboration horizontale défragmentée et déléguant la responsabilité selon l’étape de réalisation du projet et selon le niveau de compétence des individus. La possession et la non-communication, consciente ou non, d’informations stratégiques constituent donc un moyen de contrôle affiché non pas par une stratification verticale clairement établie mais par la variabilité contextuelle où l’information stratégique donne le locus de contrôle à l’individu qui est en possession de cette information au moment opportun. Ainsi, ce n’est pas tant le statut hiérarchique qui prime que la possession d’informations stratégiques.

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5.3.2 Division sociale des tâches de travail : autonomie, fractionnement et