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CHAPITRE 1 – REVUE DE LITTÉRATURE

1.3 Conditions d’effectuation du travail des artistes numériques au Québec

Compte tenu de la nature hybride des nouvelles technologies informatiques, les arts numériques sont difficilement classables car, « en plus d’avoir une définition mouvante, les arts numériques redéfinissent les critères convenus de l’œuvre d’art » en questionnant tout à la fois « les modes de production (avec des œuvres reproductibles et immatérielles, par exemple), les façons d’atteindre les spectateurs (diffusion hors les murs), et la manière même d’être spectateur (œuvres participatives, transformant le spectateur en participant), ces pratiques sont en recherche constante de légitimation » (Poirier et al., 2016 : 3).

Nous pouvons néanmoins nous appuyer sur la définition des arts numériques entendue comme « une forme d’art qui utilise les nouvelles technologies informatiques ou médiatiques à l’un ou l’autre des niveaux de création ou de diffusion » (Poirier et al., 2016 : 11), l’appartenance des artistes à la discipline étant « en grande partie liée à une posture de l’artiste, à une revendication de son affiliation » (Poirier et al., 2016 : 3). Comme le précise le sociologue Jean- Paul Fourmentraux (2003), « l’œuvre [d’art numérique] se trouve moins dans ce qui est donné à voir que dans le dispositif qui la fait exister ».

Le monde des arts numériques est structuré par une dichotomie des compétences : « d’une part les arts électroniques et numériques, d’autre part le cinéma (indépendant et expérimental), auquel s’adjoint la vidéo », et il existe une certaine « concurrence entre ces deux sous-domaines » (Poirier et al., 2016 : 92). En ce qui a trait au marché de l’art dans le monde des arts numériques, la sociologue Raymonde Moulin soulignait le caractère similaire au monde de l’art photographique : « tirage limité, certificat d’authenticité comportant le nombre d’exemplaires, le numéro de série et la signature de l’artiste. L’artiste est propriétaire du master, qui est l’équivalent du négatif du photographe ou du moule du fondeur » (Moulin, 2010). L’auteure a estimé qu’en moyenne, le prix d’une œuvre numérique en France peut varier de « 100 000 à 800 000 euros selon le degré de notoriété internationale de l’auteur » (Moulin, 2010).

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Concernant les sources de financement privé au sein du monde des arts numériques, certains artistes « saluent l’apparition de nouveaux revenus », là où d’autres considèrent que « l’encouragement au secteur privé peut correspondre à un désengagement des pouvoirs publics » et estiment que « la provenance des fonds n’a pas d’impact sur la forme artistique créée » (Poirier et al., 2016). Cette hétérogénéité des réponses par les artistes souligne la pertinence d’étudier dans quelle mesure ces artistes numériques se sentent contraints par le recours à de la pluriactivité car, qu’ils soient favorables ou non à cette diversification des sources de revenus, la conclusion des chercheurs est que cela n’impacte pas la production finale de l’œuvre (Poirier et al., 2016).

Dans ses travaux menés auprès des acteurs du monde des arts numériques québécois, Christian Poirier analyse les mécanismes de coordination et de collaboration qui structurent le monde des arts numériques. Ses travaux révèlent que « la majorité des répondants reconnaît un rôle majeur concernant la formation au sein des centres d’artistes, qui assurent la mise à niveau ainsi que le développement des connaissances » et que « les activités en collaboration et en collectif sont fréquentes dans le secteur, que ce soit chez les artistes ou au sein des organismes. Cette collaboration peut concerner aussi bien l’aspect créatif qu’organisationnel et se retrouve tant en production qu’en diffusion » (Poirier et al., 2016).

Avec l’augmentation du recours aux technologies numériques, les politiques publiques culturelles en matière de digitalisation se sont généralisées, comme l’illustre le Plan Culturel Numérique dans la province du Québec ou la refonte du programme de soutien aux artistes au niveau fédéral. Fort de ce constat, les chercheurs ont observé une croissance des coopérations « entre les spécialistes de plusieurs domaines [de sorte que] ces créations collaboratives contribuent à la fusion des disciplines, à l’effacement des frontières entre les différentes pratiques, artistiques ou spécialisées » (Poirier et al., 2016 : 3).

En effet, depuis le début des années 2000, avec la révolution digitale et les nouvelles formes d’autoproduction et d’auto-entrepreneuriat, l’artiste est envisagé comme la figure la plus avancée du travailleur flexible (Menger, 2002). Mais cette société post-industrielle l’est en façade seulement car, dans une certaine mesure, on retrouve « l’aliénation » décrite par Marx au niveau global, avec d’un côté une forme de travail salariée caractérisée par peu d’autonomie

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et une faible incertitude, et de l’autre une forme expressive d’un travail créateur parfaitement autonome et incarnée par l’artiste, où ce dernier est soumis à une forte incertitude sur la carrière et sur les conditions de vie (Menger, 2009). Ces mutations n’échappent pas aux mondes de l’art où l’incertitude joue un rôle d’autant plus central dans des mondes de l’art contemporain que les demandes d’originalité et de différentiation par rapport au marché de l’art classé sont fortes :

« L’espace artistique se présente désormais comme un marché de services nombreux et diversifiés et la concurrence s’installe entre les différents acteurs, anciens et nouveaux, pour accomplir la multiplicité des prestations requises. Les professions du monde de l’art sont appelées, pour s’adapter à un nouvel environnement, à de nombreux glissements de fonctions. Elles se caractérisent par le développement de la polyvalence au détriment de la spécialisation et de nouvelles carrières se dessinent, fondées sur l’alternance ou l’accumulation des rôles. » (Moulin, 1997 : 206)

De fait, cette incertitude génère des comportements de pluriactivité qui sont alignés sur les besoins en ressources alimentaires et avec la nécessité en tant qu’artiste professionnel de se différencier de ses collègues afin de pénétrer le monde de l’art souhaité. Nous pouvons alors nous interroger sur la redistribution des rôles sur la chaîne de valeur culturelle, mondiale ou nationale, sur le(s) marché(s) de l’art. En effet, compte tenu de la désintermédiation engendrée par la digitalisation des services, l’artiste en arts numériques semble enfermé par son propre médium dans la mesure où son œuvre n’est pas matérielle, tout en étant bien physique. La digitalisation conduit à reconsidérer la répartition des responsabilités et des ressources des acteurs dans le monde de l’art numérique :

« La révolution numérique lève l’obstacle de la distribution physique des biens, et des coûts fixes générateurs de concentration, et suscite des comportements d’appropriation qui bousculent l’organisation des remontées financières vers les auteurs et vers les producteurs des œuvres, qui mettent en question la légitimité de la contrepartie monétaire de l’acte de consommation, et du droit patrimonial des ayants droit, et qui suscitent des utopies de production sans intermédiation (critique, marchande, commerçante). La chaîne de valeur se raccourcit, et l’opposition des intérêts devient plus frontale, entre les deux extrémités de la chaîne – ceux des auteurs et producteurs cherchant à faire rémunérer leurs créations et leurs services, ceux des consommateurs capables d’accéder,

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légalement ou non, à une offre considérablement élargie via les téléchargements et les échanges non marchands. » (Menger, 2009c)

Auparavant, la prestation des artistes professionnels dans un milieu de travail scientifique était considérée comme de la plus-value vis-à-vis du travail effectué par les techniciens, ingénieurs et chercheurs (génie mécanique, informatique, etc.) (Fourmentraux, 2011). Réciproquement, la prestation de travail apportée par les scientifiques vis-à-vis des artistes était considérée comme du soutien technologique par ces derniers (Fourmentraux, 2011). Force est de constater qu’il n’existait pas à proprement parler de collaboration dans les relations de travail entre ces deux corps de métiers.

Aujourd’hui, avec les arts numériques, un travail de cocréation est rendu nécessaire à travers des relations de collaboration plus étroites et une contribution à l’œuvre finale plus collective et multicentrique. Les relations de travail en arts numériques supposent « l’excellence réputationnelle et les réseaux de spécialistes » (Fourmentraux, 2011 : 96) de ses acteurs selon un modèle de collaboration typiquement ancré dans ce maillage productif et relationnel.

L’art numérique permet alors de sortir du « confinement des arts et des sciences [...] en favorisant des développements et usages inédits de la technologie » (Fourmentraux, 2011 : 104). Aux formes traditionnelles de collaboration nucléique et isolée par discipline se substitue une forme « collective et entrepreneuriale » où « artistes, informaticiens, agents techniciens, éditeurs et pédagogues » contribuent de façon hybride et multicentrique à une « production intégrée de biens et de services » (Fourmentraux, 2011 : 52). Ainsi, selon l’auteur, « l’artiste contemporain est tenu de développer un profil polyvalent qui puisse lui permettre d’être tour à tour créateur, chercheur ou entrepreneur, en fonction de l’espace d’opportunités qui s’offrent à lui et pour s’accorder aux différentes logiques de valorisation à l’œuvre dans des mondes de l’art fonctionnant selon des logiques de projet » (Fourmentraux, 2011 : 27). Les arts numériques répondent à trois modèles de projets que Fourmentraux a modélisé de la manière suivante (2011 : 55–56) :

1- « Les créations artistiques, qui mènent vers la réalisation d’une œuvre, d’un dispositif ou d’une installation artistique » ;

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2- « Les découvertes technologiques, qui impliquent le développement de logiciels et/ou d’outils novateurs » ;

3- « Les contributions théoriques, qui poursuivent une perspective analytique et critique d’accumulation de connaissances. Toute la difficulté se situe dorénavant dans l’impossibilité d’articulation de ces points de tensions qui orientent et divisent la recherche–création entre des intérêts artistiques, technologiques et commerciaux ». Envisagées sous l’angle des professions, les frontières entre compétences « artistiques, scientifiques et managériales » (Fourmentraux, 2011 : 98) sont diluées au profit d’une production multicentrique mais unifiée autour de nouvelles « œuvres d’art, solutions logicielles et procédés techniques » (Fourmentraux, 2011 : 103). Ces « zones d'hybridation inédites entre art, recherche et ingénierie » (Fourmentraux, 2011 : 104) se répercutent sur chacun de ces corps de métiers, où chacun des acteurs doit développer des compétences relationnelles « en matière de communication, là où les artistes travaillent souvent en solitaire, et des capacités en gestion, en droit de propriété artistique, là où l’on s’en remettait au mieux à des agents ou des sociétés de gestion collective de tels droits » (Fourmentraux, 2011 : 96). En effet, « l’alliage hétérogène d’acteurs et de techniques » conduit ces multiples acteurs à travailler « ensemble à l’articulation d’une pluralité d’activités et d’objectifs » (Fourmentraux, 2011 : 35). Ainsi, au-delà de cette distribution floue des rôles de chacun, « l’artiste doit désormais articuler trois compétences de base : le design audiovisuel, la maîtrise de la technique et la maîtrise des problèmes d’organisation » (Fourmentraux, 2011 : 96).

Cependant, cette « valorisation multicentrique » génère de l’incertitude économique et juridique quant à la propriété intellectuelle et au statut du créateur, qui conduit à redéfinir « les stratégies et les modalités de marquage des protections et du découpage de leurs composantes pour les faire coller et les inscrire dans différents contextes de légitimation » (Fourmentraux, 2011 : 83). De cette façon, « le travail de coordination donne par conséquent lieu à la production de différents contrats et conventions ayant pour but d’équilibrer et d’articuler les trois scènes de l’œuvre commune » (Fourmentraux, 2011 : 97).

En somme, les artistes professionnels qui structurent le monde des arts numériques sont précaires et semblent « largement constitué[s] d’autodidactes, certains ayant également des

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formations universitaires connexes dans différentes disciplines artistiques » (Poirier et al., 2016). « Qu’adviendra-t-il des œuvres électroniques fixées sur disques numériques [...] potentiellement candidates à l’entrée sur le marché des œuvres d’art ? » s’interrogeait Raymonde Moulin dans le début des années 2000 (Moulin, 2010) ; aujourd’hui au Québec, la question reste toujours d’actualité car « l’intégration des œuvres numériques au marché de l’art pose de nouveaux défis, notamment dans les modalités d’acquisition, de conservation et de diffusion à moyen et long terme » (Poirier et al., 2016).

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