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CHAPITRE 3 – MÉTHODOLOGIE

3.1 Caractéristiques du corpus des personnes interrogées

À partir d’un matériau empirique constitué de douze récits biographiques, nous avons mené des entretiens compréhensifs qui combinent conduite semi-dirigée et description ethnographique du terrain. Le recrutement des artistes a moins été dicté par le contenu numérique de leurs travaux que par l’appartenance à un réseau qui s’inscrit dans le monde des arts numériques montréalais. Autrement dit, le recrutement a moins été guidé par le recours à la technologie numérique par les artistes que par l’appartenance de ces derniers à une communauté de pairs qui évolue dans le monde des arts numériques montréalais.

3.1.1 Délimitation du terrain d’enquête et constitution de l’échantillon

Aux fins de notre échantillonnage, nous avons établi une liste de critères de recrutement assez souple et assez large pour pouvoir satisfaire aux exigences de variation. Ainsi, parmi les douze entrevues, nous faisons varier le genre, l’âge, la nationalité, l’appartenance à un collectif d’artiste et le recours au médium numérique.

Dans une perspective compréhensive, Ramos préfère l’utilisation du terme de corpus plutôt que d’échantillon car « en sociologie compréhensive, il n’est pas question de recherche de régularités mais de mise au jour d’un éventail de pratiques et de sens » (Ramos, 2015 : 23, note 17). « Dans tous les cas, » il s’agit selon Ramos « de restreindre les caractéristiques qui font varier les profils des personnes interrogées » car dans ce choix « se pose la question de la faisabilité de l’enquête dans le temps dont on dispose pour la mener » (Ramos, 2015 : 24). Selon la sociologue, une telle délimitation peut être opérationnalisée par le fait de ne « définir que deux ou trois dimensions de variation », c’est-à-dire deux à trois propositions de recherches à opérationnaliser dans le guide d’entrevue.

Cette délimitation fait écho à méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) qui, selon ses adeptes, passe par l’adoption de critères « d’échantillonnage théorique systématique » afin de mieux saisir la « variation du phénomène » observé (notre question de recherche), la « variation du positionnement des acteurs » (plus ou moins organisé par projets, plus ou moins

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pluriactifs) et les « processus nuancés » à l’œuvre dans la réalité sociale des acteurs (Luckerhoff et Guillemette, 2012 : 19).

Notre échantillon est donc composé de douze artistes (sept hommes et cinq femmes) qui travaillent dans plusieurs organismes artistiques parmi figurent trois centres d'artistes autogérés (le CAA1 - qui fera l’objet d’une étude de cas -, le CAA2 et le CAA5), un organisme artistique à but non lucratif (l’OBNL1) et deux collectifs artistiques (le COLL1 et le COLL2). Nos principaux critères d’échantillonnage étaient la variété de profils socioprofessionnels, l’appartenance à une communauté de pairs et la fréquentation d’institutions artistiques liées à l’écosystème de la créativité numérique (Quintas, 2016). Faute de temps et de ressources, nous avons finalement affiné nos critères et ciblé le recrutement des artistes en fonction des critères présenté précédemment et en fonction de leur appartenance à un centre d’artistes autogéré, le centre CAA1 qui fera l’objet de notre étude de cas.

3.1.2 Les centres d'artistes autogérés comme terrain d’enquête : pertinence méthodologique et échantillonnage théorique.

Afin de cerner la définition du travail des artistes au gré de leurs statuts, les centres d’artistes autogérés (C.A.A) soutiennent la création et l’expérimentation de ces derniers afin de maintenir un niveau de réputation sociale et professionnelle dans les mondes de l’art, et plus généralement dans la société. C’est pourquoi l’étude de cas d’un centre d’artistes autogéré nous semble pertinent pour illustrer les conditions d’organisation et d’effectuation du travail par projet en contexte de pluriactivité.

Partie immergée de l’iceberg des mécanismes de soutien à l’expérimentation et à la prise de risque des artistes (Quintas, 2016 : 17), les centres d'artistes autogérés sont des associations sans but lucratif, constituées d’un conseil d’administration composé majoritairement d’artistes et de travailleurs culturels, qui parfois cumulent ces deux statuts (R.C.A.A.Q, 2016 : 5). Le sociologue des arts Guy Bellavance définit le centre d’artistes autogéré comme une « instance médiatrice entre l’école et le milieu professionnel », qui constitue un « relais incontournable du dispositif d’aide publique à la création » en ce qu’il joue « un rôle de qualification préalable ou d’intronisation pour plusieurs générations récentes d’artistes » (Bellavance, 2011 : 134-135). Le centre d'artistes autogéré s’inscrit en parallèle à l’action d’exposition des musées et tient un rôle

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de premier plan car il « favoris[e] l’intégration des artistes au marché de l’art contemporain » dans les arts visuels et « représent[e] enfin un acteur clé de la vie associative de ce secteur professionnel aux plans national, provincial et local » (Bellavance, 2011 : 134-135).

Très structurés, les C.A.A incitent à une certaine citoyenneté organisationnelle dans la mesure où l’affiliation requiert un engagement de la part des membres, soit en tant que bénévole pour organiser des réceptions, soit en siégeant au comité exécutif du conseil d’administration. Mais les C.A.A constituent avant tout un espace de travail partagé pour les artistes désireux d’accéder à du matériel la plupart du temps dispendieux et de disposer d’un lieu de diffusion ponctuel dans le cadre d’expositions et autres vernissages. En somme, les C.A.A constituent un accès privilégié pour les artistes car c’est un espace de socialisation qui, bien que les interactions y soient ponctuelles et discontinues, peut amplifier le sentiment d’appartenance à une communauté artistique. La principale mission allouée aux C.A.A est de soutenir la création artistique à travers des activités de production, de diffusion, de promotion et de formation en offrant « des points d'accès professionnel et des possibilités de perfectionnement aux artistes, aux conservateurs et aux administrateurs, leur permettant souvent de connaître leur première expérience professionnelle tout en développant leur réseau professionnel » (R.C.A.A.Q, 2016 : 5).

D’un point de vue méthodologique, les C.A.A constituent également un terrain privilégié pour le chercheur car ils permettent un accès direct avec les interlocuteurs. Forts de leur ancrage institutionnel et territorial, les C.A.A se positionnent comme les intermédiaires stratégiques pour les artistes montréalais grâce aux nombreuses activités de diffusion organisées qui constituent autant d’opportunités et de rencontres pour tous les acteurs du monde de l’art numérique.

D’un point de vue matériel, les C.A.A « mettent à la disposition des artistes des espaces, des équipements, des services, des résidences de recherche, des ressources spécialisées et offrent à la communauté des activités telles des expositions, des conférences, des débats, des publications et de la documentation » (R.C.A.A.Q, 2016 : 5). Ainsi, afin de cerner la définition du travail des artistes au gré de leurs statuts, les centres d’artistes autogérés soutiennent la création et l’expérimentation de ces derniers afin de maintenir un niveau de réputation sociale et professionnelle dans les mondes de l’art et plus généralement dans la société.

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Cinq caractéristiques sont identifiées pour cerner cette forme d’organisation. La première est l’autodétermination des acteurs qui composent un C.A.A. À cet égard, l’affiliation est une stratégie à laquelle recourent les artistes parties prenantes afin de réduire les risques et l’incertitude pour trouver « un peu de protection » face au « flou total » qui demeure quant à la protection sociale (Poirier et al., 2016 : 48). Une deuxième caractéristique concerne le soutien à l’expérimentation artistique qui constitue, en fait, la mission principale que nous avons évoquée précédemment. La troisième caractéristique consiste en une emphase particulière sur la collaboration et le réseautage ; en ce sens, « le système de prise de décisions par les pairs est très important [...] puisqu'il donne aux artistes des occasions d'acquérir de l'expérience, de travailler et d'avoir leurs œuvres présentées par leurs pairs » (R.C.A.A.Q, 2016 : 5). À ce titre, les travaux de Poirier confirment la centralité de la collaboration et du réseautage qui sont cités et vus positivement par la plupart des répondants (Poirier et al., 2016 : 47). La quatrième grande caractéristique des C.A.A relève de l’ancrage dans les grands mouvements sociaux, et en particulier, soulignent Marilyn Burgess et Maria De Rosa, dans les « étapes de la formation d'identités collectives d'opposition » (Burgess et De Rosa, 2012 : 16), d’autant plus que « les centres d'artistes autogérés [ont] évolué en tant que réseau », ce qui peut expliquer « leur opposition à la nature hiérarchique de l'administration des arts visuels » (Burgess et De Rosa, 2012 : 16). Enfin, la cinquième caractéristique qualifiant les fonctions des C.A.A relève d’une capacité professionnelle accrue qui prend forme grâce à la collaboration avec « de grands organismes comme les galeries publiques et les établissements postsecondaires qui évoluent dans les arts visuels, ainsi qu'avec des réseaux internationaux » (Burgess et De Rosa, 2012 : 8). Cependant, nous devons exposer quelques limites inhérentes à toute structure institutionnelle.

En ce qui concerne le monde de l’art numérique montréalais, il ressort que les C.A.A en arts numériques inscrivent les artistes de la métropole dans des stratégies de rayonnement territorial, dans la mesure où leur rayonnement, leur ancrage géographique, est à la fois local, régional et international. Ainsi, « le réseau actuel des cinq centres d’artistes autogérés en arts numériques […] joue un rôle précieux de soutien à la production et à la diffusion de la création indépendante » car il favorise l’intégration professionnelle des artistes à une échelle locale (Quintas, 2016 : 20).

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