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Organisation du travail par projet en centre d'artistes autogérés : observation d’un projet-type

CHAPITRE 5 – TRAVAIL PAR PROJET ET PLURIACTIVITÉ CONTRAINTE : ÉTUDE DE CAS D’UN

5.2 Organisation du travail par projet en centre d'artistes autogérés : observation d’un projet-type

5.2.1 Présentation générale du PROJETYPE1

Après avoir présenté le centre et ses fondateurs puis les artistes, nous nous sommes appuyés sur l’observation d’un projet spécifique afin de comprendre les interactions entre les acteurs qui travaillent ensemble dans le CAA1. Ce projet est typique dans la mesure où il fait l’objet d’une observation in situ qui se situe entre décembre 2016 et mars 2018. Afin d’illustrer l’écart qui existe entre le travail prescrit et le travail réellement effectué par les artistes- employées au CAA1, nous allons présenter PROJETYPE1, qui est un projet de création et de médiation culturelle dans lequel artistes, partenaires et employés du CAA1 interviennent à

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différents niveaux. Il s’est organisé sur trois phases successives. À partir de la présentation de celles-ci, nous pourrons présenter un certain nombre de pistes d’analyse.

Dans la première phase, le PROJETYPE1 est le fruit d’une première collaboration entre le CAA1 et deux réalisatrices, AGNÈS et MÉLANIE, qui ont participé à « Bootcamp », formation où le CAA1 dispense des cours techniques sur différents outils et plusieurs plateformes de création en réalité virtuelle. Le PROJETYPE1 est un projet audiovisuel immersif avec une caméra 360 degrés et un casque de réalité virtuelle. Le sujet porte sur la perception et le handicap. ZOÉ et LOUIS ont décidé de les soutenir avec du soutien technologique (caméra 360 degrés, prêt du local du CAA1, etc.) et technique apporté notamment par ANNA, et budgétaire. MÉLANIE et AGNÈS ont présenté leur film à un festival en France où elles ont remporté un prix pour cette première version de PROJETYPE1. Avant d’être un projet collectif de création et de médiation culturelle, PROJETYPE1 était donc un film réalisé en réalité virtuelle par deux auteures qui visaient à rendre compte de la réalité perceptive d’un enfant en situation de handicap.

Une deuxième phase de développement est liée au succès de ce film alors que le CAA1 venait de terminer une série d’ateliers de médiation culturelle dans un hôpital avec des populations ayant des troubles psychiques. Les ateliers ont donc débuté à l’automne 2017 avec le soutien du Conseil des arts du Canada à travers le programme destiné aux artistes et à la communauté en art numérique. Les fondateurs ont donc capitalisé leurs expériences en médiation culturelle pour coconstruire avec des jeunes en situation de handicap quatre projets audiovisuels en réalité virtuelle.

La troisième phase a été initiée par le CAA1, qui souhaitait prolonger ce projet alors que la Ville de Montréal avait débloqué un fonds, en accord avec le Plan Culturel Numérique québécois27. Le CAA1 a alors appliqué et le projet a été financé à hauteur de quarante mille

dollars, ce qui leur a permis d’entamer la seconde phase du projet en janvier 2018 et de faire

27 Ce programme de soutien visait à « soutenir les initiatives collaboratives qui intègrent les technologies

numériques et favorisent la participation et la contribution de la population montréalaise aux arts et à la créativité numériques » (Volet I) et « consolider le secteur de la créativité numérique en favorisant son adaptation aux enjeux actuels et en soutenant de nouveaux modèles de collaboration et de partenariat structurants » (Volet II), notamment auprès des organismes culturels (Ville de Montréal, 2017).

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intervenir le centre de création dédié aux artistes autistes comme partenaire du projet. À ce titre, le CAA1 est intervenu comme un médiateur culturel pour les aider, entre autres, à la diffusion et pour toutes les activités connexes.

5.2.2 Chaînes de valeurs et interdépendances : quelques constats

À partir de cette présentation générale, il semble maintenant intéressant d’observer de quelle façon la charge de travail a été répartie parmi les employées du CAA1 (ANNA et CHANTAL), les intervenants externes et les artistes en situation de handicap, tant au niveau des activités de création qu’au niveau des activités de médiation et à la dimension relationnelle et interpersonnelle de ces collaborations. En se basant sur les différents récits de vie collectés, nous allons d’une part recenser les tâches de travail attendues pour chaque intervenant-e (travail prescrit) et, d’autre part, identifier les tâches de travail effectivement accomplies (travail réel). Plus précisément, il s’agira d’identifier qui distribue les tâches et dans quelle mesure l’interdépendance de chaque acteur dans le projet génère une charge de travail supplémentaire.

En tant qu’employées du CAA1, ANNA et CHANTAL ont des tâches qui leurs sont communes :

« On aide à trouver le matériel de soutien, à trouver les vidéos, à ramasser les documents afin de monter les dossiers et faire le suivi […] [Ce projet] a donné lieu à de nombreux dialogues et finalement ça a bien fonctionné. Le CAA1 les a accueillis, leur a expliqué le projet et présenté le matériel VR dans des ateliers ouverts ; certaines personnes ont suivi les ateliers, d’autres non. » (CHANTAL)

Responsable des communications et du développement des activités, CHANTAL avait pour mission d’être présente au CAA1 pour chaque atelier, de connaître les artistes, de suivre et d’appuyer le projet durant toutes les étapes de production jusqu’à la diffusion. Quant à ANNA, son rôle de soutien à la production médiatique l’a amenée à fournir de l’aide à l’installation d’exposition, notamment pour tout ce qui relève de l’aspect technique des expositions :

« Mon travail spécifique c'était à la fois donner les ateliers, de faire les résumés et finalement de ramasser toutes les idées » (CHANTAL) ; « Je fais aussi du soutien à la documentation et du soutien sur des projets où y’a des besoins pour

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tous les aspects techniques. Parfois c’est moi qui m’occupe de l’achat d’équipements et s’il y a des projets numériques, c’est moi qui m’occupe de diffuser les contenus sur les différentes plateformes, donc c’est assez varié. » (ANNA)

ANNA est arrivée en poste presque simultanément avec le début de la collaboration entre CAA1 et AGNÈS et MÉLANIE pour PROJETYPE1. De son propre chef, ANNA se définit comme quelqu’un qui aime planifier à l’avance et pouvoir anticiper, avoir une vision à court et moyen terme des objectifs à atteindre. Le principal enjeu qui s’est présenté à elle lors de la réalisation était la gestion des attentes et le décalage systémique qui existe entre les tâches prescrites et le travail effectivement réalisé. L’interrelation des compétences et des temporalités est une illustration classique des imprévus et des chaînes de dépendance rencontrés par les acteurs de notre échantillon pour avancer dans le projet28. Ce qui déstabilise ANNA dans cet

environnement en centre d’artistes autogéré, c’est l’absence récurrente d’un cadre formel bien établi au début du processus du projet :

« Au début, quand j’ai été engagée, je m’attendais à faire vraiment quelque chose de vraiment spécifique mais finalement ça a été beaucoup plus varié que ce que je pensais […]. Je pensais vraiment que je ferais plus des affaires liées avec l’aspect technique, à la gestion du matériel, faire des recherches, de la maintenance, des choses de même mais en réalité y’a eu beaucoup d’improvisation. Au début c’était assez difficile pour moi, c’est encore un peu difficile. » (ANNA)

Ces extraits d’entretiens révèlent la nature du travail réel en centre d’artistes autogéré qui, au-delà d’être une accumulation de tâches et de fonctions non mentionnées dans le contrat de travail, se situe plutôt dans l’organisation structurellement incertaine et dans l’accumulation d’imprévus et de retards des tâches à réaliser. Ainsi, pour un même projet, différents publics qui n’ont pour habitude de travailler ensemble sont amenés à ajuster leurs routines de travail avec celles des autres, mais également au fait que les temporalités et les critères d’avancement d’un projet ne sont pas les mêmes selon le corps de métiers.

28 La différence entre la puissance de calcul des outils informatiques de modélisation 3D/VR (PIERRE) et la lenteur

des logiciels d’exportation de séquences audiovisuelles (ANNA) sont une illustration de cette gestion des temporalités. À l’inverse, cela peut prendre relativement peu de temps à ANNA pour modifier le montage de la séquence audiovisuelle là où la programmation en langage informatique de modèles 3D en réalité virtuelle adaptés à la séquence audiovisuelle pourront prendre beaucoup plus de temps (PIERRE).

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Prestataire externe engagé par le CAA1, PIERRE est spécialisé dans la captation et la réalisation par caméras 360, lesquelles sont conçues pour des dispositifs de réalité virtuelle. PROJETYPE1 est sa première expérience de médiation artistique/support technique auprès d’un organisme culturel. Son principal défi était d’accompagner les participants dans leur apprentissage du logiciel Unity pour concevoir un univers de réalité virtuelle. Son rôle était donc d’ajuster le niveau de complexité du logiciel en fonction des affinités et des facilités ou difficultés de chacun des participants29. Les compétences techniques pour lesquelles PIERRE a

été recruté s’élargissent alors à des compétences interpersonnelles de médiation et d’animation des groupes d’idéation et de production médiatique. Car, d’après nos observations, en plus de s’ajuster aux demandes des participants, PIERRE est intervenu régulièrement auprès des différentes équipes des quatre micro-projets pour des tâches de conseil et d’intervention pour guider la réalisation effective de ces projets.

En ce qui concerne le travail effectivement réalisé, le suivi du développement de PROJETYPE1 dont est responsable CHANTAL implique en réalité plus qu’un simple compte- rendu des activités. CHANTAL avait pour mission de restituer en un compte-rendu les enjeux d’idéation et de création du côté des autistes et des réalisatrices, ainsi que les enjeux techniques de production et de réalisation du côté de PIERRE, MAX et ANNA :

« Que tu sois capable de donner les ateliers c'est une chose, ça veut surtout dire qu'il faut que tu sois capable de donner des ateliers avec différentes clientèles. Avec n'importe qui. […] Au final on était beaucoup d'intervenants et à moment donné, ça part dans toutes les bords pis la difficulté c'est de gérer pour faire en sorte que tout se passe bien ! » (CHANTAL)

L’idée que soulève ici CHANTAL est que l’animation d’ateliers requiert des compétences de coordination interpersonnelles qui vont au-delà de la simple gestion de la prise de parole et de la prise de note des idées. Cela prend en effet des capacités de communication

29 Voici un extrait des notes de notre carnet de terrain prises en contexte d’observation du PROJETYPE1 qui illustre

les défis que PIERRE a rencontré : « PIERRE constate que les participants au projet ont une grande curiosité pour les affaires de game design et/ou de modélisation 3D. Il nuance en disant que s’ils sont très prolifiques dans ce qu’ils aiment, il ne doit pas les forcer à faire ce dont ils n’ont pas envie. Les participants font très vite savoir si ce qu’on leur propose ne leur plaît pas ».

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et d’ajustement interpersonnel de différents niveaux, notamment en ce qui concerne le public présent lors de l’atelier. CHANTAL devait donc négocier sa place au cours des ateliers entre les réalisatrices du projet (MÉLANIE et AGNÈS), les experts techniques (PIERRE, ANNA) et les créateurs autistes. Sachant que PROJETYPE1 se subdivisait en quatre micro-projets, l’enjeu principal pour CHANTAL était d’arriver à synthétiser en un langage commun les aspects conceptuels et techniques du projet, sachant que la moitié des participants était anglophone et l’autre moitié francophone : « À n'importe quel moment faut que tu sois capable de gérer quand il y a des imprévus, faut que tu sois capable d'écrire avec un français impeccable, pareil en anglais » (CHANTAL).

. Même si les allers-retours entre les différentes étapes de réalisation constituent le lot de beaucoup de projets, le contrat de financement de PIERRE va bientôt prendre fin alors que, parmi les quatre micro-projets, certains ont encore beaucoup de travail à fournir. Cette expérience lui a donc permis de prendre conscience de la nature désagrégée des projets avec de multiples activités à effectuer simultanément. Même son de cloche du côté de MAX, monteur vidéo sur le projet, qui a dû gérer les interactions micro-projet par micro-projet qui « dans l’ensemble étaient bien avancés », tout en reconnaissant que la progression des étapes de réalisation des projets « se faisait au coup par coup » et non de façon processuelle et linéaire. En somme, c’est moins le manque de visibilité dans l’avancement des projets que la lourde charge de travail accumulée et à effectuer en peu de temps qui constituaient un défi pour MAX et PIERRE.

5.3 Être employée au CAA1 : employeur classique, projets