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SECTION II : CONSTRUCTION D’UN POINT DE VUE

2.4 La relation émotionnelle à autrui, médiatisée par l’objet

2.4.2 La relation perceptive à autrui

2.4.2.1 Le paradigme perceptif de la reconnaissance d’autrui

« Parce que c’était lui ; parce que c’était moi ». La célèbre citation empruntée à Montaigne

(1836) illustre en une phrase l’indicible d’une relation à l’autre, d’une singularité absolue avec une autre singularité absolue, n’ayant besoin que d’elles-mêmes et ne renvoyant qu’à elles- mêmes. Avec l’autre, nous enrichissons notre expérience du monde et de l’existence. De la rencontre avec autrui peut naitre des liens, de natures différentes, pérennes ou non. L’amitié — une des nombreuses formes de relations inter-individuelles envisageables — est parlante : elle nous révèle face à l’autre. Il devient possible d’échanger, de partager, etc. Bien sûr, cette amitié n’est pas immuable : elle se complique, se brise, s’atténue. Tous ces paramètres relationnels diffèrent selon la nature de la relation qui se crée entre deux personnes. Cependant, deux invariants constituent le fondement d’une relation : sa singularité, et sa réciprocité.

Les théories portant sur les interactions inter-individuelles sont nombreuses (Tom Froese et Gallagher 2012 ; Wensveen, Overbeeke, et Djajadiningrat 2002 ; Reynolds et Picard 2001 ; Ju 2015). Dans le cadre de notre recherche, nous nous attachons à la perception mutuelle de deux sujets dans un environnement qui leur est commun, les indices qui la motivent et la qualité perceptive des interactions inter-individuelles médiatisées. L’environnement partagé forme un monde commun dans lequel les sujets viennent construire des significations sur la base de leur interaction. Ces significations partagées sont le fondement essentiel qui rend cohérente la perception individuelle dans une or ganisation socialement organisée. Ces processus relationnels prennent différentes formes selon la qualité de l’interaction inter- individuelle. De manière factuelle, lorsque deux personnes interagissent, leurs mouvements corporels, leurs expressions faciales, le timbre de leurs voix ou enc ore leurs contacts physiques ont un impact sur leur manière de communiquer. Mais si soutenir un échange par des gestes et des mimiques spécifiques pour appuyer son propos est intuitif — et génère une communication riche —, certaines situations ne permettent pas d’associer un discours verbal à un discours non verbal. Dans le cas d’une relation à distance médiée par un dispositif technique (par exemple un téléphone, une messagerie instantanée, un écran de visioconférence), les interactants présentent des difficultés, voire sont dans l’impossibilité d’interpréter ces signaux complémentaires à la communication verbale. La richesse de l’interaction, caractérisée par ses indices comportementaux, est alors réduite voire supprimée selon l’objet qui médiatise la relation, empêchant la reconnaissance d’autrui.

Dans certains cas, cette perte d’information peut impacter négativement notre capacité à interagir. Cependant, même réduit à un input sensoriel minimum, l’interaction avec autrui semble toujours se singulariser.

Le croisement perceptif

Nous étudions les réflexions fondamentales sur les interactions perceptives, introduites dans les travaux précédemment cités, notamment les théories de la suppléance perceptives

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(Deschamps et al. 2015 ; Bihan 2014 ; Auvray et Fuchs 2007). Le croisement perceptif est une théorie étudiée par Lenay et al. (2006), prenant la forme d’une expérimentation portant sur les processus de reconnaissance d’autrui en contexte expérimental. Les deux sujets interagissent à travers un dispositif technique appelé Intertact qui est le seul moyen de se percevoir mutuellement. Chaque sujet est représenté par un curseur sur l’écran (Figure 15).

Figure 15 : perception tactile inter-individuelle médiatisée par deux « intertact » connectés, au sein d ’un espace numériq ue commun. Les sujets o nt les yeux bandés. Dans leur main droite, une souris leur permet de déplacer latéralement le ur avatar dans l ’espace partagé. Dans leur main gauche, un dispositif à retour haptique s ’activ e lorsque les avatars des deux participants

se croisent.

Intertact est constitué d’un espace numérique commun unidimensionnel en tore dans lequel deux participants déplacent leur avatar (corps-image) lié à une matrice tactile placée sous leur doigt (corps percevant) procurant un signal haptique en tout ou rien (le répertoire de sensation est limité à un seul input tactile). Les deux participants déplacent leurs avatars, via des mouvements horizontaux de leur souris, dans cet environnement dans lequel se trouve l’avatar de l’autre sujet doté des mêmes conditions techniques. Chacun des deux sujets n’a pas de visibilité sur son propre avatar. Dès que l’avatar d’un des participants rencontre celui de son partenaire, sa matrice tactile s’active : il en résulte que lorsqu’un participant en « touche » un autre, il est en même temps « touché » par cet autre : une forme de croisement perceptif émerge. Une étude annexe ajoute, pour chaque participant, un ob jet mobile dont les mouvements sont identiques à ceux du partenaire mais qui est insensible à sa présence : quand un participant rencontre cet objet mobile il reçoit un signal haptique alors que l’autre participant ne reçoit pas de sensation.

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Ce contexte expérimental permet d’étudier les processus d’engagement mutuels dans les interactions. Une dynamique singulière pour chaque type d’interaction semble permettre de discriminer les types d’objet rencontrés. En effet, la donnée sensorielle correspondant à la rencontre avec l’objet mobile ou avec l’avatar du partenaire est identique, mais la dynamique d’interaction diffère ; seul l’avatar d’un participant réagit à la présence de l’autre, contrairement à l’objet dont la trajectoire est indépendante du fait qu’il soit perçu. Les sujets vont et viennent autour des singularités qui provoquent un retour sensoriel. Dans le cas du croisement perceptif c’est-à-dire la rencontre avec l’avatar du partenaire, les activités perceptives s’attirent l’une l’autre, exactement comme dans le domaine visuel les regards s’attirent entre eux (Lenay 2010). La sensibilité à la présence d’autrui est liée à une intentionnalité perceptive cherchant à se stabiliser à travers une dynamique collective (chaque sujet inverse son mouvement lorsqu’il croise l’autre — et inversement —). Bihan (2014), en s’inspirant de ce paradigme, a expérimenté le principe du test de Turing, soit la possibilité de faire la différence entre la présence d’autrui et celle d’un enregistrement effectué lors d’une expérimentation précédente, au sein de l’application Touch Through : les observations qui en découlent permettent d’affirmer que la dynamique des croisements perceptifs des deux interactants permet la discrimination entre un robot et un être humain. Autrui est perçu comme une chose qui me perçoit. Cette réciprocité est en même temps pour chacun liée à une forme d’asymétrie de l’engagement dans la relation : chacun agit dans l’ignorance de ce qu’il fait pour autrui. Mais, cette asymétrie est réciproque : j’ignore ce qu’autrui rencontre de moi, tandis qu’autrui ignore ce que je rencontre de lui. C’est là que se situe la possibilité d’un contact émotionnel, touchant. C’est précisément parce que tout n’incombe pas aux individus que le cours de l’interaction leur échappe et peut les amener à réaliser (explicitement ou implicitement) de nouvelles intentions — ou anciennes, mais latentes — qui peuvent devenir importantes selon le développement de l’interaction (De Jaegher et Froese 2009; Kojima et al. 2017).

La situation de croisement perceptif met autrui au centre de notre perception, tandis qu’autrui nous met au centre de la sienne. La reconnaissance émerge du processus d’interaction entre les sujets et non pas d’un jugement individuel unilatéral (E. Deckers et al. 2011). « Je

reconnais autrui comme ce qui me concerne » (Levinas et Nemo 1984) : nous savons

également si et quand nous sommes perçus par autrui grâce à l’adéquation entre mes actions et ses réactions. La reconnaissance de se caractère repose donc sur la capacité mutuelle des participants à faire sens de leurs actions respectives en fonction des objets présents (Deschamps et al. 2015). Parlant de c réation de sens participative (participatory sense-

making), De Jaegher et Di Paolo (2007) reconnaissent que l’émergence du sens (ou de la

maîtrise des moyens) se fait par l’apprentissage avec les autres. Illustrons cela avec l’exemple d’un couplage interindividuel lors d’une rencontre. Si deux individus se croisent dans un couloir, ils se décaleront pour se laisser mutuellement la place de passer. Dès lors que chacun marche du même côté au même moment, les processus d’interaction et de coordination se mettent en place. Les deux individus interagissent, bien qu’aucun des deux n’ait l’intention de le faire. Cet engagement est caractérisé par l’autonomie du processus d’interaction, établi dans la co-régulation du processus par les deux individus, qui conservent chacun leur propre autonomie. Ainsi, les interactions sociales peuvent suivre leur cours sans qu’aucun des individus impliqués dans celui-ci n’exerce un contrôle strict sur le processus, bien que les individus puissent à tout moment (essayer de) le réguler. Il peut également y avoir des facteurs externes qui contribuent à la régulation de l’interaction, par exemple les médiations technologiques.

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Plusieurs auteurs (Declerck, Lenay, et Khatchatourov 2009; Hardy et al. 2007; Auvray, Lenay, et Stewart 2009 ; Lenay 2010) étudient l’impact de la technique dans notre rapport à l’autre, et montrent que la situation de croisement perceptif équivaut au croisement de regard ou au toucher mutuel, permet aux sujets de s’engager dans un « dialogue ». Ceux-ci se reconnaissent et partagent un point de vue et une expérience dépendante d’un dispositif devenu le support de significations sociales.

2.4.2.2 L’établissement d’une relation émotionnelle médiatisée

Les systèmes techniques ne sont pas que de simples moyens matériels nous permettant d’améliorer nos capacités de c alcul, de mémorisation ou nos capacités perceptives ; elles jouent un rôle déterminant dans la constitution de not re expérience (Lenay, Canu, et Villon 1997). Ce dont nous faisons l’expérience ne s ont pas des objets neutres, mais des objets définis à partir de leurs usages et de leurs potentiels d’usages et d’actions (Wensveen, Djajadiningrat, et Overbeeke 2004). Ils sont des dispositifs phénoménotechniques à partir desquels le monde nous apparaît.

En adoptant une app roche énactive, nous avons vu qu’une conscience intersubjective émergeait lors d’un croisement perceptif (Froese et Ikegami 2014; Auvray et Rohde 2012). Pour Schütz (1967), agir socialement implique de comprendre les intentions d’autrui. Comprendre les possibilités d’action de l’autre permet de faire émerger des formes tacites de sens partagé. C’est le paradigme de l ’énaction : nous découvrons le monde et autrui en fonction de nos interactions avec ceux-ci.

L’élément clé dans la constitution des valeurs émotionnelles est la dimension collective, impliquant des communautés qui partagent des moyens de perception et d’interaction. C’est ainsi que, impactant la sensibilité de l’autre, nous sommes impliqués dans la situation (Lenay fait par ailleurs le parallèle entre la manipulation d’un objet commun et une poignée de main, dont les sensations procurées seraient similaires). L’expérience commune est partagée (« nous avons apprécié le film », « nous avons vu une voiture nous doubler ») : la présence de l’autre et la réciprocité marque ce qui ne ressemble en rien à une expérience que l’on pourrait vivre par soi-même. La dépendance à autrui fait de la relation affective un acte dont autrui est partie prenante, donnant sens à l’émotion même si elle n’est cependant pas entièrement son fait. « Mes émotions indiquent non seulement que je suis un être dont

certaines actions ne peuvent jamais être mené à bien sans l’appui de l’autre, mais encore que je suis un être en qui l’autre peut agir et qui en retour peut agir en l’autre » (Dumouchel 1995).

Proposition de deux modalités d’interaction perceptives

La compréhension du monde et d’autrui émerge des actions entreprises envers ceux-ci. En nous appuyant sur notre revue de littérature, nous avons rejeté l’idée que la perception soit une réception passive de stimuli. Nous avons également acté que les interactions inter- individuelles (dans le cas d’un face-à-face) reposent sur plusieurs indices comportementaux et contextuels, mais que ce type d’interaction est modifié et perd sa richesse lorsqu’il est techniquement constitué. La « perte » est principalement celle de la réciprocité perceptive (ou « je perçois quand tu me perçois »), réduite ou simplement supprimée dans certains rapports médiatisés. Ainsi, les conducteurs de véhicules ont peu de moyen de vérifier si les autres

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reconnaissance était d’ailleurs clé dans notre premier terrain d’observation). Des médiations techniques supplémentaires offrant de nouveaux champs de possibles permettent cependant de comprendre les intentions d’autrui (les mouvements du véhicule, l’utilisation des clignotants…). Par ailleurs, nous avons vu l’intérêt de distinguer corps percevant et corps perçu. Cette distinction reflète pour chacun une asymétrie fondamentale dans toute interaction : nous ne percevons pas la face que nous présentons à autrui. C’est probablement pour cela que nous ne percevons pas ce qui sert à l’expression de n os émotions. Une expression est un changement des relations entre corps percevant et corps perçu que je ne perçois pas moi-même. Elle correspond à di fférentes façons de s’engager dans les interactions. C’est la nudité du visage : offert sans être perçu. Je suis touché par une expression quand je perçois qu’elle est donnée dans l’ignorance, sans contrôle. C’est le sentiment de sincérité (et la possibilité de honte).

A partir de ces considérations et en nous rapportant aux situations courantes, nous définissons deux modalités d’interaction perceptive :

« L’information perceptive » correspond à la possibilité de percevoir autrui et l’ensemble des informations qui lui sont accessibles, mais sans savoir précisément où il porte son attention. L’information perceptive peut être illustrée par le cas de quelqu’un que l’on voit dans son environnement, mais qui porte des lunettes teintées ne montrant pas la direction de ses yeux. Au contraire, « L’activité perceptive » correspond ainsi à la possibilité de percevoir uniquement dans quelle direction autrui porte son attention. Dans le cadre d’une rencontre entre deux agents, l’activité perceptive correspond à l a possibilité pour un i ndividu de per cevoir l’orientation du regard d’autrui, et par conséquent de comprendre dans quelle direction celui- ci porte son attention, même si on ne voit pas ce qu’il voit. Cet exemple peut aussi être incarné par la canne d’un aveugle, donnant à percevoir où cet individu fait attention.

Dans le cadre de l’information perceptive et de l’activité perceptive, nous sommes dans un rapport à autrui médiatisé par la technique qui, respectivement, cache ou révèle ses intentions. Nous souhaitons étudier ce rôle de la technique dans l’interaction inter-individuelle et son aboutissement affectif. C’est le fait de la donner à voir (techniquement) qui nous intéresse.

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Selon la perspective énactive, la perception implique un engagement d’un sujet

dans le monde. Plus précisément, son action est une condition nécessaire à sa

perception. Nos organes sensoriels ne sont pas de simples capteurs passifs

produisant des sensations visuelles, auditives, tactiles, olfactives ou gustatives,

mais doivent être couplés à nos actions pour percevoir le monde qui nous

entoure. Dans le cas de la reconnaissance d’autrui, il est possible — sous

certaines conditions d’accessibilité — de s’appuyer sur des indices

comportementaux et contextuels structurant la dynamique d’interaction entre

deux agents. Cependant, cette typologie d’interaction perd en richesse lorsque

l’accès à autrui est conditionné par un système technique. L’utilisateur adapte

donc son comportement selon sa perception de la situation et la façon dont il

interprète les réactions de la personne observée. Il s’engage ainsi dans une

boucle d’actions et d’interprétations, et fait entrer en jeu de nouvelles lois de

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contingences sensori-motrices, jouant un rôle déterminant dans la constitution

de son expérience de la présence d’autrui (Lenay, Canu et Villon 1997 ;

Lenay 2006). Apprendre à percevoir et agir dans notre monde via de nouveaux

outils et systèmes médiateurs est associé à l’émergence de nouvelles manières

d’être et de vivre le monde : la technologie est donc anthropologiquement

constitutive (Havelange 2010). Nous avons observé cela lors de l’étude des

travaux de Bach-y-Rita sur la suppléance perceptive et l’impact des dispositifs

de perception de l’environnement sur les aveugles utilisateurs de ces systèmes

(Bach-y-Rita et Kercel 2003 ; Hardy et al. 2007 ; Lenay et al. 2003). Cela nous

donne l’occasion d’investiguer de nouveaux modes d’expériences perceptives,

à savoir l’activité perceptive et l’information perceptive ; ces deux modalités

d’interactions perceptives font l’objet d’une étude expérimentale détaillée dans

la partie suivante.

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3 La perception d’autrui comme support à la collaboration

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