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SECTION II : CONSTRUCTION D’UN POINT DE VUE

2.1 Une introduction aux émotions

2.1.3 La mesure des émotions

La majorité des travaux actuels portant sur le recueil des émotions distinguent trois approches : la mesure des paramètres physiologiques des sujets, l’étude de leurs comportements expressifs, et l’étude de leur jugement affectif (Cahour et al. 2007). Les deux premières sont centrées sur des mesures objectives (le sujet n’a pas forcément conscience de son état émotionnel), tandis que la troisième s’oriente sur des mesures subjectives. Elles répondent à des besoins différents : il peut s’agir par exemple d’isoler les caractéristiques d’une émotion, d’en mesurer les conséquences comportementales dans une situation donnée, ou bien encore d’en examiner l’impact sur un processus cognitif particulier (mémoire, prise de décision, perception, attention...) (Gil 2009). Nous différencions les méthodes non déclaratives, pour lesquelles l’état émotionnel est directement inféré des comportements et expressions du sujet, et les méthodes déclaratives pour lesquelles il est demandé au sujet de rendre compte de s on état émotionnel. L’une sera préférée à l ’autre selon les moyens techniques à disposition du chercheur et des objectifs qu’il poursuit.

Les méthodes d’évaluation des émotions non déclaratives

La composante physiologique

La composante physiologique permet d’inférer la dynamique objective des émotions à l’aide plusieurs indicateurs comportementaux : la fréquence cardiaque, la réponse électrodermale, la fréquence respiratoire et l’électroencéphalographie sont les quatre principaux indices physiologiques témoins de l a manifestation d’une émotion (Cacioppo, Berntson, Larsen, Poehlmann, et Ito, 2000). La collecte et l’analyse de données physiologiques, notamment la conductivité de la peau, peuvent par exemple être utilisées pour déterminer le niveau de stress d’un conducteur (Healey et Picard 2005).

Si les mesures physiologiques déterminent les émotions de manière non invasive (sans pénétration dans l’organisme) et ne permettent pas au sujet d’intervenir directement sur celles- ci, elles restent complexes dans leur mise en place, surtout en termes d’équipement. Elles risquent également de provoquer des réactions parasites du sujet, par exemple du s tress lorsqu’il est confronté une première fois à des dispositifs d’évaluation de l’émotion. Pour finir, les mesures physiologiques sont pertinentes pour mesurer les émotions en termes de valence (approche dimensionnelle), mais pas pour déterminer leur nature et les distinguer entre elles.

La composante expressive

L’expression faciale est la manifestation émotionnelle expressive la plus souvent étudiée, tant elle constitue un élément fondamental de nos interactions quotidiennes. Plusieurs chercheurs ont développé des méthodes de mesure de l’expression faciale, notamment le Facial Action

Coding (FACS) (Ekman et Friesen 1978), qui permet de coder une expression faciale sur la

base d’action de plusieurs muscles du visage précis, ou l’électromyographie (EMG), qui mesure la tension musculaire du visage en enregistrant le courant électrique causé par chaque activité musculaire. Cependant, ces deux méthodes nécessitent un entraînement (et même une certification pour le FACS), ainsi qu’un appareillage coûteux.

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Aujourd’hui, de no mbreuses alternatives plus simples comme FaceReader® permettent la mesure en temps réels des émotions révélées sur le visage d’un sujet, en spécifiant même le niveau d’émotion ressentie selon les six émotions de base (Ekman 1992).

Les mesures expressives du visage sont souvent utilisées, car elles présentent l’avantage d’évaluer un phénomène physique spontané. Néanmoins, elles ne tiennent pas compte d’autres indices comportementaux, comme le timbre de la voix. Par ailleurs, si les émotions de base correspondent à un patron musculaire précis du visage, d’autres émotions, comme la honte ou la fierté́, nécessitent de prendre en compte un patron comportemental plus large (Johnstone et Scherer 2000). Accessoirement, le fait que le sujet contrôle ses expressions peut fausser les résultats des mesures.

Les méthodes d’évaluation des émotions non déclaratives ont l’avantage d’être indépendantes de la volonté du sujet qui les éprouve (et potentiellement opérante à son insu), mais elles dépendent souvent de ressources matérielles parfois complexes à utiliser. Elles ne tiennent pas non plus compte de la synthèse que le sujet fait de son expérience globale, ni de la manière dont il vit l’expérience de son émotion (par exemple, la peur suscitée par un train fantôme est recherchée, et n’est pas vécue négativement (Fokkinga, Desmet et Hoonhout 2010)). Il faut donc rester prudent quant aux interprétations faites de ces données. En complément, d’autres méthodes peuvent être mobilisées comme les méthodes d’évaluation des émotions déclaratives.

Les méthodes d’évaluation des émotions déclaratives

La composante cognitive

La composante cognitive d’une émotion renvoie à l’évaluation que le sujet fait de son propre état émotionnel, ce qui implique une p rise de conscience de sa part sur celui-ci. Cette évaluation est plus simple à mettre en place que les autres méthodes passées en revue à l’instant, car elle ne néc essite qu’un questionnaire. Cette simplicité se retrouve également dans le traitement des données pour l’expérimentateur, qui peut les traiter statistiquement (en se basant sur les occurrences des réponses).

Les méthodes déclaratives peuvent être non-verbales, à l’image du Self Assessment Manikin (SAM) (Bradley et Lang 1994) ou d’une de ses déclinaisons plus évoluées, le PrEmo (Desmet, Porcelijn, et Van Dijk, 2007) (Figure 8).

Figure 8 : PrE mo est un i nstrument d'auto -évaluation non verbale qui mesure sept émotions positives et sept émotions négatives.

Cette méthode peut par exemple donner des informations sur la relation entre les caractéristiques d’un produit et son impact émotionnel sur son utilisateur, qui sont précieuses dès les premières étapes de conception (Aggarwal et McGill 2007). Elle autorise également la

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synthèse d’une expérience émotionnelle vécue d’un sujet mais dépend de l’honnêteté de ce dernier, l’expérimentateur n’ayant pas de moyen de vérifier les réponses qui lui sont données. Le consensus des réponses apportées permet toutefois de vérifier la véracité des propos d’un répondant.

Les méthodes déclaratives peuvent également être verbales ; le sujet met des mots sur ce qu’il ressent. Certains questionnaires ont pour objectifs de mesurer des émotions de base. C’est le cas du Differential Emotions Scale (Izard, Dougherty, Bloxom, et Kotsch 1974) qui présente des termes issus du registre émotionnel sur la base desquels le sujet évalue son degré de ressenti. D’autres mesurent les dimensions émotionnelles, comme le Pleasure-

Arousal-Dominance (PAD) qui appréhende les émotions par le plaisir, l’activation et la

dominance (Mehrabian et Russell 1974).

En raison de leur simplicité, les questionnaires sont très utilisés pour obtenir le ressenti global d’une situation à valeur émotionnelle. Il n’est cependant pas suffisant de se contenter d’une réponse synthétique : pour capturer et comprendre le processus d’une l’expérience affective, il est conseillé d’utiliser des techniques d’entretien mis en regard des observables externes de situations spécifiques.

La composante expérientielle

La composante expérientielle permet d’investiguer le rapport de l’utilisateur à un stimulus qui a provoqué une réaction émotionnelle. Elle se focalise sur l’expérience vécue qui amène un sujet à décrire son activité telle qu’elle s’est déroulée en situation, soit ce qu’il a fait, perçu, pensé et ressenti, par exemple pendant une situation de conduite (Cahour 2006a). La « prise

de parole incarnée » (Varela, Thompson, et Rosch 1993) ne vise pas la reconstruction ou la

rationalisation d’une situation décrite par le sujet, mais bien l’évocation de la dynamique et la dimension subjective des affects, qui peuvent par ailleurs être mis mise en regard d’observables recueillis lors d’une expérience.

L’entretien d’autoconfrontation

L’autoconfrontation est une première méthode qui permet de regarder « au-delà » du comportement apparent d’un sujet (Von Cranach et Harré 1982). Comme nous l’avons constaté lors de son emploi pour notre premier terrain d’observation, elle consiste à faire verbaliser les sujets en les confrontant à des traces de l eur activité (dans notre cas, un enregistrement vidéo intégrant plusieurs points de vue simultanés, d’une situation). Nous accédons ainsi à leur conscience préréflexive grâce à un revécu qui permet d’obtenir des données sur leur activité et une distanciation des sujets par rapport à leur activité.

Comme l’entretien d’autoconfrontation vise à remettre le sujet en situation, il est préférable de lui montrer l’angle de vue qu’il avait lors de l’activité21. Il a l’avantage de fournir un support

mnésique — généralement audiovisuel — pour l’ensemble des événements observables, ce qui produit, à partir d’indices auditifs ou visuels, une reconnaissance de certains événements qui, sans cela, ne reviendraient pas en mémoire pendant l’entretien.

21 La situation de conduite de notre terrain d’observation étant complexe, nous avions agrémenté la vision subjective du conducteur avec trois autres angles de vue pour contextualiser son activité. Montrer sa propre image au sujet pouvait le détourner de l’évocation, mais nous a permis d’avoir plus d’explication sur la manière dont certains participants intériorisaient leurs émotions (ou les exprimaient).

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L’entretien d’explicitation

Le but de l’entretien d’explicitation est d’aider le sujet à rendre explicite ce qui était implicite dans sa description ou ce qui était implicitement présent dans son expérience (Vermersch 1994). Ceci implique alors d’accéder à une conscience réfléchie, une certaine appréhension d’un contenu qui était présent dans l’expérience mais de façon intégrée aux actes, et resté ainsi implicite pour les sujets eux-mêmes (Cahour et al. 2007).

L’entretien d’explicitation consiste donc à aider le sujet à se mettre en évocation de la situation qu’il a vécue, c’est-à-dire à en recontacter un souvenir vivace, en l’amenant progressivement à en retrouver le contexte sensoriel (ce qu’il voyait, entendait, sentait, peut-être une lumière ou une chaleur particulière...) et en le questionnant sans induire un contenu spécifique. Une fois en évocation, le sujet est plus à même de décrire son activité dans le détail, voire de retrouver des processus qui étaient préréfléchis (Cahour 2006b).

La stimulation mémorielle (REMIND)

REMIND (Reviviscence, Experience, Emotions, sEnse MakINg micro Dynamics) stimule la mémoire d’un sujet avec des traces de son activité (image ou sons) pour aborder la question de l’expérience en t ant que construction de s ens et de vécu émotionnel. Cette méthode d’enquête instrumentée s’inspire de l’entretien d’autoconfrontation et de l’entretien d’explicitation en m obilisant plusieurs apports théoriques d’inspiration post-cognitiviste (Francisco J Varela, Thompson et Rosch 1993 ; Theureau 1992). L’entretien se base la trace de l’activité d’un sujet (par exemple sur une vidéo prise en vue subjective avec un occulomètre, qui peut être augmentée d’autres informations – la mesure du rythme cardiaque, la focalisation du regard, etc.). Le sujet raconte ensuite son expérience à partir de la lecture qu’il fait de son activité. REMIND vise à identifier les modalités de construction de sens et permet au sujet de décrire avec soin l’articulation de son vécu dans ses dimensions émotionnelles, perceptuelles et cognitives. L’expérimentateur a alors accès à la construction du sens de l’activité du sujet (la signification d’une activité est inaccessible sans le commentaire du sujet qui l’a vécu : par exemple, le point de focalisation du regard indique sa direction mais n’est pas un indicateur de ce que le sujet a véritablement pris en compte. La stimulation mémorielle permet ainsi de comprendre comment un visiteur construit du sens et des décisions, de connaître ses états émotionnels en relation avec cette activité (Schmitt et Aubert 2017).

Le fait d’observer une personne dans le cours d’une activité ne nous permet pas d’inférer son expérience cognitive et affective. Les entretiens sont un moyen d’accès au point de vue du sujet pour saisir la micro-dynamique des enchaînements, des concaténations des perceptions, des attentes, des pensées, des savoirs mobilisés, des émotions qui participent à l a construction de sens pour lui.

En contrepartie, la composante expérientielle nécessite une certaine expertise de la part de l’utilisateur pour amener le sujet à évoquer son ressenti de manière sincère et non artificielle. L’expérience vécue est imparfaitement acessible, même si l’on peut néanmoins créer les conditions les plus favorables pour s’en approcher et en entrevoir l’essentiel. (Cahour 2006a) Elle est par ailleurs consommatrice de ressource puisque les entretiens doivent être retranscris et analysés à postériori.

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Conclusion

La mesure d’une émotion est complexe, c’est pourquoi les chercheurs utilisent plusieurs outils et méthodes adaptés à leur besoin. Notre revue synthétique des méthodes d’évaluation des émotions souligne leur complémentarité. Il n’y a pas de m éthode idéale pour mesurer l’émotion, mais des processus plus ou moins adéquat aux objectifs visés par les chercheurs et aux moyens dont ils disposent. L’identification des émotions concerne la majorité des recherches. Dans notre cas, nos intérêts vont au-delà même du principe d’émotion individuelle, pour s’attacher à l’expérience vécue d’un sujet en interaction avec un environnement et d’autres personnes. Il n’est pas suffisant de simplement leur demander s’ils sont satisfaits ou non de leur expérience, dans la mesure où des points aussi importants que la dynamique de l’activité, les antécédents des affects et leurs conséquences sur l’action et la décision ne peuvent être documentés avec ce type de questionnement synthétique. Il y a ici nécessité à développer une approche qui nous permette non pas de mesurer une émotion liée à une interaction mais de comprendre la signification émotionnelle de l’activité d’un individu tournée vers autrui.

Dans le cadre de notre travail de recherche portant sur les interactions inter-conducteurs à valeur émotionnelle, nous privilégierons donc les méthodes d’évaluation des émotions qui permettent l’étude de l’expérience vécue d’un sujet. Nous associerons les observables (trace de l’activité, comportement des sujets — actions tournées vers autrui —) avec le ressenti intime des participants de nos études, construites dans ce but. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux interactions interidividuelles desquelles émerge la construction de relations sociales.

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