• Aucun résultat trouvé

SECTION II : CONSTRUCTION D’UN POINT DE VUE

2.1 Une introduction aux émotions

2.1.4 La fonction des émotions

Depuis Darwin, la fonction des émotions est très souvent associée à leur caractère adaptatif. Cependant, le rôle que continuent à jouer les émotions n’est pas clair dans notre société. La question de la survie de l’espère humaine ne se pose plus ; nous interrogeons maintenant la place que tiennent les émotions dans le développement d’un individu, et la valeur fonctionnelle des différentes composantes psychologiques et physiologiques.

Il s’agit là d’un champ de recherche très développé, qui commence avec Tomasello (1993 ; 1995) qui souligne le rôle primordial des expériences émotionnelles dans le développement cognitif et social du s ujet, de l a première enfance à l ’adolescence. Au-delà de ces considérations, les fonctions des émotions peuvent être envisagées selon leur rôle dans les rapports de l’individu avec le monde (fonctions intra-individuelles) et dans les relations entre sujets (fonctions inter-individuelles).

2.1.4.1 Les fonctions intra-individuelles

Pour Descartes (1728), les émotions sont ce qu’il y a de plus privé en nous. Dans la mesure où elles se rattachent au corps, elles appartiennent à ce que l’individu a de plus fermé sur lui- même. Les émotions sont le corps dans ce qu’il a d’indissociable de l’identité personnelle (Dumouchel 1995). Damasio (2006) situe le rôle des émotions dans le raisonnement et la prise de décision. Le rôle attribué aux émotions a très largement évolué dans les dernières années. Il devient courant de considérer que les émotions sont au cœur des structures et des

57

processus de la cognition, qu’elles participent aux processus d’évaluation, au-delà de critères purement intellectuels.

En réaction à un stimulus, l’émotion d’un individu permet de lui faire prendre conscience des conséquences potentielles à attendre, et de mettre l’organisme en action en mobilisant ses ressources (Levenson 1999). L’émotion joue également un rôle dans la réaction de l’individu : en substituant une évaluation prolongée de la situation à une réponse réflexe immédiate et stéréotypée, elle permet une régulation de la réponse et de ses conséquences ; elle donne la priorité au traitement de certains stimuli, permettant notamment une facilitation de traitements perceptifs, mnésiques, ou moteurs (Scherer 1994). À long terme, la mémorisation des réactions émotionnelles joue un rôle fondamental dans la régulation de l’activité du sujet comme base de la motivation, mais aussi dans le fonctionnement cognitif en influençant les processus de prise de décision (Damasio 1999).

Cependant, nous noterons que les règles sociales et la complexité des relations inter- individuelles ne s ont pas au centre des préoccupations de ces auteurs ; au mieux, elles interviennent à la fin du processus émotionnel (Derouesne 2011). En effet, les facteurs sociaux stimulent et génèrent des émotions imprégnées d’influences sociales. Les émotions ne s e limitent pas à un aspect biologique apparent, comme un tremblement lorsqu’on a peur (Hochschild 2002). Goffman (1963) met d’ailleurs en avant l’importance de la négociation entre l’individu, son environnement et les conventions sociales.

2.1.4.2 Les fonctions inter-individuelles

Si, à un niveau individuel, les émotions peuvent informer le sujet de la survenue d’évènements sociaux nécessitant une modification d’un comportement (soit une adaptation à la situation), la relation inter-individuelle est à env isager selon un aut re degré d’analyse (Keltner et Haidt 1999). En effet, une relation dyadique permet aux deux individus concernés d’établir un lien reposant sur une compréhension mutuelle des émotions d’autrui.

La reconnaissance des émotions ou de leur expression ne se comprend pas seulement en référence à un système linguistique. Elle constitue une pratique sociale ou une modalité d’action spécifique qui participe d’un système de sens et de valeur, relatifs à des enjeux sociaux, de pouv oir notamment, dans le jeu des interactions sociales (Abu-Lughod et Lutz 1990). Dans cette reconnaissance mutuelle des émotions d’autrui, ces émotions sont un processus, construit dans l’interaction (Höök 2009). Ce processus fait intervenir deux mécanismes complémentaires : l’un de nature cognitive, la capacité d’attribuer des inférences à la pensée d’autrui ; l’autre, la capacité de reconnaître l’existence d’émotions chez les autres et de l es identifier, qui repose sur les capacités intuitives d’identification-projection de ses propres sentiments et émotions (Derouesne 2011).

L’utilité des émotions pour les individus qui les expriment est ainsi liée à la coordination intraspécifique. Prenons en exemple un groupe au sein duquel le partage des mêmes expériences émotionnelles constitue un facteur de regroupement des individus. Les émotions aident à définir et à négocier les rôles et les statuts des membres du groupe, jouant ainsi un rôle fondamental dans la régulation sociale (Eisenberg et Fabes 1992). Le partage et la coordination des émotions constituent une manière d’être avec autrui, nécessaire pour mieux comprendre la nature du « nous » (Zahavi 2015).

58

« Les émotions sont relationnelles dans un sens fonctionnel. Elles

jouent un rôle dans un processus continu de coordination entre

agents où elles correspondent à des points fixes de coordination ou

à des équilibres de coordination. Ce que nous appelons les émotions

sont des moments saillants de ce processus de coordination »

(Dumouchel 1995).

Ces coordinations —ou émotions — ne sont pas des caractéristiques du sujet qui déterminent le succès ou l’échec de la coordination, mais le résultat de la coordination pour le sujet.

*

Au regard des rôles prêtés aux émotions (source d’information, facilitateur de

l’action, support à la décision et à l’adaptation, etc.), le concept apparaît une

nouvelle fois comme polysémique. Nous proposons un examen de la définition

des émotions dans le champ des sciences sociales, en nous intéressant

prioritairement à l’expérience émotionnelle d’un individu et à ses modes

particuliers de compréhension du monde.

Documents relatifs