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SECTION II : CONSTRUCTION D’UN POINT DE VUE

2.2 La relation émotionnelle avec autrui

2.2.2 La prise en compte des émotions d’autrui

2.2.2.1 L’empathie

Tout comme l’émotion, l’empathie est un terme controversé qui stimule les débats sur sa nature, sa définition ou encore sa mesure (Marti et Stienstra 2013). Si l’empathie est le plus communément abordée par la saisie de l ’état d’esprit d’un individu directement dans les phénomènes expressifs qu’il rend disponibles (Scheler 2017), Husserl (1973) oppose ce type d’empathie fondamentale à une forme plus active qui vise à comprendre ce qui est exprimé dans des expressions corporelles, à savoir des croyances, des décisions et des attitudes. Il est clair également qu’une même expression pourra exprimer plusieurs émotions et n’aura pas le même sens d’un sujet à l ’autre. Schütz (1958) a clairement énoncé ce qu’il nomme

« l’illusion de la réciprocité des points de vue » qui est cette illusion très forte de pouvoir

aisément se mettre à la place de l’autre et percevoir le monde tel qu’il le perçoit (Cahour 2010). Une des rares idées faisant l’unanimité est que l’empathie est un processus par lequel un individu partage son expérience affective. Ainsi, l’affect partagé entre soi et autrui constitue le noyau expérientiel de l’empathie (Decety et Ickes 2009; Nickerson, Butler, et Carlin 2009). Darwall (1998) et Preston (2007) insistent tous deux sur le partage de cette expérience

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émotionnelle qui se produit « quand une personne (le sujet) en vient à ressentir une émotion semblable à un autre (l’objet) à la suite de la perception de l’état de l’autre » (Preston 2007). En adoptant une approche phénoménologique de l’action et de la perception, nous adhérons à la vision de Marti (2013) selon laquelle l’empathie ne résulte pas d’un jugement interne ni d’une simple activité cognitive. Elle est un produit social qui émerge de l’interaction par laquelle les actions et les perceptions des individus entrent en synergie.

Les bénéfices de l’empathie observés sur les attitudes et les comportements sociaux ont été largement reconnus, ce qui a conduit à l’exploitation du concept dans différents domaines, des interactions hommes-machine (Bickmore 2003) à la recherche sur le design (Koskinen, Battarbee, et Mattelmäki 2003) afin de comprendre la façon dont les humains donnent un sens aux émotions. Également, Di Paulo, Froese et de Jaegher utilisent l’empathie pour leur notion de prise de décision participative (Hanne De Jaegher et Di Paolo 2007 ; Tom Froese et Di Paolo 2010).

L’empathie étant tournée vers autrui, la notion est donc intéressante à exploiter dans le contexte de recherche de la relation humain/monde. Elle est une projection vers le point de vue de l’autre. L’attention est tournée non pas sur autrui, mais sur la situation qu’il expérimente (telle qu’on imagine qu’il l’expérimente). L’empathie a un rôle d’instrument de connaissance des émotions d’autrui (comme instrument de connaissance de soi en tant qu’être social prit dans un réseau de norme), et ne s’y limite pas. Elle peut endosser le rôle de référence sociale ; en effet, nous interprétons les émotions d’autrui comme des commentaires sur des situations ou évènements. L’empathie peut ainsi être un vecteur de transmission de connaissances sur le monde. Elle nous informe qu’un événement est surprenant. Elle nous permet de savoir si une chose est dangereuse ou non sans que nous ayons à en faire nous-mêmes l’épreuve (Pacherie 2004). Resituée dans le contexte automobile, elle peut par exemple s’illustrer comme une v oiture qui se déplace plus ou moins brusquement, reflétant certains états émotionnels de son conducteur.

2.2.2.2 La contagion émotionnelle

Nous définissions précédemment l’empathie comme la capacité que nous avons à nous mettre à la place d’autrui afin de comprendre ce qu’il éprouve. Elle se distingue de l a contagion émotionnelle, qui désigne le phénomène de propagation d’une émotion d’un individu à d’autres, et qui se caractérise comme une sorte d’indifférenciation entre soi et autrui — abolition momentanée de la distinction des mois individuels confondus en un moi collectif. Darwall (1998) considère cependant la contagion émotionnelle comme la forme la plus primitive d’empathie, où le mimétisme constitue le mécanisme central du phénomène. De Vignemont et al. (2006) marquent cependant une distinction entre les deux en considérant l’empathie comme tournée vers autrui et la contagion émotionnelle comme centrée sur soi. La contagion émotionnelle peut s’expliquer par un mécanisme neuronal — les neurones miroirs —, impliquant que l’on reproduit ce que l’on perçoit (Gallese 2001; Rizzolatti, Fogassi, et Gallese 2001). En enregistrant l’information visuelle de l’action d’autrui, les neurones miroirs nous font expérimenter autrui « comme si nous exécutions la même action ou ressentions la

même émotion sans avoir besoin de l’imiter ». (Damasio 1999; Gallese 2001; Stern et al.

2004). Cette résonnance avec les émotions d’autrui sous-entend que l’observateur partagerait alors des émotions qui ne sont pas les siennes. La contagion émotionnelle est « fondée sur la

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culture, expérimentée de manière dynamique et, dans une certaine mesure, construite en action et en interaction » (Boehner et al. 2005; Höök 2009). Mais sans prise de conscience

d’autrui, elle ne constitue pas une expérience partagée, dans le sens où elle implique une transmission d’émotions préexistantes qui ne s’intègrent pas dans notre approche relationnelle des émotions (« je ressens ta joie comme la mienne et pas comme la nôtre » lors d’un évènement heureux). Le partage implique plus que la simple agrégation de s ujets et la similitude de plusieurs expériences émotionnelles. Zahavi (2015) illustre ce principe avec l’exemple suivant : « Si, par coïncidence, deux personnes avaient le même type d’expérience,

cela ne constituerait pas une expérience partagée. […]. Comparez cela à une situation où un couple apprécie un film ensemble. Non seulement ils perçoivent et apprécient le film, mais ils se rendent également compte que l’autre s’occupe du film et l’apprécie, ce qui affecte la structure et la qualité de leur propre plaisir. En bref, ce que les individus ressentent quand ils le font ensemble n’est pas indépendant de la relation qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Nous avons affaire à des expériences émotionnelles qui, plutôt que d’être indépendantes les unes des autres, sont co-régulées et interdépendantes de manière constitutive ».

Si les émotions ont des cibles ou des objets qu’elles visent, la contagion émotionnelle n’interpelle personne en par ticulier, n’a pas de destinataire précis, mais s’adresse à tous et atteint tous ceux qui peuvent l’entendre, la voir ou la ressentir d’une manière ou d’une autre. C’est par la perception des expressions (notamment faciales) que nous appréhendons immédiatement les émotions exprimées par autrui. Les expressions corporelles, en particulier faciales chez autrui, produisent le même type d’expression chez soi, ce qui semble susciter l’état émotionnel correspondant.

2.2.2.3 La régulation des émotions

Contagion émotionnelle, crise de colère, etc., les émotions nous échappent. Elles sont souvent associées à l’irrationalité humaine : sous l’effet des émotions, nous agissons à l’encontre de nos intérêts. Notre réaction affective aux autres est spontanée et généralement inconsciente jusqu’à ce qu’elle atteigne un certain niveau d’intensité, que nous identifions habituellement à une émotion. C’est par rapport à une expression première et spontanée que nous apprenons — avec plus ou moins de succès — à dissimuler nos émotions (Dumouchel 1995).

Nous savons que les émotions ont un as pect communicatif qui se compose de s ignaux verbaux, d’expressions faciales, de regard et autres mouvements corporels et expressions non verbales. La régulation émotionnelle implique la modification de ces réponses émotionnelles par l’intervention de processus de régulation, comportemental et somatique (par exemple la simulation de la joie), ou cognitif (par exemple l’interprétation d’un événement de façon à pouvoir atténuer les émotions qui s’y rattachent) (Hochschild 2003). Alors, nous refoulons nos larmes, cachons notre crainte ou exagérons notre joie. Les émotions, lorsque soumises à des actes de gestion, deviennent alors des processus biologiques obéissant à une expérience sociale et personnelle. Nous régulons nos émotions afin de réduire leur impact, leur intensité ou leur évolution temporelle et ainsi les rendre « socialement acceptables » dans la mesure où elles mettent en jeu un rapport au monde et un rapport aux autres.

Krauth et Gruber (2009) soulignent deux modes de régulation des émotions dont la différence est temporelle : la régulation centrée sur les antécédents émotionnels et la régulation centrée sur les réponses émotionnelles (Figure 9). La régulation centrée sur les antécédents est une stratégie préventive qui apparaît très tôt dans le processus émotionnel, c’est-à-dire avant

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même que l’émotion elle-même soit complètement activée. La régulation centrée sur les réponses émotionnelles intervient plus tard dans le processus émotionnel, une fois que l’individu a c onféré une signification émotionnelle à l a situation. Elle vise à modifier les réponses émotionnelles spécifiques qui se situent au niveau du ressenti, physiologique, ou expressif.

Figure 9 : Modèle processuel de la régulation émoti onnelle

Les motivations de la régulation peuvent être de nature personnelle et/ou sociale. Les individus s’en servent pour réduire leur impact ou encore pour les adapter aux normes sociales et culturelles. Pour ce faire, ils se servent de toute une gamme de stratégies de régulation que nous venons de détailler.

Les émotions ne sont pas sociales en fonction de leur objet, mais parce qu’elles sont exprimées. De nature publique, elles sont parfois régies par des règles culturelles sur la conduite des individus, et organisent socialement le comportement de ceux engagés dans une situation. La régulation émotionnelle fait donc partie des règles formelles ou informelles d’interaction sociale et organisationnelle, et ce, afin d’exprimer, supprimer ou simuler certaines émotions qui sont considérées acceptables ou non (Hochschild 1979 ; Goffman 1963).

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Les émotions ne peuvent être limitées à des processus biologiques centrés sur

l’individu : elles nous constituent en tant qu’êtres sociaux, car elles nous

mettent en rapport et nous rendent sensibles à autrui. Dans ce processus

relationnel, la coordination implique que tout choix comprend l’autre. Les

actions déterminées ne doivent pas être considérées comme des états internes

privés d’agents indépendants les uns des autres, mais comme le résultat d’un

processus d’interaction entre eux. En effet, l’action d’un individu prend forme

selon celle d’autrui —ce qui peut expliquer pourquoi certaines des émotions

ressenties le sont comme des états subis.

La coordination affective est donc le processus par lequel nous déterminons les

intentions et les dispositions des uns et des autres, pour collaborer autour d’une

tâche ou d’un but commun. Les émotions en tant que processus de coordination

sont une manière d’être ensemble et le moyen d’influence réciproque entre des

personnes et par lequel elles acquièrent une certaine autonomie. En somme, les

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émotions sont le fruit d’interactions sociales, qu’elles soient dyadiques,

groupales ou culturelles (Keltner et Haidt 1999).

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