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Introduction de la Partie 1

Chapitre 1. Le Brésil à la croisée des chemins du développement

1.4. Relance des grands travaux d’infrastructure

Alors que le niveau de qualité des infrastructures du continent sud-américain était élevé par rapport à la norme internationale (pour des pays à revenu par tête comparable) dans les années

1980, en 2000 la majorité des pays du continent avaient des infrastructures de relativement mauvaise qualité.

Le financement d’infrastructures pour le développement a subi au cours des dernières décennies des évolutions heurtées, suivant dans une large mesure les modes de l’économie du développement en vigueur au sein des bailleurs de fonds internationaux notamment (Estache et Fay, 2007). Dans les années 1980 le financement public des infrastructures semblait aller de soi. La décennie 1990 a vu beaucoup de gouvernements se tourner vers l’entreprise privée pour assurer les investissements en infrastructure. Mais près de deux décennies après le tournant des privatisations, le bilan du secteur privé dans le domaine des infrastructures est faible. Les réussites des pays d’Asie de l’Est laissent penser que l’investissement public en infrastructure est source de croissance. Par ailleurs, l’impératif climatique, qui s’impose de plus en plus comme une contrainte commune à tous les pays du monde, y compris ceux en développement, conduit à des appels de plus en plus fréquents à investir massivement dans des infrastructures « vertes »100. Etant donnée l’inertie de ce genre d’investissement et l’urgence des enjeux, il faut vite et bien investir.

Alors que le Brésil investissait 5% de son PIB dans les infrastructures dans les années 1970, ce chiffre est tombé à 2% dans les années 1990. Mais le Brésil connaît depuis le milieu de la première décennie du 21ème siècle une relance de ses investissements d’infrastructure, bien que cette tendance nouvelle se heurte à des inquiétudes quant à la soutenabilité sociale et environnementale de tels investissements, et aux aléas de la conjoncture macroéconomique.

Alors que la période d’ajustement structurel/consensus de Washington se caractérisait par une attention portée à la stabilité macroéconomique (inflation, balance des paiements…) et un relatif abandon de la politique industrielle et des investissements publics en infrastructures, le Brésil de Lula renoue avec les grands travaux d’infrastructure. À partir des années 1980, le Brésil a connu une crise fiscale de son État, une hausse de sa dette externe, et le secteur public a eu de plus en plus de mal à financer les projets d’infrastructure. Dans les années 1990 le secteur privé est entré dans la danse, avec notamment la pratique de PPP (Partenariats Public-Privé). Selon

Alston et al. (2010) , l’infrastructure a été le parent pauvre de la politique économique brésilienne de la fin du 20ème siècle. Il a fallu attendre que la stabilité fiscale et monétaire soit atteinte et que le Brésil s’autonomise de ses créanciers multilatéraux pour que le « shadow price » perçu des infrastructures remonte et que le gouvernement s’y intéresse de nouveau.

Il s’agit désormais de soutenir la croissance, favoriser la croissance de demain, desserrer des goulets d’étranglement reconnus depuis longtemps comme des freins à la croissance, et d’achever l’intégration matérielle/physique du pays. Les PAC (Programa de Aceleração do Crescimento, Programme d’Accélération de la Croissance) 1 puis 2 sont emblématiques de cette impulsion nouvelle. Le premier PAC a été lancé en 2007, chapeauté par le Ministère de la planification (Ministério do planejamento), visant à lancer des travaux « structurants ». Il a contribué à augmenter de manière importante l’investissement public, qui augmente depuis la prise de pouvoir de Lula (Souza et Ferraz, 2015). Ce dernier passe ainsi de 1,5% en 2003 à près de 3% en 2010 (IPEA, 2011), rattrapant ainsi les taux d’investissement public des États fédérés et des municipalités, ce qui signe un retour en force de l’État fédéral dans le domaine économique/productif. Entre 2000

100 Ceci renvoie en un sens aux thèses du progrès technique orienté (Acemoglu et al., 2012) ainsi qu’à l’approche adoptée dans le rapport « Stern 2 » sur l’économie du changement climatique. Il y est question d’investir massivement et urgemment dans l’économie verte.

et 2008, l’investissement a crû plus vite que le PIB. On constate ainsi que le taux global d’investissement remonte depuis 2003, mais assez timidement, et à partir d’un niveau particulièrement faible à cette date (Figure 1.4.1.1). Il faut noter que le Brésil est parvenu à maintenir un niveau d’investissement dans les années 1980 et 1990 plus élevé que la moyenne de l’Amérique latine, qui a connu une véritable chute de la FBCF pendant ces deux décennies. Selon

Bielschowsky et al. (2015), le développement des infrastructures est l’un des trois moteurs de la croissance brésilienne pour les années à venir, avec une demande mondiale forte pour les ressources naturelles du Brésil, et un marché intérieur de consommation de masse en croissance.

N’est pas étranger à cette dynamique le fait que l’agrobusiness, qui s’est fortement modernisé depuis les années 1950 et se heurte à la mauvaise qualité des infrastructures, notamment de transport (Nunes de Castro, 2015), réclame ces investissements depuis de longues années. Cela fait partie de ce qui est parfois appelé « coût Brésil » (custo Brasil). Comment écouler une production en forte croissance (de soja ou de fer notamment) sans modernisation des routes et des ports ? Ce « coût Brésil » est lié à de nombreux facteurs connexes au manque d’infrastructures, comme le manque de main d’œuvre qualifiée/spécialisée, les retards dans les licences environnementales, les failles dans la gestion de projets complexes etc.…

Figure 1.4.1.1. : Taux d’investissement à prix courants (en % du PIB)

Source : Élaboration personnelle à partir de données IPEADATA

Note : Rapport entre la formation brute de capital fixe et le produit intérieur brut.

La BNDES (Banco Nacional de Desenvolvimento Econômico e Social, Banque Nationale de Développement Economique et Social) a augmenté de manière spectaculaire ses prêts à l’économie (Figure 1.4.1.2), et les projets et investissements en infrastructure comptant une participation privée sont aussi en croissance importante depuis 2003101. Avec la CAF (Corporación

101http://ppi.worldbank.org/features/December-2013/2012-LAC-Regional-Note-Final.pdf 0 5 10 15 20 25 30 1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012

Andina de Fomento), la BNDES est devenue en quelques années l’un des principaux financeurs d’infrastructures sur le continent latino-américain, prenant le relais des institutions financières internationales que la BIRD (Banque Internationale de Reconstruction et de Développement, organe de la Banque Mondiale102) ou la BID (Banque Interaméricaine de Développement) (Verdum, 2008).

Figure 1.4.1.2 : Evolution des prêts de la BNDES

Source : BNDES

On ne peut évoquer les projets d’infrastructure du Brésil ainsi que le PAC sans mentionner que ceux-ci ont lieu dans le cadre plus large de l’IIRSA (Iniciativa para a Integração da Infraestrutura Regional Sul-Americana, Initiative pour l’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-Américaine), lancée en septembre 2000 à Brasília. Ce projet régional continental vise à intégrer économiquement le continent sud-américain, à travers de grands axes de développement mettant en relation le Nord et le Sud, ainsi que l’Est et l’Ouest du sous-continent. Des projets de développement portuaire, routier, ferroviaire et de transport fluvial sont en chantier ou sur la table. Le portefeuille de projets s’élevait à 579 projets en 2014, pour un investissement estimé à 163 milliards de US$. Au Brésil, le projet le plus emblématique est la voie de chemin de fer Transnordestine, reliant la ville d’Eliseu Martins (PI) aux ports de Pecém (CE) et Suape (PE). L’objectif est d’élever la compétitivité de la production agricole et minérale de l’intérieur du pays en lui donnant des débouchés maritimes.

Parmi les enjeux de l’IIRSA, il y a la connexion de la façade atlantique avec le pacifique, et ainsi la possibilité de trouver des routes plus directes pour commercer avec l’Asie que le canal de Panama. L’enjeu est de taille, pour écouler les matières premières demandées par la Chine. Cette initiative prend place dans une période où domine l’idée, héritée en partie de l’ère néolibérale, d’un type de « régionalisme ouvert » (Verdum, 2007) par lequel l’intégration productive se fait moins entre pays sud-américains dans une perspective d’autonomie régionale qu’en vue de l’accès

102 Il s’agit de l’organe principal et historique de la Banque Mondiale, qui traite aujourd’hui avec les pays à revenu intermédiaire. Le second organe de la Banque Mondiale, l’IDA (International Development Association – Association Internationale de Développement) s’occupe des pays les plus pauvres.

à des marchés ultramarins. Certains voient dans cette gigantesque entreprise de développement des infrastructures le moyen d’une double subordination des pays d’Amérique du Sud : au Brésil d’une part, aux marchés mondiaux d’autre part103. Cette vision de l’infrastructure n’irait ainsi pas dans le sens d’un développement autonome et endogène des nations. Certaines critiques voient dans l’IIRSA une entreprise hégémonique des élites économiques brésiliennes et du capital brésilien et international.

Il faut noter enfin que les investissements opérés à travers les institutions financières régionales (BID, CAF, BNDES), tout comme les investissements directs provenant de l’étranger, ont été concentrés dans les secteurs d’exploitation des ressources naturelles. Les dirigeants de ces institutions ont fait le pari de la soutenabilité dans le temps du boom des commodities (Verdum, 2008).

Conclusion de la section 1.4.

Les grands projets d’infrastructure présents ou futurs laissent penser que la vocation extractiviste-exportatrice du Brésil va être renforcée dans les années à venir. La Chine a annoncé en mai 2015 souhaiter investir plus de 50 milliards de dollars au Brésil, essentiellement en infrastructures. Parmi les principaux projets en discussion, la voie ferrée Transocéanique (ferrovia Transoceânica) ambitionne de relier le port d’Açu (État de Rio de Janeiro), au port d’Ilo (Pérou). Cette ligne de chemin de fer permettrait aux produits actuellement exportés vers la Chine (grains, viande etc.) d’avoir un accès plus direct au Pacifique et de ne plus passer par le canal de Panama. Ainsi, il semblerait que les projets d’infrastructures aient vocation à la fois à rattraper un retard national qui a contribué à une fragmentation du territoire et augmenté le « coût Brésil », mais aussi à intégrer le Brésil à un nouveau système productif mondial dans lequel la demande va se trouver toujours plus en Asie et où l’Amérique latine a pour vocation d’être pourvoyeuse de matières premières et produits agricoles. La TSF participe donc d’un mouvement beaucoup plus vaste d’intégration nationale et continentale, qui mise sur une spécialisation des régions selon leurs avantages comparatifs, lesquels sont identifiés comme étant l’exploitation minière et les cultures exigeant beaucoup d’eau et de soleil (canne à sucre, soja, fruits tropicaux etc).