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Introduction de la Partie 1

Chapitre 4. Le transfert hydrique massif comme solution

4.2. Le fleuve São Francisco

Le fleuve São Francisco, fleuve mythique du Brésil, plus grand fleuve entièrement brésilien et source principale d’eau et d’énergie du Semi-aride, a été largement utilisé, anthropisé, reconfiguré. Il nous semble nécessaire avant de présenter le projet de TSF de proposer une brève description de ses caractéristiques et de son état actuel, dans la mesure où une bonne partie du conflit autour de la transposição a trait à la préservation, voire à la survie, du « fleuve de l’unité nationale ».

4.2.1. Une description du Velho Chico

La zone de drainage du bassin du fleuve São Francisco (familièrement appelé Velho Chico) est de 639 219 km2, ce qui correspond à 7,5% du territoire national194. Il s’étale sur 7 États : Bahia (48,2%), Minas Gerais (36,8%), Alagoas (2,2%), Pernambuco (10,9%), Sergipe (1,2%), Goiás (0,5%) et le District Fédéral (0,2%). Le bassin est divisé en 4 régions : le Haut São Francisco (Alto São Francisco), le Moyen SF (Médio SF), le Submédio SF et le Bas SF (Baixo São Francisco). Il couvre 503 communes et une partie du District fédéral. 58% du bassin se trouve dans le Semi-aride195

(voir Figure 4.2.1.2).

Le fleuve naît dans la Serra da Canastra (Minas Gerais) et débouche dans l’Océan Atlantique à la frontière entre les États d’Alagoas et Sergipe. Le fleuve coule du Sud vers le Nord, sur près de 2800 km, et traverse diverses régions climatiques. Il trouve sa source dans la Serra da Canastra dans l’État de Minas Gerais. C’est ce parcours du Sud vers le Nord et de l’« intérieur », des sertões, vers les capitales du littoral, ainsi que le rôle qu’il a joué dans la colonisation des terres intérieures et dans l’imaginaire brésilien, qui valent au fleuve São Francisco son nom de « fleuve de l’unité nationale » (Andrade, 2006).

Le débit du São Francisco est généré essentiellement dans les États de Minas Gerais (73%) et de Bahia (20%), par des cours d’eau du domaine des États fédérés. Cette situation contribue à expliquer la position critique des mineiros et des bahianais vis-à-vis de la TSF.

194 Données du Comité de bassin du fleuve São Francisco (CBHSF).

195 Agência Nacional de Águas (ANA), Bacia Hidrográfica do Rio São Francisco. http://www2.ana.gov.br/Paginas/servicos/outorgaefiscalizacao/saofrancisco.aspx

Figure 4.2.1.1 : Bassin du fleuve São Francisco et régions hydrographiques du Brésil

Source : Wikimedia Commons ; CNRH (2003).

La région hydrographique du São Francisco est divisée en quatre unités : le Haut (Alto) (235 635 km2), Moyen (Médio) (266 972 km2), Submoyen (Submédio) (110 446 km2) et Bas (Baixo) (25 523 km2) São Francisco196. C’est la région du Submoyen São Francisco qui présente la plus faible disponibilité en eau, la plus forte évaporation mais en même temps la plus ample utilisation des ressources en eau pour des usages multiples. La population qui vit dans la région drainée par le fleuve est de 13 millions de personnes, dont un pourcentage important se trouve dans la partie Sud (Haut São Francisco), particulièrement autour de la région métropolitaine de Belo Horizonte. Dans le bassin du São Francisco sont présents 32 peuples indigènes qui occupent 38 territoires traditionnels (Marques, 2006).

Figure 4.2.1.2 : Unités hydrographiques de la région hydrographique São Francisco, et villes principales

Source : ANA (2015c)

Le débit moyen de long terme est approximativement de 2.850 m3/s. Ce débit représente 2% du total de l’écoulement superficiel national, mais 73% de la disponibilité en eau régionale, ce qui montre son importance majeure. C’est ainsi et de loin le plus important système fluvial du Nordeste. Pour comparaison, le fleuve Jaguaribe a un débit maximal de 150 m3/s au mois d’avril à la station d’Iguatu, dans l’État du Ceará.

L’irrigation représente 77% des prélèvements dans le bassin, les demandes urbaines 11% (concentrées essentiellement dans la Région Métropolitaine de Belo Horizonte), les demandes industrielles 7% et les usages pour les animaux 1% (ANA, 2015c).

C’est le secteur hydroélectrique qui historiquement a la main sur le fleuve, à travers la CHESF (Companhia Hidro-Elétrica do São Francisco). Les grands barrages Três Marias (Minas Gerais, Haut São Francisco) et Sobradinho (Bahia, Moyen São Francisco) ont largement contribué à réguler le débit et à pérenniser des activités de pêche ainsi que les usages domestiques, industriels et d’irrigation de l’eau. Le Bas São Francisco a été extensivement développé pour la production hydroélectrique, avec les usines d’Itaparica et Xingó. Des cinq grands barrages du fleuve São Francisco, trois forment un réservoir (Três Marias, Sobradinho et Itaparica) et deux sont au fil de l’eau (Paulo Afonso et Xingó). Le débit régularisé à partir du barrage de Sobradinho est de 1.850 m3/s en moyenne, et il descend régulièrement sous les 800 m3/s entre octobre et janvier. Le potentiel installé dans la région São Francisco était en 2013 de 10 708 MW (ANA). Le fleuve São Francisco produit 90% de l’énergie électrique consommée dans le Nordeste. Aujourd’hui c’est

l’irrigation des pôles d’irrigation, qui s’est fortement développée au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, qui représente le premier usage consomptif des eaux du São Francisco.

Les réussites de la Tennessee Valley Authority (TVA) ont été amplement débattues au Sénat brésilien dans les années 1940, avec l’idée d’en reproduire le modèle aux bassins de l’Amazone et du São Francisco197. La TVA a énormément influencé nombre de projets de développement hydraulique dans de nombreux pays, en particulier le Brésil. Selon Albert Hirschman (1969, p. 33, apud. Paula, 2011), « pour être acceptable, semble-t-il, souvent le projet doit être présenté sous la forme d’une réplique parfaite de quelque chose qui existe déjà, d’une entreprise couronnée de succès dans un pays avancé ». En a résulté la création de la CODEVASF (CVSF à l’époque), qui a promu l’irrigation dans le bassin. La CVSF a été réformiste, en laissant intacte la structure agraire.

Les eaux du São Francisco Submoyen font l’objet de disputes entre la CHESF pour la production d’électricité, la CODEVASF pour l’irrigation et le gouvernement fédéral pour la TSF. Il faut dire que le Submoyen São Francisco revêt une importance économique particulière, car la majorité de la production d’hydroélectricité et de l’irrigation y est localisée.

On trouve dans le bassin du São Francisco de l’agriculture moderne productrice de commodities pour le marché mondial et intimement liée à l’agro-industrie. L’irrigation de cultures à haute valeur ajoutée s’est fortement développée au cours des dernières décennies. Le potentiel d’irrigation est cependant encore loin d’être entièrement exploité dans le bassin. L’irrigation a été vue comme un facteur de développement de la région. Selon la CODEVASF, des années 1960 à 1975 la surface irriguée a crû de 5200 hectares par an et a culminé dans les années 1980 quand de grands projets d’irrigation dans le Nordeste ont porté le taux de croissance de la surface irriguée à 10500 hectares par an. Mais le facteur limitant de l’irrigation dans le bassin est l’eau, dans la mesure où il y a plus de surface disponible (terres suffisamment fertiles) que d’eau (IBGE, 2009b).

La fruiticulture irriguée s’est très fortement développée dans la vallée du São Francisco au début des années 1990 (Cavalcanti, 1997), avec notamment la culture de la mangue et du raisin dans les municipes de Petrolina (PE) et Juazeiro (BA). Les faibles précipitations et la forte évapotranspiration obligent à irriguer. Des canaux et des stations de pompage sont installés le long du fleuve. L’irrigation est exigeante techniquement, et elle est fortement consommatrice de produits chimiques (fertilisants, insecticides, herbicides…), qui finissent par contaminer le sol et l’eau. On note des conditions de participation politique des travailleurs assez précaires, avec une faible organisation syndicale (ce qui distingue les travailleurs de la vallée du São Francisco des travailleurs de la fruiticulture de l’Alto Valle argentin). Les conditions de travail sont relativement mal encadrées dans la vallée du São Francisco (Bloch, 1996). On reproche parfois à l’irrigation dans la vallée du São Francisco de s’être opérée sans une maîtrise des conditions techniques d’une agriculture efficace et économe en eau.

Ce sont désormais près de 50% des communes faisant partie du bassin du São Francisco qui ont une production agricole liée à la fruiticulture irriguée. Celle-ci a commencé avec la banane, et aujourd’hui compte aussi raisin, pastèque, melon, maracujá (fruit de la passion) et mangue. Ces activités en croissance remplissent un rôle socio-économique de plus en plus important dans la

197 De manière générale, l’influence des États-Unis est non négligeable sur la formation des élites de la gestion de l’eau du Brésil. On peut remarquer que le premier directeur-président de l’Agence Nationale de l’Eau (ANA) (2000-2005), Jerson Kelman, a reçu sa formation en hydrologie à la Colorado State University (Fort Collins, Colorado).

région. Les principales localités de production de fruiticulture sont Petrolina (PE), Juazeiro (BA), Curaçá (BA), Santa Maria da Boa Vista (PE) et Bom Jesus da Lapa (BA).

Mais le fleuve est en crise. Les situations de sécheresse sont fréquentes, surtout dans la partie semi-aride du bassin (Figure 4.2.1.3). Depuis 2012 le bassin rencontre des conditions très difficiles, avec des débits et des précipitations au-dessous de la moyenne et par conséquent des niveaux accumulés dans les réservoirs très faibles. L’opérateur national du système électrique (Operador Nacional do Sistema Elétrico - ONS) a obtenu en 2015 une réduction de l’ordre de 30% des décharges minimales des réservoirs de Sobradinho et Xingó. Depuis longtemps la société civile et les scientifiques appellent à des mesures de « revitalisation » (revitalização) du bassin afin d’améliorer la qualité de l’eau, de récupérer ses berges, de maintenir les débits et d’assurer la survie des populations riveraines. Or la mise en œuvre de la revitalização, à l’agenda depuis longtemps, est aussi constamment repoussée. En outre, les projections du GIEC indiquent une probable réduction du débit du fleuve au 21ème siècle, jusqu’à 20%, en raison de la baisse de la pluviométrie et de la hausse des températures. Pour certains observateurs, ce sont toutes les activités économiques du bassin, donc beaucoup dépendent de l’abondance hydrique, qui sont menacées (agriculture irriguée, production d’électricité, pêche, transport fluvial)198.

198 Voir par exemple Roberto Malvezzi, « A decadência econômica do rio São Francisco », Articulação Semiárido Brasileiro, 30 avril 2015.

Figure 4.2.1.3 : Municipes ayant connu des périodes de sécheresse ou d’étiage entre 2003 et 2013

Source : ANA (2015c)

4.2.2. Gérer la pluralité des usages

L’articulation des différents usages de l’eau du bassin du fleuve São Francisco n’est pas une chose aisée, tant le fleuve est grand, la population et les unités de la fédération concernées nombreuses, les strates de gouvernance multiples et les usages et usagers de l’eau divers.

Le CBHSF (Comitê da Bacia Hidrográfica do rio São Francisco – Comité du Bassin Hydrographique du Fleuve São Francisco) a été créé en juin 2001 pour être un « parlement des eaux » : un organe collégial constitué des pouvoirs publics, de la société civile et des usagers de l’eau. Les usagers représentent 38,7% des membres du comité, les pouvoirs publics 32,2% et la société civile 25,8%199. Ses pouvoirs sont normatifs, délibératifs et consultatifs. Il a pour mission

de décentraliser la prise de décision, d’intégrer les actions publiques et privées, et de promouvoir la participation des différents segments de la société. Ses compétences sont : promouvoir le débat, arbitrer les conflits liés à l’eau, approuver le Plan de Ressources Hydriques du bassin, accompagner son exécution, établir les mécanismes de cobrança, et de répartition des coûts des infrastructures à usage collectif. Un Plan décennal de ressources en eau (Plano Decenal de Recursos Hídricos da Bacia do Rio São Francisco – PBHSF) a été élaboré pour la période 2004-2013, qui donne les grandes lignes des demandes et des disponibilités et des mesures à mettre en œuvre.

Si Braga et Lotufo (2008) considèrent la gestion du fleuve São Francisco comme un exemple de gestion intégrée des ressources, les défis sont colossaux. Dans le bassin du São Francisco, quatre niveaux de planification se superposent : le Plan National (Plano Nacional), les Plans Étatiques (Planos Estaduais), les Plans de bassin hydrographique de fleuve fédéral (Planos de Bacia Hidrográfica de rio federal), les Plans de bassin hydrographiques de fleuve étatique (Planos de Bacia Hidrográfica de rio estadual). Ceci ne manque pas de créer des problèmes d’articulation et de coordination (da Silva et Cirilo, 2011). Selon da Silva et Cirilo, le PBHSF est bien en accord avec le PNRH mais beaucoup moins avec les plans de bassin des affluents du São Francisco (sauf en ce qui concerne les affluents du Minas Gerais).

Tableau 4.2.1.1 : Les États dans le bassin du fleuve São Francisco États de la fédération MG GO DF BA PE AL SE Surface de l’État dans le bassin (%) 40,2 9,4 22 54,5 70,1 52,9 32 Population de l’État dans le bassin (%) 42,5 15,8 1 17,5 20,7 32,7 13,8 Contribution de l’État à la surface du bassin (%) 36,9 0,5 0,2 48,2 10,8 2,3 1,1 Contribution de l’État à la population du bassin (%) 59,4 0,6 0,2 17,9 12,8 7,2 1,9

Source : da Silva et Cirilo (2011), à partir de données du Plan de bassin du CBHSF (2004).

Les conflits sont particulièrement prégnants dans les sous-bassins des fleuves Velhas, Paraopeba, Alto Preto, Alto Grande, Verde Grande, Rio Grande et Salitre. Ces conflits impliquent l’agriculture irriguée, la production d’électricité, la navigation, la distribution d’eau pour les consommations humaines, la dilution des effluents urbains, industriels et miniers, et la préservation des écosystèmes (voir Partie 3).

Alors que la gestion des eaux du São Francisco est depuis longtemps marquée par la présence historique de la CHESF et de la CODEVASF, principaux usagers, les cartes de la gouvernance ont été rebattues avec la nouvelle loi sur l’eau de 1997 et la nouvelle architecture institutionnelle. Des propositions se font entendre au sein du Comité de bassin pour orienter la gestion des débits du fleuve dans un sens plus « écologique ». La CHESF pratique le « débit minimal » à l’embouchure, c’est-à-dire que les opérateurs des barrages maintiennent un débit

minimal constant considéré comme nécessaire à la préservation des activités et des écosystèmes. Mais pour certains chercheurs et pour les riverains du Bas São Francisco, il faudrait flexibiliser cette règle pour aller vers des « débits écologiques » respectant davantage les cycles naturels.

Conclusion de la section 4.2

Le fleuve São Francisco est la colonne vertébrale énergétique et hydrique du Nordeste. Mais la croissance rapide des extractions d’eau et des usages multiples en font un bassin stressé, sous tension. Les conflits d’usage sont nombreux (ce point sera approfondi dans la Partie 3) et l’articulation institutionnelle y est difficile. Dans ce contexte, le projet de TSF ne pouvait pas ne pas provoquer des réactions vigoureuses de la part des différents acteurs du bassin, qui y voient une pression supplémentaire potentiellement insoutenable. C’est ce projet que nous présentons désormais en détail.