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Les grands transferts d’eau dans le monde : réalité aujourd’hui, nécessité demain ? demain ?

Introduction de la Partie 1

Chapitre 4. Le transfert hydrique massif comme solution

4.1. Les grands transferts d’eau dans le monde : réalité aujourd’hui, nécessité demain ? demain ?

Que ce soit en empruntant un lit naturel ou un aqueduc artificiel, une grande partie de l’eau sur terre coule, parfois sur des centaines voire des milliers de kilomètres. On peut donc estimer que l’eau est constamment en déplacement, « en transfert »190. Les transferts hydriques artificiels ne sont ainsi rien d’autre que des artefacts visant à faire couler l’eau vers d’autres horizons. Ils existent d’ailleurs depuis des siècles. Les Qanats (des canaux souterrains permettant d’assurer une adduction d’eau régulière vers les régions arides et semi-arides) en Mésopotamie datent de plus de deux millénaires. Les Romains ont construit de majestueux aqueducs (le pont du Gard est une partie d’un ancien aqueduc de plus de 52 km, entre Uzès et Nîmes). La France compte quelques transferts sur longue distance, comme le Canal de Marseille et le Canal de Provence, qui approvisionnent la ville de Marseille.

Les transferts hydriques artificiels sur longue distance sont donc présents aux quatre coins du monde, ils se sont multipliés au 20ème siècle et la tendance se confirme au début du 21ème siècle. Il est un fait que la croissance de l’offre hydrique (essentiellement pour alimenter les villes) passe la plupart du temps par le fait d’aller chercher l’eau de plus en plus loin. Selon Gupta et van der Zaag (2008), 14% des eaux prélevées le sont à travers des transferts interbassins (540 milliards de mètres cubes par an) et les grands projets de transferts devraient représenter, en 2025, 25% de l’eau mobilisée. Il existait au début des années 2000 plus de 150 infrastructures de grands transferts inter-bassins, dans 26 pays, et à peu près 60 étaient planifiées. Plus de la moitié des transferts existants sont situés en Amérique du Sud et du Nord, le Canada étant le pays qui déplace les plus grandes quantités d’eau artificiellement.

190 Il faut ici procéder à une précision terminologique : le terme « transfert » est aussi utilisé pour désigner des transferts de droits d’usage de l’eau entre secteurs, par exemple de l’agriculture vers l’industrie. Il s’agit de réallocations entre usages et usagers et entre secteurs/catégories de consommation de l’eau. C’est une réalité différente des « transferts » massifs inter-bassins dont nous parlerons dans cette partie et dans le reste de cette thèse, dont la dimension de réordonnancement géographique est majeure.

Le phénomène est donc loin d’être négligeable, et il semblerait qu’il se généralise à la faveur de la croissance économique et démographique. Selon l’économiste (écologique) Robert Ayres,

« une des conditions de la soutenabilité d’ici 2100 est qu’une grande quantité d’eau douce devra être transportée par canaux ou pipelines de zones avec excès de précipitations – comme le sud de la Chine, le sud de l’Inde, le Bangladesh ou le nord de l’Australie – vers des zones manquant de pluies, comme le nord de la Chine, le Rajasthan, la vallée de l’Indus et le centre de l’Australie. Irriguer de plus grandes surfaces, comme le Sahara et le désert de Gobi, sera une tâche beaucoup plus difficile. L’eau des fleuves de Sibérie, détournée vers le sud, pourrait rendre le désert de Gobi fertile, mais l’ingénierie requise serait gigantesque. Irriguer le Sahara demandera soit des pipelines depuis le fleuve Niger, ou bien de très grandes usines de désalinisation localisées sur la côte méditerranéenne, ou la côte Atlantique. L’intérieur de l’Australie pourrait être irrigué par une combinaison de canaux (venant du nord) et d’usines de désalinisation. De fait, à terme un système mondial de distribution de l’eau devra être construit. Toutes ces solutions exigeront de l’acier pour les canalisations, et de l’énergie pour le pompage, en grandes quantités. Il faudra aussi que la coopération internationale soit au rendez-vous. » (Ayres, 2006, p. 1199)

C’est dire combien les grands transferts peuvent être considérés si ce n’est comme une panacée, en tout cas comme une nécessité, une fatalité, y compris pour des penseurs de la rareté et des limites physiques de la croissance. Le MIT Energy and Climate Oulook 2014 mentionne également les transferts inter-bassins comme une réponse potentielle aux stress hydriques croissants (MIT, 2014, p. 2). Un grand nombre de projets très ambitieux existent, comme le « Transatlantic Freshwater Aqueduct » (aqueduc transatlantique d’eau douce) entre l’Amazone et l’Afrique du nord (Badescu et al., 2010) ou l’« Alaska-California Undersea Aqueduct » (aqueduc sous-marin Alaska-Californie), qui sont déjà sérieusement à l’étude.

L’Ouest des États-Unis a une histoire riche en grands travaux de maîtrise de l’eau effectués sous la houlette du Reclamation Bureau191. Créé en 1902, le Bureau of Reclamation avait permis en 2003 la construction de 355 réservoirs de stockage, 255 barrages de transfert, et plus de 11 000 km d’infrastructures de transport d’eau. Une telle empreinte matérielle sur le cycle hydrosocial n’est pas sans poser problème :

« Des dizaines de milliers de personnes dépendent du fleuve Colorado pour leur approvisionnement en eau, et aujourd’hui le fleuve est « mort » d’un point de vue écologique. Les eaux détournées, barrées, épuisées et polluées du Colorado n’atteignent même plus le Golfe de Californie. Comment les gens feront-ils si le changement climatique réduit la neige qui alimente le fleuve et accroît les températures qui évaporent ses eaux ? » (Zetland, 2014, p. 87)

191 Les historiens de l’environnement ont dépeint cette entreprise pharaonique de recomposition du paysage hydraulique de l’Ouest nord-américain (Reisner, 1986, Worster, 1985, McNeill 2000 p. 149-191).

En Californie, l’eau se trouve dans le Nord et l’Est, et la population dans le Sud. Los Angeles est approvisionnée en eau grâce à un aqueduc qui transporte les eaux depuis la Sierra Nevada à plus de 350 km de distance. Depuis les années 1960, le California State Water Project transporte l’eau vers les zones urbaines. Mais ce système très sophistiqué repose sur une base de calcul du volume d’eau et d’enneigement qui se révèle maintenant erronée. La question est désormais : comment s’adapter rapidement à un système hydrologique différent sans aiguiser les tensions entre usagers de l’eau192 ? Reste que d’autres idées de transferts interétatiques renaissent périodiquement, comme celui d’un pipeline Est-Ouest qui transférerait les surplus des fleuves Mississipi et Missouri. L’Afrique du Sud a aussi énormément recouru aux transferts inter-bassins (Turton et al., 2008, Blanchon, 2006, 2008), le dernier en date ayant provoqué de vifs débats étant le Lesotho Highlands Water Project.

Si l’Afrique du Nord a relativement peu recours aux transferts hydriques, on trouve en Libye la Grande Rivière Artificielle (GRA), présentée comme le « premier programme de transfert massif de l’eau au monde »193, qui transfère de l’eau fossile des nappes aquifères du Bassin de Nubie (6 millions de m3 /jour à terme) sous le désert libyen vers la Tripolitaine et les villes côtières sur près de 3000 km (3500 km à terme) de canaux souterrains. C’est le plus grand réseau de canaux souterrains du monde. L’objectif est d’atteindre l’indépendance alimentaire en permettant une agriculture irriguée, et d’assurer la consommation en eau des villes côtières.

En Afrique sub-saharienne des projets sont sur la table. Dans la rubrique des spéculations, on compte le transfert des eaux du fleuve Congo vers le Sahara Septentrional.

Espagne et Portugal ont beaucoup pratiqué les transferts massifs d’eau pendant les dictatures et les années 1930. L’Espagne a longtemps été particulièrement friande d’infrastructure hydraulique. Mais suite à de fortes mobilisations, la dérivation de l’Ebre qui était prévue dans le Plan Hydriologique National de 2001, a été annulée, au profit d’usines de désalinisation (Albiac et al., 2006, Clarimont, 2010). Le projet d’aqueduc entre le Rhône et la région de Barcelone, qui a un moment défrayé la chronique, a désormais du plomb dans l’aile.

Craignant le « pillage » de leurs abondantes ressources en eau par les États-Unis notamment, les provinces du Canada ont quant à elles adopté des lois interdisant les transferts massifs d’eau. L’Entente sur les ressources en eaux durables du bassin des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent, ratifiée par le Québec, l’Ontario, les huit législatures des États riverains et par le Congrès, est entrée en vigueur en novembre 2008. Le pacte permet les transferts d’eau hors du bassin, à condition que l’eau soit retournée après usage dans leur bassin d’origine et que les utilisateurs aient apporté la preuve d’avoir mis en œuvre des mesures destinées à restreindre au maximum leurs besoins en eau des Grands Lacs, ce qui limite de facto drastiquement tout projet de transfert sur de longues distances.

« En somme, cette idée de transferts massifs sur de grandes distances n’est plus prisée de nos jours : elle a été discréditée au plan environnemental ; critiquée pour les

192 Stephanie Pincetl, « Les Californiens doivent comprendre que la période d’abondance de l’eau a disparu », Le Monde, 24 mai 2015, propos recueillis par Corine Lesnes.

coûts exorbitants qu’elle suppose tout en ne satisfaisant qu’une petite minorité d’agriculteurs ; relativisée avec le développement de meilleures techniques de gestion de l’eau et l’émergence d’une remise en cause des gaspillages de l’agriculture irriguée dans l’ouest des États-Unis. C’est maintenant une option dépassée qui s’était répandue à une époque où le paradigme de l’aménagement du territoire prévoyait une exploitation systématique des ressources : satisfaire l’offre primait sur tout. Il est peu probable à court terme que les pouvoirs publics, endettés, acceptent de se lancer dans ces projets pharaoniques » (Lasserre, 2009).

En Australie, entre 1949 et 1974 a été mis en œuvre le « Snowy Mountains Hydroelectric Scheme – SMHS », projet qui collecte et stocke l’eau qui normalement coule vers le littoral. Le projet, composé de 16 réservoirs, 7 usines, 1 station de pompage, 145 km de tunnels et 8 kms de canaux, permet l’irrigation, la génération d’énergie et l’approvisionnement domestique du sud-est australien. Le SMHS joue un rôle vital pour l’économie australienne. Mais à l’époque où les travaux ont été effectués, aucune étude d’impact n’avait été menée, et de graves impacts environnementaux ont été causés : pertes de biodiversité, salinisation des sols, déstabilisation et érosion des berges dans le bassin récepteur etc. L’ensemble des défis posés par le SMHS a conduit au lancement en 1992 de l’Initiative du Bassin Murray-Darling, un partenariat entre le gouvernement australien et les communautés du bassin visant à coordonner la gestion des ressources naturelles d’un bassin subissant de fortes pressions anthropiques.

Le nord de la Chine bénéficie déjà d’une partie substantielle du « Projet de Transfert des Eaux Sud-Nord ». Les déficits hydriques dans le Nord-ouest chinois entravent l’irrigation, augmentent le coût de la production industrielle et diminuent la disponibilité de l’eau pour les habitants de nombreuses villes du Shanxi. Quand il fonctionnera à plein régime, le système transportera 2% du débit annuel moyen du Fleuve jaune et 5% du débit annuel moyen dans les années les plus sèches. Si les bénéfices économiques et sociaux attendus sont très importants, des problèmes épineux se posent en termes de relogement de familles, de pertes de terres et d’augmentation du flux d’effluents venant du grand volume d’eau transportée.

Les obstacles aux transferts d’eau internationaux sont nombreux. Comme le précise Alexandre Taithe,

« À l’inverse du pétrole, le coût du transport et de l’emmagasinage de l’eau est élevé, voire prohibitif, au regard de sa valeur économique dans sa zone d’exportation. Ce n’est pas un marché économique qui fixerait le prix de l’eau, mais le rapport entre les investissements nécessaires aux nouvelles infrastructures de transport de l’eau et la distance du transfert. Seuls les États limitrophes d’un État excédentaire en eau pourraient bénéficier de transferts d’eau, situation qui risquerait de créer de nouvelles dépendances et de nouveaux rapports de forces régionaux. Ainsi, pour rester compétitif, un marché de l’eau ne pourrait se développer que régionalement. Pour ces mêmes raisons, il ne peut y avoir un prix mondial de l’eau. Il est également improbable que l’on voie se dessiner dans l’avenir des voies d’acheminement d’eau, comme les oléoducs ou les gazoducs, à l’échelle mondiale. Le prix au mètre cube de

l’eau qui serait acheminée par l’aqueduc Languedoc-Roussillon-Catalogne est par exemple déjà supérieur au dessalement de l’eau de mer, alors même qu’il ne mesurerait « que » 320 km. » (Taithe, 2006, p. 130)

Au Brésil, enfin, des transferts inter-bassins (sur des distances relativement modestes mais mobilisant des volumes importants) existent déjà. Le « système Cantareira », mis en place dans les années 1970, transfère 33 m3/s du bassin Piracicaba vers le bassin du Haut-Tietê. Les eaux du fleuve Paraíba do Sul, dont le bassin est à cheval sur les États de São Paulo, Minas Gerais et Rio de Janeiro, sont abondamment exploitées et « transférées ». La ville de São Paulo s’inquiète de l’usage fait par la Région Métropolitaine de Rio de Janeiro des eaux du Paraíba do Sul, qu’elle pourrait bien envisager de mobiliser dans un avenir proche pour répondre à la demande de sa population.

Conclusion de la section 4.1.

Les transferts d’eau massifs sont déjà une réalité dans la plupart des pays du monde confrontés à des limites quantitatives sur la ressource, et ne sont pas nouveaux. La tendance à l’augmentation des volumes déplacés et à la généralisation des mégaprojets hydrauliques de transfert retient toutefois l’attention, car le procédé pourrait bien s’imposer, avec la désalinisation, comme une solution de premier choix dans la lutte contre les effets des sécheresses. Si les retours sur expérience des divers projets existants livrent des enseignements utiles pour la conduite de futurs projets et l’évaluation de leur opportunité, il n’existe toutefois pas à notre connaissance de corpus technique et économique de lignes à suivre reconnu internationalement dans la planification, et encore moins dans l’évaluation, de ce genre de projet, hormis quelques principes (voir Partie 2). Il faut dire que les transferts présentés supra obéissent à des logiques et des besoins très divers, qui vont du renforcement du débit d’un fleuve pour la production d’hydroélectricité (Brésil) à la promotion de l’agriculture irriguée (Ouest des États-Unis, Chine), en passant par l’industrie et les usages urbains (Afrique du Sud, Chine). Dès lors, les modalités de leur soutenabilité, de leur viabilité économique, financière et technique sont multiples.

Au Brésil, c’est le fleuve São Francisco qui pourrait bien devenir le centre d’un vaste complexe d’ingénierie de transferts inter-bassins (transferts vers le Nordeste septentrional et vers l’État de Bahia, transferts depuis le fleuve Tocantins etc.). Le projet de TSF est le plus grand projet d’infrastructure du Brésil contemporain, et il porte l’ambition d’être comparable par les dimensions et la prouesse technique aux transferts chinois, et de développer une toute une région à l’image des transferts californiens.