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Introduction de la Partie 1

Chapitre 2. La gestion de l’eau au Brésil : une adoption progressive et inégale des paradigmes modernes inégale des paradigmes modernes

2.2. Paradigmes de l’eau et tendances historiques

Les normes et modes de gestion qui viennent d’être présentés sont des idéaux régulateurs. Ils viennent se greffer, remettre en cause ou conforter, des modes et pratiques « réellement existantes » liées à des mouvements sociologiques, économiques et techniques de fond. Certains spécialistes de l’eau ont essayé de typologiser, thématiser et historiciser ces « âges de l’eau ». Il va de soi que la plupart de ces propositions de typologie historique sont schématiques et qu’elles sont compatibles avec la coexistence de plusieurs paradigmes dans un même temps et en un même lieu. Ces typologies nous aident toutefois à distinguer l’évolution des pratiques ainsi que les visions qui sous-tendent ces pratiques. Elles permettent également d’établir des passerelles avec d’autres dimensions socio-économiques et politiques du développement. La caractérisation de cette coévolution des visions, institutions et pratiques de l’eau avec leur contexte historique nous intéresse particulièrement, en vue de donner une profondeur historique à l’analyse de notre sujet.

Au niveau le plus général, on peut dire que toutes ces typologies distinguent une période de développement de l’offre, fondée sur l’ingénierie et la « grande hydraulique », qui précède une période plus « intégrée », qui remet l’eau au cœur d’un champ de forces souvent antagonistes et qui s’accompagne d’un accent mis sur la gestion de la demande, au plus près des besoins. À la munificence des grands travaux supposant une maîtrise technique essentiellement quantitative succèderait la sobriété et l’efficacité du goutte-à-goutte et la préservation qualitative des sources.

Le géographe Jamie Linton (2014) parle de « l’eau moderne » (« modern water ») pour désigner une conception de l’eau et du cycle hydrologique abstraite de ses conditions sociales, historiques et locales, qui a prévalu pendant très longtemps et continue à imprégner les politiques de l’eau.

L’eau moderne s’accompagne de l’idée de « ressources en eau » (« water resources ») et de « gestion de l’eau » (« water management »). Ce paradigme est associé à une certaine manière de se représenter l’eau, un certain type d’expertise hydrologique, une concentration du contrôle dans des agences publiques, et une inclination vers l’augmentation de l’offre. L’eau est « moderne » en ce qu’elle est tenue conceptuellement et pratiquement à raison par les humains afin de mieux la maîtriser, la contrôler. Le sens donné à « moderne » rejoint ici celui que Bruno Latour donne à cet adjectif (Latour, 1991, 1999). Linton parle aussi de « cycle hydrosocial » et d’« hybrides hydrosociaux » (« hydrosocial hybrids ») pour marquer le caractère socialement déterminé du cycle de l’eau, et dénaturaliser les discours sur le sujet. Selon Linton, nous ne sommes pas face à une crise de l’eau, mais à une crise de l’eau moderne (Linton, 2014). Le paradigme de l’« eau moderne » est encore prédominant, dans la mesure où les solutions linéaires, à grande échelle et technocratiques sont privilégiées face aux alternatives locales plus respectueuses de la diversité des valeurs en présence (Linton, 2010). L’eau a été rendue a-historique, vidée de son contenu social, réduite à une quantité abstraite. Les années 1930 aux États-Unis représentent l’apothéose de ce que Karen Bakker appelle le « paradigme hydraulique-étatique » (« state-hydraulic paradigm ») (Bakker, 2003), ou ce que Peter Gleick appelle « ancien paradigme de l’eau » (« old water paradigm ») (Gleick, 1998).

Jean-Paul Haghe s’appuie quant à lui sur les concepts de champ d’expérience et d’horizon d’attente de Reinhart Kosseleck et celui de régime d’historicité de François Hartog pour fournir une grille d’analyse du discours sur l’eau. Le régime de l’historia magistra s’appuie sur l’expérience du passé pour rendre les eaux utiles et bien gouvernées. Y a succédé en France, à partir du la seconde moitié du 19ème siècle, le régime moderne d’historicité, s’attachant à une rationalisation des usages productifs des eaux pour atteindre le progrès social et industriel. Selon Haghe, « [c]e modèle de pensée productiviste s’est diffusé jusqu’à nos jours et est encore largement dominant chez les hydrologues et les ingénieurs des travaux publics. Il sous-tend en grande partie l’action des acteurs su système technoscientifique qui organise actuellement le monde de l’eau. » (Haghe, 2010, p. 55) Au-delà de la succession historique, les régimes d’historicité coexistent et sont portés par des acteurs hétérogènes. Le régime contemporain aurait dans une large mesure rompu avec l’historia magistra et serait marqué par le présentisme. La gestion de l’eau se fait en temps réel, appuyée sur des modèles d’analyse systémique, mais apparaît aussi l’idée de patrimonialisation de la ressource (Petit, 2008). À l’heure où l’eau est de plus en plus abordée à travers le prisme de la croissance verte138, on peut se demander quelles hybridations sont possibles entre gestion présentiste, souci de patrimonialisation et nouvel impératif de croissance verte.

Le champ de recherches sur le cycle hydrosocial et l’« hydropolitique » est foisonnant139.

Turton (2002a, p. 16) définit l’hydropolitique comme « l’allocation qui fait autorité [authoritative] des valeurs dans la société en ce qui concerne l’eau ». Turton met en avant deux dimensions cruciales dans toute analyse relevant de l’hydropolitique : l’échelle et la diversité (range) des problématiques qui sont traitées. Allan (2002) met en avant l’eau virtuelle comme une dimension cruciale et une solution majeure aux problèmes rencontrés par les régions semi-arides. L’eau virtuelle est « économiquement invisible et politiquement silencieuse ». Les pays pauvres en eau ne peuvent pas compter sur l’eau de pluie pour l’agriculture, or cette dernière est très consommatrice d’eau. C’est ainsi que plus de 80% de leur budget eau est consacré à l’agriculture,

138 Approche adoptée par le Conseil Mondial de l’Eau (WWC, 2015).

139 Ce courant semble avoir un biais étato-centriste et s’être spécialisé dans l’analyse des conflits interétatiques pour l’eau.

au détriment d’autres usages, comme les débits écologiques ou la consommation domestique. D’où sa recommandation de ne pas rechercher l’autonomie alimentaire dans les zones semi-arides. Il est plus efficace en termes de gestion de l’eau d’importer la nourriture. La région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) et l’Afrique du Sud n’auraient pas encore connu de crise grave de l’eau grâce à l’importation massive d’eau virtuelle. Les politiques de l’eau virtuelle sont considérées par les tenants de cette approche comme une alternative au développement hydraulique, notamment aux transferts inter-bassins. L’idée est de privilégier un déplacement des activités économiques plutôt qu’un déplacement de l’eau140.

Turton (2000) a proposé un modèle d'évolution en trois phases de la gestion des ressources en eau dans les pays disposant de faibles ressources : pendant la première phase, l’eau est abondante (« surplus initial ») et facile d’accès ; pendant la seconde phase, l’État intervient à travers une politique de grands travaux pour répondre aux demandes croissantes ; dans la troisième phase on passe à une gestion de la demande qui consiste en une réallocation des ressources disponibles et des mesures d’efficacité.

Figure 2.2.1 : Les étapes de la gestion de l’eau selon Anthony Turton

Source : Turton (2002b)

Bernard Barraqué distingue quant à lui trois « âges » de la gestion de l’eau (Barraqué, 2003,

2005): l’âge de la grande hydraulique, pendant lequel on va chercher loin de l’eau de qualité. Puis l’âge de la qualité de l’eau, reposant sur l’assainissement et l’ingénierie sanitaire. Enfin, le dernier âge est celui de la protection des sources brutes aux points de captage afin de simplifier le traitement. Ce dernier paradigme n’est pas encore dominant, même dans les pays développés,

140 Pour des analyses critiques de transferts inter-bassins du point de vue de l’eau virtuelle, voir Ma et al. (2006) pour la Chine et Verma et al. (2009) pour l’Inde.

mais il progresse, à travers notamment les paiements pour services environnementaux (contrats entre agriculteurs et organismes de distribution de l’eau visant à compenser le manque à gagner lié à l’abandon d’intrants chimiques). Cette technique serait plus durable et moins chère que la course aux techniques de traitement. Ce « nouvel âge de l’eau » n’est plus celui de l’augmentation de l’offre en quantité ou en qualité, mais de la gestion de la demande, du partage de la ressource et de la protection des milieux aquatiques. Le génie de l’environnement succède au génie sanitaire qui avait succédé au génie civil.

L’étude des réformes du secteur de l’eau dans 43 pays et régions conduit R. Maria Saleth et Ariel Dinar à distinguer cinq aspects importants (Saleth et Dinar, 2004) : une évolution du développement hydraulique vers l’allocation de l’eau, de l’ingénierie de l’offre vers l’approche économique et la gestion de la demande, une tendance vers la décentralisation (par divers types d’organisations de bassin), une approche de plus en plus intégrée de l’irrigation tenant compte des eaux de surface et souterraines, et une reconnaissance croissante de l’importance de la couverture des coûts (cost recovery). Toutefois, il s’agit plus souvent d’intentions que de réformes profondes et cohérentes.

La tendance à la participation des parties prenantes est réelle, mais comporte des limites. Si leur engagement est véritable, il y a de fortes chances que les résultats soient inconsistants selon l’échelle et le lieu. Par ailleurs, il existe un « trilemme » entre efficacité, participation et légitimité.

En ce qui concerne le débat privatisation/eau comme droit humain ou bien public, on peut dire que l’on assiste moins à une privatisation de l’eau et de sa gestion au niveau mondial qu’à sa transformation en bien économique. En effet, les cas d’arrangements institutionnels dans lesquels l’eau est un bien privé, ou appropriable moyennant un droit d’usage, de revente, de stockage (en vue de spéculation) etc. sont très rares, voire inexistants (le Chili représente un cas extrême à cet égard, mais isolé). En revanche, on peut soutenir la thèse selon laquelle l’eau est de plus en plus conçue comme un bien rare, donc économique, un bien essentiel à la production des biens et services marchands, et dont les usages à visée de production sont et/ou doivent être privilégiés par rapport à d’autres usages, consomptifs ou non. En somme, l’eau deviendrait un facteur de production des biens et services marchands, et elle devrait être traitée comme telle. Cette conception économique de l’eau est directement liée aux rapports de force et de pouvoir entre acteurs impliqués dans la gestion de l’eau. Smith et al. (2014) montrent comment, en Ecosse, la mise en œuvre de la Directive Cadre sur l’Eau, et la planification de bassin, est dominée par la planification du développement, malgré le potentiel de la nouvelle « infrastructure » institutionnelle. Ainsi l’environnement (en l’occurrence le « bon statut écologique des masses d’eau ») est dilué à travers une série d’arbitrages, et perd face aux considérations économiques. Les auteurs montrent que l’agenda de la « croissance économique soutenable » est dominant, et n’est pas « intégré » aux autres politiques. Ainsi le statut écologique de l’eau devient une question technique dont la résolution doit « permettre » le développement. Le caractère participatif des arènes de discussion des sujets transversaux n’empêche pas que les discussions soient biaisées toujours dans le même sens. Le poids de l’inclination politique du gouvernement est très important et les arbitrages sont faits en faveur de la politique générale qu’il désire promouvoir (« enabling development »). La Directive Cadre sur l’Eau européenne n’a donc pas été l’occasion de poser des limites à une croissance (matérielle) que de nombreux acteurs appelleraient de leurs vœux. C’est bien l’écologisation de la gestion de l’eau qui présente des limites.

L’intégration des politiques est un processus difficile, et souvent inefficace. Les modifications de gestion qui engagent des réallocations de l’eau entre usagers sont politiquement sensibles. Les politiques désirées passent la plupart du temps par des changements dans l’occupation des sols, ce qui requiert selon certains une véritable ILWRAM (Integrated Land and Water Resources Allocation and Management, Gestion et Allocation Intégrées du Sol et des Ressources en Eau) (Phillips et al., 2008). Le caractère trans-sectoriel de l’eau est pourtant affirmé et réaffirmé à longueur de rapports (voir les World Water Development Reports de l’ONU) : « Le facteur crucial pour la gouvernance de l’eau est la reconnaissance du fait que l’eau n’est pas seulement un secteur, mais aussi un élément nécessaire qui génère des bénéfices pour tous les secteurs, exigeant ainsi une consultation active avec, et une coordination parmi, les secteurs et communautés qui en dépendent » (WWAP, 2012, p. 24).

Malgré ces recommandations répétées, les experts relèvent encore souvent une gestion quantitative trop unidimensionnelle et trop peu sensible aux spécificités locales, aux complexités écologiques et humaines des fleuves. C’est le cas de Ho (2014) qui illustre ces problèmes avec le cas du Mékong. Les évaluations d’impact environnemental des ouvrages d’infrastructure y ont été mal menées (périmètre trop limité, dimensions non prises en compte…), et l’hydroélectricité s’est développée au prix du reste. On assiste à une imposition d’une vision du développement qui marginalise les perspectives de développement alternatives. Le développement est alors poursuivi aux dépens des communautés locales. Ho appelle à une gouvernance polycentrique plus participative.

La position dominante des acteurs et secteurs économiques dans l’évolution réelle des politiques de l’eau est un fait historiquement robuste. À en croire Ben Crow, la couverture des besoins en infrastructure hydraulique dans les villes est corrélée avant tout à l’industrialisation (Crow, 2007). Ce sont en premier lieu les demandes des secteurs industriels qui impulsent la création de réseaux d’adduction d’eau et d’assainissement, qui parallèlement profitent à la masse de la population.

Conclusion de la section 2.2

Le cadre normatif de la gestion de l’eau a connu des évolutions importantes depuis le milieu du 20ème siècle, dans le sens d’approches plus intégrées, plus participatives, en accord avec les principes du développement durable et respectant l’échelle géographique du bassin hydrographique. Toutefois l’adoption de « bonnes pratiques » est très inégale, parfois totalement absente dans certains pays en développement, et se heurte à des obstacles d’ordre social et politique multiples. Cette tendance à l’échelle mondiale portée par diverses institutions internationales a influencé les cadres adoptés au Brésil et les politiques menées, avec des fortunes diverses, ce que nous présentons dans la section suivante.