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Je regarde donc je désire ! 100!

Dans le document Lubitsch, un cinéaste féministe ? (Page 101-106)

Au delà de l’exemple de Cluny Brown, Lubitsch réussit dans ses films à exprimer le désir sexuel féminin à travers le regard. La séquence d’ouverture de

Design for living est marquante pour cette raison. Le film débute dans un train,

avec un plan large sur deux hommes, Tom et George, dormant côte à côte, assis sur une banquette. Gilda

entre dans le wagon face caméra, comme si le film l’attendait avant de pouvoir c o m m e n c e r. C e p l a n inaugure la très prochaine identification du spectateur au regard de Gilda. C’est elle le personnage actif de la

scène, et dés son entrée, elle lance un rapide coup d’oeil aux deux hommes, qui s’avère être le premier regard au sein de la diégèse du film. Gilda s’installe, rapidement isolée, grâce à un raccord mouvement, à l’intérieur d’un plan rapproché poitrine. En occupant fortement le champ, Gilda impose sa présence et s’annonce d’emblée comme personnage centrale du film. Ce gros plan sur

son visage permet également d’activer le processus d’identification du regard du spectateur au sien, rendu effective dés que Gilda lève les yeux sur les deux garçons.

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C’est en effet avec un raccord regard que le montage alterne ensuite avec un plan rapproché taille sur Tom et George,

toujours endormis. De par leur inconscience ils s’offrent totalement à la vue de Gilda. Cette dernière en profite, saisissant un cahier de dessin et un crayon, avant de s’approcher de Tom. Pendant une dizaine de secondes Gilda se penche sur lui pour

l’observer de très près, créant là une représentation exagérée de la pulsion scopique. Toute l’action est concentrée autour du regard de Gilda sur Tom qui devient l’objet passif de sa contemplation. Il ne s’est toujours pas réveillé, le spectateur ne sait rien de lui, il ne doit sa

présence à l’écran qu’à l’intérêt que Gilda lui porte.

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Gilda occupée à dessiner Tom, relevant régulièrement les yeux vers lui, et son modèle. Dans cette séquence, c’est le visage de l’homme qui est soumis à une fétichisation, Tom étant filmé avec un gros puis très gros plan sur sa bouche. La mise en scène embrasse le

regard de l’artiste qui s’attarde sur des parties très précises du visage. Ces plans ont beau trouver leur place au sein de la narration, ils n’en restent pas moins l’expression du regard du sujet féminin sur l’objet

masculin. Lubitsch s’attarde sur les personnages masculin, alors que les plans sur Gilda dessinant sont assez succincts, son corps n’est pas l’enjeu visuel de cette séquence. Puis c’est au tour de George d’être dessiné, et donc scruté par l’oeil de Gilda. Un nouveau champ contrechamp est instauré, alternant de nombreuses fois l’image de Gilda, filmée en plan taille, avec celle de George qui n’échappe pas au gros plan.

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Gilda s’endort à son tour, et est découverte par George à son réveil. Mais le visage de Gilda est caché par sa veste, empêchant à George de récupérer la

puissance active du regard. Lorsque Tom reprend conscience à son tour, les deux hommes se recoiffent, affirmant ainsi leur volonté d’être beaux à regarder, objet du désir de Gilda. Puis ils s’emparent de son cahier de dessins, découvrant à l’intérieur

les croquis d’un Napoléon… De plus en plus dénudé. Avec cette représentation humoristique, Lubitsch soumet au fantasme féminin un personnage historique emblématique de la masculinité virile et autoritaire. Puis à la page suivante, ils tombent nez à nez sur leurs portraits.

L’attention portée sur eux depuis le début de la séquence est accentuée puisqu’ils sont représentés en train de se regarder, sous l’oeil du spectateur et même de Gilda, comme le révèle le montage quelques plans après. En effet, après la surprise de se

retrouver dans le cahier, Tom et George lèvent les yeux sur Gilda, bien réveillée et amusée par leur réaction, les observant

en silence. La position de Gilda se rapproche ici de celle du narrateur omniscient à qui rien n’échappe, ce qui la place en situation de supériorité sur les personnages masculins soumis au régime narratif du film. De plus, la jeune femme

n’est pas filmée de face, l’axe de la caméra est légèrement décalé par rapport à Gilda. Ce plan n’est donc pas subjectif aux deux hommes qui se trouvent face à

elle, la narration n’adopte pas leur point de vue et ne leur confère pas la possibilité d’être des agents du regard.

George rejoint ensuite Gilda sur la banquette. Ils ont beau partager l’espace du champ, l’attention reste focalisée sur le visage de George, au centre du dialogue et donc du regard. George demande même explicitement à Gilda de regarder son nez, qu’il trouve mal dessiné. Le même processus est reporté sur To m . L e s d e u x a u t r e s

personnages se disputent au sujet de détails très précis de son visage, placé au centre de l’image. La discussion devient technique, poussant assez loin l’analyse de son anatomie faciale, George et Gilda n’hésitant pas à le

toucher pour illustrer leurs propos. Le trio partage pour la première fois le cadre, mais le regard ne circule pas encore de façon homogène d’un personnage à l’autre, s’obstinant à dévisager l’un ou l’autre des deux hommes. L’enjeu de cette séquence est la contemplation et la représentation du corps des hommes par une femme. Une situation peu banale, comme le prouve la réaction des protagonistes, qui sûrement gênés d’être objet du regard, tentent de se réapproprier leur image en mettant en question la qualité du dessin. Ils ne font ainsi qu’intensifier l’attention portée sur eux, créant à l'intérieur d’un plan large des gros plans, en évoquant certaines parties du visage bien précises, comme le nez ou les maxillaires, que l’oeil du spectateur va ensuite isolées. Le corps masculin devient un fétiche, lui aussi étant soumis à la castration universelle décrite par Kaja Silverman. Les personnages masculins expérimentent

également la passivité. Dans la culture des mythes, le sommeil est généralement une caractéristique du sujet féminin. Joseph Campbell écrit que « La Dame de la Maison Endormie est une figure familière des contes de fées et des mythes. (...) Elle est la belle des belles, la réponse attendue, la récompense suprême du héros terrestre ou surhumain   ». Dans Design for Living, ce sont Tom et 131

George que Gilda trouve endormis, qui s’offrent à son regard avant de s’offrir à elle, promesse d’une félicitée que Gilda doit réussir à atteindre.

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Dans le document Lubitsch, un cinéaste féministe ? (Page 101-106)