• Aucun résultat trouvé

Le corps masculin, de sujet à objet de désir ! 105!

Dans le document Lubitsch, un cinéaste féministe ? (Page 106-110)

Dans Bluebeard’s Eighth Wife, Michael se risque également à l’expérience de l’altérité en se laissant devenir l’objet du regard de Nicole. Les deux personnages sont réunis dans un plan rapproché et cherchent à se mettre d’accord sur un modèle de pyjama dans une boutique. Leurs deux regards sont dirigés vers les pyjamas, et ils n’arrivent pas

à se mettre d’accord. Puis habilement, Nicole détourne l’attention sur Michael en lui révélant qu’elle a pris le temps de l’observer. Séduit par cette marque d’intérêt, Michael se tourne complètement vers Nicole, s’offrant totalement à sa vision.

Le regard est alors dirigé vers Michael, qui devient le centre explicite de l’attention. Un champ contrechamp instaure ensuite la relation regardant/ regardé. Nicole regarde Michael et fait de lui l’objet de son discours, racontant comment elle a remarqué, en l’observant, qu’il était fait pour porter des rayures. Le plan rapproché épaule l’affirme dans sa position d’agent du regard, fixant Michael sans jamais détourner les yeux. Au contraire, le contrechamp sur ce

Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Paris, J’ai Lu, 2013, p.153

dernier le montre muet, trop flatté pour s’exprimer, détournant les yeux. Michael expérimente ici le fait d’être l’objet du regard d’une femme, et cela semble lui plaire. Le plan large suivant statue sur la victoire de Nicole, tous les regards des personnages

présents dans le plan étant dirigés vers Michael. Nicole reste au centre de l’image, maîtrisant parfaitement la situation.

Elle a réussi à attirer l’attention sur Michael. Son corps est au centre des préoccupations, les personnages et le spectateur attendant de voir si les rayures lui vont. L’objet pyjama ayant trait au domaine du privé, cette

séquence explore avec audace l’intimité du personnage masculin. Michael se retrouve en pyjama au milieu de la boutique. Devant le miroir il a besoin du regard approbateur de Nicole sur son

image et lui demande comment elle le trouve. Michael est de dos face au miroir, Nicole de profil, vient camoufler son reflet dans le miroir. Elle l’observe, affirmant au sein du plan sa présence en tant qu’être regardant qui a transformé Michael en

spectacle à regarder, lui ayant suggéré d’essayer le pyjama. Nicole fixe Michael qui se regarde dans le miroir, incarnant à ce moment le « to-be-looked-at-ness » de Laura Mulvey.

Mais c’est encore au sein d’Angel que le personnage masculin est le plus explicitement transformé par le regard de la femme en objet de désir sexuel. Maria et Halton sont installés côte à côte à

la table d’un restaurent. Si Maria refuse de se dévoiler, elle affirme à Halton, situé au premier plan, tout connaître de lui. Cette révélation provoque immédiatement un changement dans la mise en scène. Halton est isolé à l’intérieur d’un plan rapproché épaule, déstabilisé. Le contrechamp présente au contraire une Maria sûre d’elle. Ne quittant pas Halton des yeux elle se met à le décrire : « Vous avez des yeux gris, des

cheveux bruns… Un sourire charmant ». Ce

moment de la séquence frappe par sa singularité. Soudainement, le corps de Maria n’est plus au centre de l’attention. Ce n’est plus elle qui est contemplée mais Halton, à travers son regard elle érotise le personnage masculin. Alors qu’elle détaille Halton, le spectateur n’est plus focalisé sur le visage de Maria mais sur celui d’Halton qu’il se figure mentalement à travers la

description de Maria. Lorsque le montage permet de retrouver le plan sur Halton, la transition d’agent du regard à celui d’objet du désir de Maria est effectuée. Halton devient le récepteur des fantasmes de Maria, sur lequel elle projette son désir sexuel. D’ailleurs ses intentions sont très claires : « Vous êtes

séduisant, rien d’autre n’est important  ». Halton ne pouvait être plus

explicitement réduit à sa fonction d’objet, de corps désirable. Il devient «  l'incarnation de la perfection promise   » habituellement par la figure 132

féminine.

*

En réconciliant regard et personnage féminin, Lubitsch permet à ses héroïnes l’expression visuelle de leur désir sexuel, à travers la contemplation du corps masculin. Ce sont elles qui portent le regard au sein de la diégèse, amenant le spectateur a identifier sa vision à la leur, et ainsi à érotiser le personnage masculin, sur lequel les fantasmes sont projetés.

Cette alternance de la possession du regard engrange une reconsidération de sa nature au sein du cinéma narratif. Shohini Chaudhuri écrit que « Silverman fait la distinction entre l'œil [the look] et le regard [the gaze] (…). Elle désanthropomorphise le regard, expliquant qu'il ne peut jamais "ne faire qu'un" avec la vision humaine - le regard est, plutôt, une fonction de la lumière et de l'altérité. Il émerge de toute part, plutôt que d'un voyeur ou groupe de voyeurs. Tous les sujets, masculin ou féminin, sont subordonnés au regard. Ceci est significativement différent du regard comme il a été habituellement théorisé par la théorie féministe du film  ». Chaudhuri propose de différencier le regard du 133

Regard, et de les comparer avec la relation qu’entretiennent les sujets de l’ordre symbolique au phallus. «  Le voyeur masculin peut penser qu’il possède le Regard, ce qui le dote du pouvoir de contrôler et d’objectiver, alors que le

Joseph Campbell, op.cit., p153

132

Shohini Chaudhuri, op.cit., p. 114 «Silverman distinguishes between the gaze and the look (…).

133

She deanthropomorphizes the gaze, arguing that it can never be « at one » with human vision - the gaze is, rather, a function of light and Otherness. It arises from all sides, rather than from one viewer or group of viewers. All subjects, male and female, are subordinated to the gaze. This is significantly different from the gaze as it has usually been theorized in feminist film theory ».

Regard (comme le phallus) est insaisissable  ». Ainsi, le regard, « vient d’un ou 134

de sujets; et, comme le sujet, il est marqué par le manque  ». Chez Lubitsch, 135

l’alternance des regards permet de ne laisser aucun personnage s’approprier le Regard et la capacité d’objectiver l’autre en permanence. Les héroïnes lubitschiennes ne sont pas que regardées, elles regardent et désirent. Une autorité que le cinéaste leur confère également à travers la parole.

!

!

2 - La Parole libérée

Dans le document Lubitsch, un cinéaste féministe ? (Page 106-110)