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Peut-il y avoir du désir sans plaisir visuel? ! 65!

Dans le document Lubitsch, un cinéaste féministe ? (Page 66-71)

Lubitsch sait aussi s’inscrire en faux par rapport à la théorie de Laura Mulvey. Le très gros plan est d’ailleurs une figure quasiment absente des films du corpus. Pourtant, la notion de désir est omniprésente chez Lubitsch. Seulement, elle n’existe pas contre les femmes mais avec elle, et son moyen d’expression favori n’est pas l’image fétichiste mais les mots. « La parole est indissociable du désir   » déclare Natacha Thiéry. Ce n’est pas pour autant que Lubitsch va 99

transformer la bouche en objet fétiche et filmer les lèvres de ses actrices en gros plans. Thiéry écrit que «  la bouche importe moins comme orifice que comme moyen de proférer des mots. Si elle compte dans l’attraction physique, c’est par le pouvoir évocateur de la parole et la tonalité de la voix. (…) Le sex-appeal des personnages passe donc par la bouche, mais en tant qu’elle produit une parole bien tournée. (…) Un « bel organe » chez Lubitsch, ce sont des cordes vocales de qualité alliées à un esprit séduisant. A l’image, la bouche n’est jamais transformée en objet partiel, (…), car Lubitsch ne perd jamais de vue la situation du corps parlant dans l’espace, et ignore délibérément l’expressivité excessive du gros plan : chez lui, l’origine de l’affect est autant - voire plus- sonore que visuelle  ». 100

Natacha Thiéry, Lubitsch, les voix du désir, Liège, Editions du Céfal, 2000, p.77

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Ibid. p.103

En plus d’évacuer ce rapport fétichiste au personnage féminin, la mise en scène de Lubitsch peut également c r i t i q u e r l e b e s o i n d e posséder visuellement la femme. La séquence de Lady

Windermere’s Fan, où Edith

Erlynne se rend à une course

équestre est très significative. Le lieu de l’action déjà rappelle celui où Maria se fait observée dans Angel. Edith y est filmée de dos, en plan taille avec une légère plongée qui permet d’inclure dans le cadre à ses côtés de nombreux personnages. Tous sont présentés de dos mais Edith est reconnaissable de par son chapeau. Seule femme parmi les hommes, elle incarne ici une figure de l’altérité. Phénomène accentué par le fait que tous les hommes se retournent sur son passage lorsqu’elle quitte le cadre. Déjà, Edith est associée aux regards des autres. Le plan suivant la montre montant un escalier. Le plan large permet de l’opposer au reste de la foule

au troisième plan qu’elle surplombe, alors qu’elle se dirige dans le sens contraire par rapport au regard des spectateurs de la course. Par un raccord mouvement, la mise en scène per met e n s u i t e d e v o i r E d i t h

suivant où figurent les Windermere et leurs amis, riant ensemble. Soudain, tous se retournent dans la même direction pour regarder à travers leurs jumelles.

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Et c’est Mrs Erlynne qui est retrouvée en contrechamp, filmée en plan moyen, le cache avec la forme des jumelles suggérant qu’il s’agit d’un plan subjectif à l’un des personnages.

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Lubitsch va axer sa mise en scène autour de cette ocularisation interne primaire, en alternant quatre fois les plans sur les spectateurs utilisant leurs jumelles et ceux d’Edith observée à travers elles. La variation des axes et de l’angle de la caméra, des focales, permet de saisir Edith sous toutes les coutures : en plan moyen de face, en plan poitrine, en plan taille, de profil, avec une contre

plongée. Puis les plans sur Edith se succèdent sans l’intervention d’un contrechamp.

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L’écran est inondé de plans sur elle, il n’y a que son visage dans les différents cadres. Son profil droit en plan épaule, de dos en plan taille, son profil gauche en plan taille à nouveau… Cette accumulation donne une impression de trop plein, d’exagération. Un sentiment de malaise est créé par ce montage. Ces regards ne sont pas bienveillants, ils cherchent à épier, enquêter sur cette femme mystérieuse pour ensuite mieux la contrôler. De la même façon que les films selon Mulvey, gèrent la peur de la castration suscitée par le personnage féminin en la soumettant au regard. Mais le processus est trop flagrant chez Lubitsch pour que l’on n’y trouve pas une remise en question de cet

acharnement visuel. Notamment lorsqu’un carton indique que la Duchesse de Berwick, Lady Plymdale et Mrs Cowper-Cowper s’adonnent aux commérages, suivi d’un plan des trois femmes de face en plan poitrine, au premier plan, discutant sous le regard désapprobateur de Lord Windermere au second plan. Le système du champ contrechamp mettant en scène les regardantes/la regardée reprend. Les trois femmes sont ridiculisées, parlant beaucoup sans que l’on prenne la peine de révéler ce qu’elles disent, se contorsionnant pour mieux voir Edith, la fixant à s’en faire mal aux yeux. Cette obsession est traduite à l’image par de très gros plans sur le visage d’Edith ou sur ses mains. La mise au point est aussi faite un moment pendant le plan, connotant le besoin de voir plus près, plus net. Apparaissent ensuite les commentaires négatifs et superficiels sur les cheveux gris d’Edith, interrompus par Lord Windermere qui remet en question ces commérages sur une femme qu’elles ne connaissent pas et qui pourraient s’avérer très gentille. A travers cette intervention, Lubitsch condamne cette attitude voyeuriste malveillante.

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Lubitsch ne fonde pas sa mise en scène sur le plaisir visuel masculin décrit par Laura Mulvey au sein du cinéma hollywoodien, qui détermine le regard comme masculin et le personnage féminin comme objet passif du désir. Si dans

que le cinéaste s’éloigne de ce besoin de voir, et au tout montrer préfère le sous-entendu verbal. Natacha Thiéry écrit même que chez Lubitsch, grâce au rire, c’est  «  le spectateur [qui] se met dans une situation de disponibilité érotique et s’offre au film en tant que corps désirant. Aux corps projetés de l’écran répond la projection du corps du spectateur vers les personnages, vers les films  ». Un rapport d’équité se tisse entre le spectateur et le personnage, 101

chacun s’abandonnant au plaisir du film. Lubitsch dépasse l’idée de la domination masculine, et met en scène des femmes prêtes à assumer leurs désirs. Cette idée est centrale dans l’esthétique de Lubitsch.

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2 - Vers une égalité du regard

Dans le document Lubitsch, un cinéaste féministe ? (Page 66-71)