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Lorsque Lubitsch fétichise ses actrices! 59!

Dans le document Lubitsch, un cinéaste féministe ? (Page 60-66)

Lubitsch n’est pas exclu du système du plaisir visuel. La présence du fétichisme est flagrante dans son film Angel. La scène du dîner entre Maria et Halton en est la parfaite illustration. Le couple est à table, rejoint par un violoniste qui leur improvise un air romantique. Maria est placée stratégiquement dans le cadre, au tiers de l’image, attirant le regard du spectateur. Effet souligné par le fait qu’elle se trouve également entre deux hommes qui ont les yeux posés sur elle.

Ibid. « Endowing the woman’s body with extreme aesthetic perfection, which diverts attention

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from her « missing » penis ».

Ibid. p.38 « The fetishist refuses to believe the woman is castrated. He uses the fetish to cover

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over and disavow the sight of her wound, overvaluing other, more harmless parts of her body. This disavowal is such that it allows the fetishist to retain his belief that te woman has a penis and simultaneously acknowledge that she doesn’t ».

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Puis Lubitsch installe un champ contrechamp qui lie Maria et Halton par leurs regards langoureux, ne

laissant aucun doute sur leur attirance commune. Le premier gros plan montre Halton qui fixe Maria. Le s p e c t a t e u r p e u a l o r s s’identifier à ce personnage, et à son regard. Cette image laisse la place deux secondes

plus tard au contrechamp sur Maria, qui ne regarde pas Halton immédiatement. Si les deux plans restent à l’écran pour une durée égale, ils ne produisent pas le même effet. Différentes sources lumineuses viennent éclairer son visage et l’offrir au spectateur, resplendissant. Les reflets dans ses cheveux, sur ses

épaules, ses cils à la longueur infinie donnent l’impression d’une apparition divine. Le visage d’Halton lui, n’est que partiellement éclairé, la moitié restant dans l’ombre.

Le montage alterne de nouveau avec le plan sur Halton, qui n’a pas bougé, toujours le temps de deux secondes. Puis nous retrouvons Maria, qui trempe ses lèvres dans sa coupe de champagne. Le plan cette fois-ci dure dix secondes. Jamais la caméra ne s’attardera aussi longtemps sur le visage d’Halton. Ces gros plans contemplatifs de Maria ont un impact érotique très fort grâce à la photogénie de Marlene Dietrich, qui renvoie la lumière d’une manière spectaculaire. Aucun dialogue ne vient remplir la bande sonore, seulement occupée par le chant du violon. Aucun élément narratif ne vient perturber la simple activité du regard, ce qui est très rare chez Lubitsch. Le cinéaste filme généralement la parole. Le fétichisme mis en place autour du visage de Maria est très marqué. Il s’agit seulement ici de contempler Dietrich. Pas étonnant donc, de voir Shohini Chaudhuri faire explicitement référence à l’actrice en écrivant que « la fétichisation des femmes dans le cinéma s'étend au culte de la femme star comme Dietrich  ». Reprenant l’analyse de Laura Mulvey, Chaudhuri 96

explique que «  l'utilisation de tels gros plans sur l'héroïne souligne que, contrairement au héros, elle est valorisée surtout pour ce que son apparence connote, pour sa beauté et sa désidérabilité sexuelle. On ne trouve pas de plans similaires pour les hommes, à moins que le plan ne concerne des événements narratifs  ». 97

Ibid. p.38 « The fetishization of women in cinema extends to the cult of female star such a

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Dietrich ».

Ibid. p.37 « The use of such close-ups for the heroine stresses that, unlike the hero, she is

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valued above all for what her appearance connotes, for her beauty and sexual desirability. One is unlikely to find similar sorts of shots of the male hero, unless the shots concern narrative events ».

Au sein même du film il est souligné que Maria est une femme que l’on regarde, l’incarnation du «  to-be-looked-at-ness  » de Mulvey. Lors de la séquence à l’hippodrome, Wilton (Ernest Cossart), domestique des Barker, et sa fiancée Emma (Dennie Moore), connotent la pulsion scopique du spectateur. Un plan taille les saisit au milieu d’une foule dont l’activité principale est de regarder le spectacle. Le couple, quant à lui, est plus intéressé par la présence de célébrités que par la course de chevaux.

Wilton se saisit de ses jumelles et explique chercher Lady Barker. Le plan suivant se veut, à travers la présence du cache en forme de lunettes, être subjectif à W i l t o n . L e s d i f f é r e n t s mouvements de caméra sont associés à la recherche du

domestique qui finit par trouver Maria. Il donne ensuite les jumelles à Emma, qui toute excitée peut à son tour observer Maria. Le montage permet ensuite d’accéder au point de vue de

Maria qui elle aussi regarde les hommes de la foule et se saisit de ses jumelles, puis semble très perturbée par ce qu’elle a vu. Intervient à nouveau le plan sur Wilton et Emma scrutant Maria, la jeune femme commentant en

simultané la réaction de Lady Barker, qui laisse supposer qu’elle vient de voir Halton dans la foule. Cette découverte est vécue à travers les yeux du couple qui épie Maria. Ce champ contrechamp longue distance superpose plusieurs couches de regards, celui d’Emma, des jumelles, de la caméra et du spectateur. Ce dispositif symbolise ce besoin absolu de voir d’Emma et Wilton, qui fait écho au phénomène de la pulsion, «  élément dynamique de l’activité psychique inconsciente  », et transforme Maria en un spectacle à regarder. Le fait que la 98

séquence se situe dans un lieu de représentation accentue son caractère métafilmique.

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Cluny se retrouve aussi malgré elle objet du regard et désir masculin dans Cluny

Brown. Venue aider Hilary Ames (Reginald Gardiner) avec son problème de

plomberie, la jeune femme se prépare pour intervenir. Avec candeur, elle enlève sa veste, retrousse ses manches… Et ajuste ses bas. Cela se passe bien évidemment sous le regard

des deux hommes, le plan moyen permettant de voir tout le corps de Cluny se déshabillant. Alors qu’Ames essaie de faire comprendre à Belinski qu’il doit quitter son domicile, ce dernier lui r é p o n d à d e m i - m o t s ,

absorbé par le spectacle qu’il ne quitte pas des yeux.

Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, 2ᵉ édition, Paris,

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L’effet est centrifuge, et c’est d’ailleurs lorsque Belinski (Charles Boyer) glisse à Ames « Nous verrons… » que nous accédons justement à ce qu’il voit. L’intérêt que Belinski porte à Cluny prédétermine la façon dont le spectateur la regarde. Lorsque Cluny se penche

vers ses jambes, la caméra la suit avec un panoramique, traduisant le désir de Belinski de ne pas rater une miette d u s p e c t a c l e . C e t t e préparation est vue sous le f i l t re d u d é s i r s e x u e l , ambiguïté qui n’est pas

instaurée par le jeu de Jennifer Jones mais par celui de Charles Boyer. Le plan sur les deux hommes, leurs regards dirigés distinctement vers Cluny, ne laissent aucun doute sur leur intérêt pour elle. Belinski murmure même à Ames que si Cluny n’est pas habillée pour la plomberie, elle n’en est pas moins une sacrée femme.

Mais Cluny n’est pas un objet passif. Elle se saisit de ses outils et s’attaque à la tuyauterie de l’évier, à grand bruit. Lubitsch se sert une nouvelle fois du champ contrechamp pour lier la femme active et les hommes qui l’observent au travail. Lorsqu’elle s’arme d’un marteau, objet qui peut rappeler de par sa forme le pénis, et frappe sur le tuyau, Ames se cache les yeux. Symboliquement ce geste est fort, car

l’homme refuse de regarder une action placée sous le signe du sous-entendu sexuel. Ames met un terme au plaisir visuel. Avec ce revirement de situation, Lubitsch joue avec les codes du plaisir du regard masculin. Cluny s’éloigne de la passivité du personnage féminin fantasmé et devient un élément actif du désir sexuel. Ce que, apparemment, ne peut se permettre de voir le maniéré Ames. Le regard n’est plus dominant, la femme n’est plus contrôlée.

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Dans le document Lubitsch, un cinéaste féministe ? (Page 60-66)