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PREMIÈRE PARTIE : CONSTRUCTION DES PORTRAITS

2. La beauté, un jugement subjectif : question de point de vue

2.4 Le regard durassien

Mais est-ce que les personnages chez Duras, même face à face, parviennent vraiment à se voir ? « Vous devez être très belle », dit l’homme à la femme dans La maladie de la mort, ce à quoi elle répond : « Je suis là, regardez, je suis là devant vous.133 » Ce type

d’échanges se multiplie chez Duras, parfois repris à l’identique. Dans L’amant de la Chine du Nord, même après des heures d’observation, la petite « reconnaît mal [son amant]. Elle le regarde de toutes ses forces134 » et lui aussi, suivant la même formule, « la regarde de

toutes ses forces. Avec les mains il dénude son visage pour la voir jusqu’au non-sens, jusqu’à ne plus la reconnaître135. » Il semble que la perception directe nuise à la vision plus

qu’elle ne la permet : « les yeux du chat et de la petite fille se regardent jusqu’à ne plus voir136 », dans Aurélia Paris. En revanche, dans Les yeux bleus cheveux noirs, c’est avec

130 Ibid. 131 Ibid., p. 87. 132 Ibid.

133 M. Duras, La maladie de la mort, p. 21.

134 M. Duras, L’amant de la Chine du Nord, p. 140. 135 Ibid., p. 220.

les yeux fermés que la femme voit le mieux, que « sans regard elle regarde137 » : « Elle

dit : Ce n’est pas quand j’ai les yeux ouverts dans la direction de votre visage que je vous vois comme vous avez peur que je le fasse, c’est quand je dors138. » Voir revêt ici encore

le sens de fantasme. Michel Foucault, dans un entretien avec Hélène Cixous à propos de Duras, situe l’aveuglement au cœur de la poétique durassienne :

Elle est aveugle, presque au sens technique du terme, c’est-à-dire que vraiment le toucher s’inscrit dans une espèce de visibilité possible, ou encore ses possibilités de regard sont le toucher. Et un aveugle, je ne veux pas dire qu’il substitue le toucher au regard, il voit avec son toucher, et ce qu’il touche produit du visible139.

La connaissance du corps doit en effet passer par une exploration tactile, qui participe tout autant au portrait : « [i]l caresse mais à peine le corps encore maigre. Les seins d’enfant, le ventre. Il ferme les yeux comme un aveugle140 » ; « Elle est émerveillée par la main. Elle la

touche “pour voir”141. » Les descriptions durassiennes sont souvent à tâtons, aux sens

propre et figuré – toujours reprises parce que jamais abouties. Les personnages ne semblent jamais trouver ce qu’ils cherchent, à la manière de la protagoniste des Yeux bleus cheveux noirs qui, la tête « sous la soie noire les yeux fermés […] caresse les yeux, la cavité des yeux, la bouche, l’arête des méplats, le front [de l’homme] […] [et] cherche en aveugle un autre visage à travers la peau, les os142. » Tandis que Michel Foucault pose l’hypothèse de

l’aveuglement des personnages durassiens, Cixous croit pour sa part que, s’ils voient peut- être, leur plus grand obstacle est de ne pouvoir retenir leurs observations : « Ça donne un regard d’une intensité extrême, parce qu’il n’arrive pas à re-garder. C’est un regard qui

137 M. Duras, Les yeux bleus cheveux noirs, p. 108. 138 Ibid., p. 109.

139 M. Foucault, « À propos de Marguerite Duras », p. 770. 140 M. Duras, L’amant de la Chine du Nord, p. 78.

141 Ibid., p. 42.

n’arrive pas à garder143. » Ces limites de la mémoire font le désespoir des personnages,

perpétuellement en deuil des images perdues, mais permettent le renouvellement incessant de la vision. Il s’agit peut-être du regard idéal pour portraiturer la beauté, puisqu’elle fait alors toujours office de révélation : les personnages ne cessent d’apparaître sans que l’effet qu’ils suscitent n’en soit diminué. Dans Les yeux bleus cheveux noirs, bien après que les personnages ont été présentés, la femme dit à l’homme : « — Je vous vois pour la première fois144. » Le portrait est ensuite repris grâce à cette vision inédite :

Elle lui dit qu’il est beau d’une façon dont rien d’autre n’est beau dans l’univers, aucun animal, aucune plante. Qu’il pourrait ne pas être là. Ne pas être survenu dans la chaîne de la vie. Qu’on a envie d’embrasser ses yeux, son sexe, ses mains, de bercer son enfance jusqu’à soi-même en être délivrée145.

La beauté miraculeuse de l’homme chasse toute concurrence possible, et ce tant chez les hommes que dans les règnes animal et végétal : la femme est si obnubilée par ce visage qu’elle ne peut le comparer avec un autre, ni même avec un animal ou une plante, surtout que son esprit n’a pas la faculté de « garder » des images pour analyse ultérieure. Le regard durassien mobilise l’attention de manière si intense qu’il ne peut être soutenu : les personnages doivent baisser les yeux et par le fait même perdre la vision qu’ils avaient momentanément trouvée. Leur quête n’aboutit alors jamais, est encore et toujours à recommencer.

Les impressions suscitées sont si fortes qu’elles doivent être décortiquées par étapes à la manière d’une expérience scientifique qui isolerait chaque trait pour bien le comprendre. Dans L’amant de la Chine du Nord, la jeune femme et son amant se renvoient la focalisation comme un ballon dans l’intimité de leur chambre : « Il enlève les mains de son

143 M. Foucault, « À propos de Marguerite Duras », p. 764. 144 M. Duras, Les yeux bleus cheveux noirs, p. 53.

corps, le regard. La regarde. Elle, non. Elle a les yeux baissés, elle se laisse regarder146 »,

jusqu’à ce que ce soit son tour : « Elle le regarde encore et encore, et lui il laisse faire, il se laisse être regardé147. » L’échange de focalisation se fait de manière religieuse, comme la

consommation d’un sacrement, un seul regard mobilisant l’attention. Lol V. Stein laisse tomber le sien, aussitôt repris par Tatiana : « Je baisse les yeux. Tatiana qui cherche à trouver mon regard le perd comme une monnaie tombée. Pourquoi Lol qui paraît se passer de tout le monde veut-elle me revoir, moi, Tatiana148 ? » À défaut de réussir à établir un

contact avec son amie, Tatiana Karl ramasse la focalisation matériellement incarnée et prend le relais de la narration.

Les personnages s’offrent au regard de l’être aimé et tentent de rester immobiles pendant qu’ils sont scrutés – attitude très pratique lorsqu’il s’agit de les décrire, qui favorise l’insertion de portraits. Ils ne se regardent presque jamais en même temps, ou du moins pas trop longtemps ; les yeux étant la partie du corps la plus symboliquement chargée, tant dans l’histoire du portrait que chez Duras, l’échange direct de regards canalise la tension entre les personnages, comme dans Les yeux bleus cheveux noirs où « [i]ls se regardent. Ils se désirent149 ». C’est pour contrôler ce désir que les personnages « sont dans la crainte que

leurs yeux se regardent150 », « [i]ls sont dans la peur que leurs yeux se voient151 » et, lorsque

cela arrive par mégarde, « [s]ous le coup de ce regard, leurs yeux se sont brûlés, ils fuient et se ferment152. » Les rares fois où les regards se croisent suscitent chez eux des

146 M. Duras, L’amant de la Chine du Nord, p. 78. 147 Ibid., p. 79.

148 M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, p. 86. 149 M. Duras, Les yeux bleus cheveux noirs, p. 144. 150 Ibid., p. 106.

151 Ibid.

impressions si fortes qu’elles sont relatées comme des péripéties, avec des marqueurs temporels propres aux rebondissements : « Ils se surprennent tout à coup à se regarder l’un l’autre. Et à tout à coup se voir. Ils se voient jusqu’à la suspension du mot sur la page, jusqu’à ce coup dans les yeux qui fuient et se ferment153. » L’expérience brève est si intense

que l’écrit ne peut pas la relater, reste suspendu. Il faut aussi noter la gradation entre « regarder » et « voir », la vision se situant plus haut dans la hiérarchie de la scopie durassienne, puisqu’elle signifie vraiment « saisir » autrui, relevant du fantasme tel que décrit par Laurence Bougault.

Il faut être attentif à la circulation du regard pour comprendre le nœud de l’intrigue, explique elle-même Duras : « Le regard, le croisement incessant des regards qui se perdent l’un dans l’autre, demeure le vrai instrument cognitif pour lequel la réalité des personnages et de l’histoire se dévoile154. » Dans L’amant de la Chine du Nord, elle note

qu’en cas d’adaptation « tout se passerait ainsi par le regard. L’enchaînement ce serait le regard. Ceux qui regardent sont regardés à leur tour par d’autres155. » La vision est si

cruciale chez Duras qu’elle correspond à une prise de pouvoir, mais le combat est bien souvent inégal. Les personnages décrits ne se savent pas toujours observés et, quand ils en sont conscients, ils n’ont pas pour autant la possibilité de regarder en retour celui qui les observe – qu’ils soient endormis ou dos à lui, que l’autre soit caché dans l’ombre alors qu’eux sont bien visibles, ils deviennent « des créatures sans regard, exposées156 » (à la

manière des personnages des Yeux bleus cheveux noirs, « aveuglés par la lumière157 »). Ils

153 Ibid., p. 34. C’est nous qui soulignons.

154 M. Duras et L. Della Terro, La passion suspendue, p. 75. C’est l’auteure qui souligne. 155 M. Duras, L’amant de la Chine du Nord, p. 172.

156 M. Duras, Les yeux bleus cheveux noirs, p. 61. 157 Ibid.

sont alors vulnérables, sans possibilité de se défendre, de reprendre le flambeau de la focalisation et de se réapproprier la scène, confinés à leur statut d’objets de regard sans pouvoir à leur tour devenir sujets de la description.

Hélène Cixous note la récurrence de « formules passives » chez Duras telles que « quelqu’un est regardé158 » : « Tu as partout ces personnages “regardés”, […] c’est

l’une des choses qui me gênait, avant que j’aie réussi à accepter ce qu’elle demande : c’est- à-dire la passivité la plus extrême159. » Les personnages sont consentants, ne luttent pas et

s’abandonnent au regard qui les traque. Cette passivité est particulièrement importante dans les portraits de la beauté. Dans son commentaire sur le choix de l’actrice qui incarnerait la jeune fille dans l’adaptation de L’amant de la Chine du Nord et qui ne serait pas d’une « beauté seulement belle » (qui aurait donc un « je ne sais quoi »), Duras conclut : « La beauté ne fait rien. Elle ne regarde pas. Elle est regardée160. » Les beaux personnages, dont

la fonction et l’individualité se résument souvent à leur attrait physique, sont objets d’admiration bien plus que sujets qui seraient eux-mêmes dotés de perception. Ils sont décrits à une distance qui nourrit la fascination et l’exaltation et en fait presque des bibelots ; leur silence nourrissant leur aura de mystère. Mais plus encore, chez Duras, c’est comme si la beauté se suffisait en soi, que les beaux personnages étaient si complets qu’ils n’avaient pas besoin de chercher de contact extérieur : « Du moment qu’on est vu, on ne peut pas regarder. Regarder c’est avoir un mouvement de curiosité vers, envers, c’est déchoir. Aucune personne regardée ne vaut le regard sur elle161. » Regarder autrui serait un

aveu de faiblesse ; au contraire, les beaux personnages durassiens flottent, évoluant dans

158 M. Foucault, « À propos de Marguerite Duras », p. 764. 159 Ibid.

160 M. Duras, L’amant de la Chine du nord, p. 73. 161 M. Duras, L’amant, p. 53.

un monde à part, comme enfermés en eux-mêmes. La dernière phrase est énigmatique : si « aucune personne regardée ne vaut le regard sur elle », ce serait moins la personne en soi que le regard qu’on lui porte qui aurait de la valeur. On en revient toujours à la même définition : la beauté se reconnaîtrait moins à une liste de traits précis en particulier qu’à l’attention qu’elle suscite.