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DEUXIÈME PARTIE : FONCTION NARRATIVE DE LA BEAUTÉ

3. La beauté « inoubliable » : le portrait comme objet de mémoire

3.2 Passage du temps visible à l’œil nu

L’écoulement du temps est ainsi décrit par des actions si fortes qu’il paraît précipité et que les narrateurs peuvent dès lors relater ses effets (l’usure, le pourrissement). Le temps agit pourtant beaucoup trop lentement pour être observé, même avec la plus grande minutie. Selon le philosophe sinologue François Jullien – qui se penche dans Les transformations silencieuses sur le rapport des sociétés occidentales au vieillissement mais aussi aux changements climatiques et à toutes ces évolutions qui ne se voient pas à l’œil

34 M. Duras, Outside, p. 599. 35 Ibid., p. 599-600.

nu –, le temps biologique œuvre quotidiennement de manière infime mais implacable : « nous ne pourrions saisir qu’en gros et, de ce fait, après coup et brutalement ce qui ne se passe, en fait, que graduellement et dans l’infiniment petit ; parce que nous n’aurions pas la vue assez perçante, en somme ou l’ouïe assez fine, pour distinguer ce microscopique37. » En revanche, les narrateurs des œuvres à l’étude réussissent à capter à

l’œil nu les plus infimes modifications : la protagoniste de La bâtarde observe un homme de vingt ans pour « guetter au coin de sa bouche si le dernier pétale de l’adolescence va tomber, et retenir la ligne brisée de son épaule38. » C’est par l’écriture qu’elle se propose

de préserver cette jeunesse fugitive. Les instants de beauté ne passent pas inaperçus pour elle, qui consigne aussitôt ce qu’elle voit afin que rien ne soit oublié.

Ce travail apparaît crucial car le vieillissement est à l’œuvre, inexorable mouvement dont les narrateurs et narratrices dans les œuvres à l’étude ont parfaitement conscience : « À l’ombre de ma peau, ma chair travaille, dévore les jours les uns après les autres avec une avidité toujours égale39 », explique une Françou résignée dans La vie

tranquille, tandis que la narratrice de L’affamée se dit « le sujet épouvanté d’une horloge qui est une bonne ouvrière40 » et croit que la mort qui la menace est « [l]a paresseuse, la

minutieuse. Celle qui se fait aider par le temps41. » Le temps est une donnée invisible à

l’action imperceptible, qui modifie le corps à l’insu des regards – on ne peut en percevoir que les effets après coup, explique Jullien : « On ne voit pas le blé mûrir, mais on en constate le résultat : quand il est mûr et qu’il faut le couper42 ». De même, nous ne pouvons

37 F. Jullien, Les transformations silencieuses, p. 26. 38 V. Leduc, La bâtarde, p. 46.

39 M. Duras, La vie tranquille, p. 139. 40 V. Leduc, L’affamée, p. 225. 41 Ibid., p. 121.

observer le vieillissement que par ses symptômes, en remarquant les rides ou les cheveux blancs. Les portraitistes semblent toutefois avoir la vue assez perçante pour déceler cette évolution microscopique : « Je suis ici pour vous voir vieillir, vieil ange Heurtebise43 » dit

Violette à Jean Cocteau en arrivant chez lui dans La folie en tête, tandis que, dans Le vice- consul, « Charles Rosset dit qu’il est arrivé ici comme un étudiant en voyage mais que de jour en jour il vieillit à vue d’œil44. » Le temps peut déferler à toute vitesse, assez pour que

les visages se modifient perceptiblement de jour en jour, voire d’une phrase à l’autre : « Une eau de source, ma quarantième année. Je pars, contente, dans le courant de ma cinquantième année. […] [J]e serre dans ma main une poignée de cheveux gris, ce sont mes soixante ans, je suis paisible45 », raconte Violette, vieillissant à coup de décennies

quand le contact avec son jeune amant Patrice la pousse à « accepter ses années ». Non seulement ses effets sont exagérés et dès lors décelables, mais le passage même du temps s’observe parfois directement : « Le temps passe, joli éphèbe, il se retourne et nous sourit. La vague du temps s’arrête à nos pieds46 », dit Violette à René dans La chasse à l’amour.

Ce temps personnifié, souriant, est évidemment plus facile à représenter et à manipuler qu’un vaste, lent et informe mouvement.

De cette manière, il n’est pas étonnant que le processus de deuil s’enclenche si vite, dans cette accélération du vieillissement où rien ne tient plus qu’une journée, voire qu’un instant : la narratrice de L’affamée note que Madame « a des yeux bleus, une intelligence, une coiffure remarquables » avant de spécifier que déjà « [d]emain elle aura vieilli. Cette

43 V. Leduc, La folie en tête, p. 315. 44 M. Duras, Le vice-consul, p. 102. 45 V. Leduc, La folie en tête, p. 368. 46 V. Leduc, La chasse à l’amour, p. 222.

soirée aura passé dans l’inconnu. Cela crépite, cela périt47. » Dans le portrait d’un Jean

Cocteau vieillissant, où la narratrice de La folie en tête « l’épluch[e] » et « le décortiqu[e]48 » pendant son sommeil, les parties du visage décrites accomplissent des

actions, dans une personnification toute leducienne : « sa bouche en coup de sabre mollissait ; son nez plongeait ; ses rides se creusaient ; ses cheveux mousseux blanchissaient sous le rayon de soleil49. » Le portrait se transforme sous les yeux, et ce de

manière flagrante (le plongeon accompli par le nez étant un mouvement assez spectaculaire). La narratrice conclut dans ce portrait de Cocteau que « l’âge est tyrannique50 » et en fait ainsi un antagoniste contre lequel lutter.

Le vieillissement est tout aussi actif chez Duras (où des « rides cour[ent]51 » sur le

visage de la mère dans La vie tranquille, prêtes pour le sprint) et peut même être « brutal », comme celui qui a atteint la narratrice de L’amant dans son plus jeune âge : « Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes52. » Le vieillissement est ici encore assez rapide et spectaculaire pour être

raconté, dans un développement linéaire créant même des effets de rebondissements : « il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans qui a fait que ce visage a eu lieu53 » ; « j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris

par exemple au déroulement d’une lecture54. » Selon François Jullien, la transformation

47 V. Leduc, L’affamée, p. 240. 48 V. Leduc, La folie en tête, p. 327. 49 Ibid., p. 328-329.

50 Ibid., p. 327.

51 M. Duras, La vie tranquille, p. 65. 52 M. Duras, L’amant, p. 8.

53 Ibid., p. 10. 54 Ibid., p. 8.

silencieuse est pourtant tout le contraire d’une péripétie : « [elle] ne contrecarre rien, ne se bat pas ; mais elle fait son chemin, dira-t-on, infiltre, s’étend, se ramifie, se globalise – fait “tache d’huile”. […] C’est aussi pourquoi elle est silencieuse : parce qu’elle ne suscite pas contre elle de résistance, qu’elle ne fait pas crier, ne suscite aucun rejet, on ne l’entend pas progresser55. » En revanche, dans les œuvres à l’étude, la vitesse et la force des

transformations sont si exacerbées qu’elles peuvent être perçues et relatées.

Le vieillissement est un ennemi si vorace que la conscience d’une perte possible touche tous les portraits, des femmes les plus jeunes comme des femmes plus âgées : l’amant chinois de L’amant s’inquiète de la santé de la jeune narratrice, alors âgée de quinze ans, « comme s’il découvrait qu’elle était mortelle et que l’idée le traversait qu’il pouvait la perdre56. » Une menace plane, celle du temps contre lequel les personnages

cherchent à se prémunir : « Le temps, ce bourreau indifférent57 », déplore la narratrice de

La bâtarde. Mais ledit bourreau s’exécute-t-il vraiment ?