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PREMIÈRE PARTIE : CONSTRUCTION DES PORTRAITS

1. Décrire la beauté : rhétorique de la répétition

1.4 Intégration de la description dans la narration

Une fois mis en ordre, les passages descriptifs doivent être insérés dans la narration sans pour autant l’interrompre. Les différentes techniques pour intégrer la description à la narration sont « historiquement localisées159 » selon les genres, les écoles, mais de grandes

tendances se dessinent. Plusieurs mises en scène justifient l’insertion d’une description, « qui peuplent l’énoncé descriptif des lumières allumées, d’attentes à des rendez-vous, de promeneurs et de badauds […]160 », détaille Philippe Hamon. Il n’y a qu’à penser au roman

réaliste du 19e siècle, où la pause descriptive lors de la rencontre d’un nouveau personnage

est un exercice obligé. La fenêtre est de la même manière un grand topos descriptif, « lieu

156 Ibid., p. 188. 157 Ibid., p. 44.

158 M. Duras, L’homme Atlantique, p. 21. 159 P. Hamon, Du descriptif, p. 66. 160 Ibid., p. 6.

transitif161 » par excellence, une « thématisation du pouvoir-voir du personnage162 », qui

découpe la scène vue, de la même façon que la porte ou le miroir, et sert de cette façon de cadre au portrait. Lol V. Stein cachée dans les champs ne peut « voir des amants [Tatiana et Jacques] que le buste coupé à la hauteur du ventre163 » par la fenêtre et c’est à partir de

ce point de vue limité qu’elle les décrit.

La description coïncide par ailleurs avec des sorties, des déplacements ou des changements de lumière164. Si un énoncé narratif ouvre le segment, un autre le clôt en

général symétriquement – les portes sont refermées après leur ouverture et les lumières, éteintes. Cet enchâssement permet plus ou moins de contrôler et de délimiter l’infinité de la liste des attributs. Hamon souligne en outre le fait que les passages descriptifs se situent souvent à des frontières : c’est la classique scène d’exposition à l’incipit, le recul et la synthèse de la scène de clausule, ou encore les moments de transition (les débuts de chapitres, par exemple, qui coïncident souvent avec l’arrivée d’un nouveau personnage ou avec un changement de lieu). Tous ces scénarios servent à reconnaître la description. Les descriptions semblent ainsi s’intégrer de manière naturelle, même s’il s’agit d’un artifice : « Le personnage attendu surviendra quand la description sera terminée, et non pas l’inverse165. » Joël July note la récurrence de ces mises en scène chez Duras, « les bonnes

dispositions des intrigues durassiennes pour permettre des descriptions fleuve166 » –

descriptions fleuves qui, pourtant, n’adviennent pas. Les situations de voyeurisme se multiplient, mais ne conduisent pas pour autant aux descriptions exhaustives que

161 Ibid., p. 176.

162 Ibid., p. 174. C’est l’auteur qui souligne. 163 M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, p. 64. 164 P. Hamon, Du descriptif, p. 167.

165 Ibid., p. 174.

l’observation minutieuse supposerait. Lors des passages où « il serait naturel et attendu que le narrateur délivre un portrait du personnage […] à cette tentation descriptive, il – ou elle – résiste167. »

Pause narrative

Afin de ne pas interrompre le développement du récit, il est commun que la description corresponde à un moment d’attente où le personnage a tout le loisir d’observer. Dans son analyse de L’après-midi de Monsieur Andesmas, Mieke Bal souligne que les abondantes descriptions du roman meublent le temps des personnages dans l’attente de Michel Arc qui ne vient jamais168. Suivant la même logique, le sommeil des personnages

offre aussi un moment de pause privilégié pour la description de leur beauté. Ils présentent alors l’immobilité idéale d’un modèle, le visage « s’offr[ant] sans défense au regard de celui qui voit sans être vu169 », note Gervais-Zaninger. Ainsi, les descriptions de la femme

endormie dans les Yeux bleus cheveux noirs, tout comme dans La maladie de la mort, sont sans cesse reprises. Les hommes, qui les engagent précisément pour les regarder dormir, les observent minutieusement :

[...] Elle dort.

Il la regarde. Dans la masse bouclée des cheveux, dans la profondeur de la luisance noire, des lueurs rousses qui rappellent celles des cils. Et les yeux de peinture bleue. Et du front jusqu’aux pieds, cette parité du corps à partir de l’axe du nez, de la bouche, dans le corps tout entier cette redite, cette répétition égale des cadences et de la force et de la fragilité. La beauté.

Il lui dit qu’elle est belle. Belle au-delà de ce qu’il a jamais vu […]170.

Les observateurs ne se gênent pas pour s’approcher du corps endormi, voire à soulever ses vêtements pour poursuivre leur enquête : dans Détruire, dit-elle, « [s]ous l’effet

167 Ibid.

168 M. Bal, Narratologie. Essais sur la signification narrative dans quatre romans, p. 125. 169 M.-A. Gervais-Zaninger, Au regard des visages, p. 31.

d’éblouissements successifs, Alissa découvre le corps [d’Élisabeth Alione] sous la robe, les longues jambes aux cuisses plates, de coureuse, l’extraordinaire flexibilité des mains endormies, pendantes, au bout des bras, la taille, la masse sèche des cheveux, l’endroit des yeux171. » Pour pouvoir noter la texture des cheveux, Alissa les a sans doute touchés : le

portrait est tactile et impudique.

Les belles femmes dorment, vulnérables, avec leur « grâce [d’]endormie[s] profonde[s]172 », comme dirait Duras, et cela si longtemps que la lumière change et modifie

le portrait, qui ne peut donc jamais se fixer, malgré l’inaction du modèle : « La lumière penche un peu [sur le visage de Lol V. Stein]. Ses cils font une ombre173 ». Plus encore, le

corps, bien que relativement immobile, n’est pas complètement statique : la faible respiration du sommeil et les soubresauts de vie empêchent la fixation du portrait, le fait que « [l]e corps dorme ne signifie pas qu’il soit sans vie aucune174 », rappelle Duras dans

Les yeux bleus cheveux noirs. Le sommeil évoque la mort, sans qu’il soit pour autant ni définitif ni irréversible. C’est précisément cette faible vie du corps endormi qui fait le désespoir de la narratrice du court texte Je hais les dormeurs de Leduc : « Je hais mon dormeur. C’est un mort qui n’a pas dit son dernier mot175 » ; « [j]e te hais, cadavre

incomplet. Tu manques de froideur et de raideur176. » Quelque chose échappe à la narratrice

dès que le personnage fait le moindre mouvement – alors qu’un mort parfaitement immobile pourrait être pleinement saisi, possédé.

171 M. Duras, Détruire, dit-elle, p.54. 172 M. Duras, L’été 80, p. 48.

173 M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, p. 183. 174 M. Duras, Les yeux bleus cheveux noirs, p. 24.

175 V. Leduc, Ravages, p. 318. Ce court texte a d’abord été intégré dans Ravages, puis réédité indépendamment par les Éditions du Chemin de Fer en 2006.

Scène de présentation

L’apparition d’un personnage, avec le lot de lieux communs qu’elle entraîne, nous intéresse particulièrement ici parce qu’elle permet de montrer la force de l’impression produite à la vue de la beauté : c’est la scène typée du coup de foudre, in amora mento. Jean Rousset, dans son ouvrage Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, détaille cette première scène qui appartient « au code romanesque, […] avec son cérémonial et ses protocoles177 » et dont il note des récurrences à travers un

corpus d’époques et d’esthétiques diversifiées, de L’astrée (1607) d’Honoré d’Urfé (« Dès l’heure que je le vis, je l’aimai178 ») aux Faux-monnayeurs (1925) de Gide (« Dès que je le

vis, … dès mon premier regard, j’ai senti,… que je ne disposai plus de moi179 »). L’effet

instantané, que Rousset appelle « commotion180 », précède tout contact et se manifeste de

façon physique, viscérale. La beauté a un effet frappant : elle apparaît tout de suite sans que l’on ait besoin de décortiquer le visage avant de poser son diagnostic. Au contraire, un inconnu croisé par Violette dans le train dans La chasse à l’amour requiert qu’elle se « pench[e] sur son cas » parce qu’il n’est « [n]i beau ni laid. Ni grand ni petit181 » ; Vannier souligne bien l’« opposition quasi binaire » du portrait normé entre

beauté et laideur, « car le neutre est rare, et l’on conçoit que le roman n’ait guère d’emploi pour le personnage dont il n’y aurait “rien à dire182”. »

Les commotions sont fréquentes chez Leduc, par exemple dans cette scène tirée de La chasse à l’amour et qui est typiquement encadrée par une entrée et un départ : « On

177 J. Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, p. 7. 178 Ibid., p. 69.

179 Ibid. 180 Ibid., p. 74.

181 V. Leduc, La chasse à l’amour, p. 73. 182 B. Vannier, L’inscription du corps, p. 144.

frappe une deuxième fois on entre. C’est une religieuse. Elle est grande. Elle est mince. Elle est belle. J’ai le souffle coupé. René se mord la lèvre. Très froid, il la salue. Il part183. »

La simple mention de la beauté suffit, le souffle coupé fournissant une preuve en montrant la puissance de l’effet suscité. Quand elle découvre une femme d’une grande beauté sur le seuil en ouvrant sa porte, Violette s’exclame : « Quelle prestance ! Jupe de serge noire, corsage blanc, tenue de cérémonie. Pas de maquillage, pas de vernis à ongles. Quel sourire avenant !184 »

Chez Duras aussi, les personnages ne cessent « de survenir » : il n’y a qu’à penser à la scène de présentation dans Un barrage contre le Pacifique, où la mère, Joseph et Suzanne surgissent les uns après les autres du bungalow. Ils sont alors brièvement décrits, mais presque exclusivement par leurs accessoires vestimentaires. Ces portraits seront par la suite complétés au fil du texte. C’est tout l’effet personnage décrit par Vincent Jouve : à chaque nouvelle information livrée, « [l]e lecteur est ainsi amené à compléter, voire à modifier la représentation qu’il a en tête185. » Le personnage n’est complet qu’à la fin du

récit. Le processus d’image mentale est cependant plus complexe qu’une simple addition : « c’est au travers de synthèses successives effectuées par le lecteur qu’elle se développe186. » Lors de cette première occurrence, le narrateur semble regarder la famille

de loin sans discerner les visages : « Suzanne sortit de dessous le bungalow et s’approcha à son tour du cheval. Elle aussi portait un chapeau de paille d’où sortaient quelques mèches d’un châtain roux. Elle était pieds nus, comme Joseph et la mère, avec un pantalon noir qui

183 V. Leduc, La chasse à l’amour, p. 267. 184 V. Leduc, La folie en tête, p. 532.

185 V. Jouve, L’effet personnage dans le roman, p. 50. 186 Ibid.

lui arrivait au-dessous du genou et une blouse bleue sans manches187. » Si sa beauté sera

par la suite remarquée, d’abord par M. Jo puis par les autres, et finira par s’imposer, il est toutefois intéressant de noter que Suzanne est d’abord décrite comme pauvre avant d’être belle. Selon Jouve, la première apparition d’un personnage est déterminante car elle crée une image initiale approximative qui sera par la suite ajustée.

Ce sont dans les premiers romans de Duras, à la facture plus classique, qu’on retrouve le plus d’exemples de scènes typées de présentation des personnages. Dans La vie tranquille, l’arrivée de Luce donne l’occasion de faire brièvement son portrait : « Son manteau noir enlevé, elle est apparue dans une robe d’été. Pas très grande, mince, des épaules rondes, douces, ensoleillées. Elle avait des cheveux noirs qui caressaient son cou et qui remuaient, remuaient sans cesse, des yeux bleus188 ». Le coup de foudre agit et crée

un effet enveloppant : « [s]es gestes les plus doux faisaient comme du vent, dégageaient une odeur de vent. Elle était partout autour de nous. Nous en étions étourdis, interdits189. »

Dans la suite de l’œuvre durassienne, même si les personnages ne sont plus introduits en bonne et due forme au lecteur par un portrait lors de leur première apparition, ils continuent de créer un effet d’apparition – et cela pas nécessairement à leur première occurrence, l’effet dépendant plutôt du contexte. Dans La femme du Gange, par exemple, la femme que nous connaissons depuis le début du scénario « sort de l’escalier, arrive près du Voyageur. Il s’est arrêté. Elle est, ce soir, d’une évidente beauté190. » L’apparition est si

frappante qu’aucune évaluation n’est nécessaire pour nommer sa beauté, révélée par les circonstances particulières de ce soir précis.

187 M. Duras, Un barrage contre le Pacifique, p. 17. 188 M. Duras, La vie tranquille, p. 56.

189 Ibid.

Dans les œuvres à l’étude, en effet, certains contextes peuvent mettre en valeur les personnages et révéler en eux une beauté insoupçonnée : « Il y a comme ça des jours, dit Sarah191 » des Petits chevaux de Tarquinia pour répondre à un compliment du passager sur

sa beauté. Il y a des jours, mais aussi des situations (Tiène dit à Françou : « [c]omme tu es belle lorsque tu nages192 ») ; des coiffures (Monique Lange dans La chasse à l’amour « est

belle lorsque ses cheveux noirs couvrent ses épaules avec leurs reflets de satin193 ») ; des

expressions (« Regardez comme elle [Anne-Marie Stretter] a l’air dur parfois, parfois on dirait que sa beauté change… Y a-t-il de la férocité dans son regard ? ou au contraire – de la douceur194 ? »). Toutes ces descriptions sont particulièrement intéressantes parce

qu’incertaines : plus qu’une valeur intrinsèque, la beauté est mobile, dépendante du contexte d’observation.