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Modèles repoussoirs : portrait mortuaire et portrait photographique

DEUXIÈME PARTIE : FONCTION NARRATIVE DE LA BEAUTÉ

3. La beauté « inoubliable » : le portrait comme objet de mémoire

3.4 Modèles repoussoirs : portrait mortuaire et portrait photographique

La mort permettrait de préserver éternellement la jeunesse : ceux qui meurent jeunes ne vieillissent plus, avec leur dernier visage embaumé, comme le petit frère Paulo dans L’amant ou le jeune mort anglais décrit dans Écrire qui est « resté cloué à cet âge-là, terrible, atroce, celui de vingt années81 » : « Vingt ans. Je dis son âge. Je dis : il avait vingt

ans. Il aura vingt ans pour l’éternité, devant l’Éternel82. » L’adjectif « cloué » dit bien la

violence d’une telle fixation : le portrait mortuaire est figé dans un seul âge, retiré du temps, et ne permet plus aucun mouvement. Si tout est mis en œuvre par les narrateurs pour conserver les portraits en mémoire, ils ne veulent pas non plus les figer complètement – la nuance est importante. « Vous êtes ma statue mais une statue qui peut faire de la buée sur une vitre83 », dit la narratrice de L’affamée à Madame, trahissant bien son idéal d’un portrait

durable et résistant au temps, qui peut être idolâtré telle une statue, mais en même temps toujours vivant. Le portrait de la beauté conserverait donc un certain mouvement malgré son apparente fixité, en couvant précieusement les repères sans non plus les pétrifier.

C’est à cause de cette trop grande fixité – presque cadavérique – que les deux écrivaines se méfient du portrait photographique, dominant dans la société contemporaine : « Les visages photographiés sont plus faux que ceux des morts84 »,

n’hésite pas à affirmer Leduc, tandis que Duras croit que tous les visages se ressemblent

80 V. Leduc, La folie en tête, p. 280. 81 M. Duras, Écrire, p. 65.

82 Ibid., p. 72-73.

83 V. Leduc, L’affamée, p. 56. 84 V. Leduc, L’affamée, p. 247.

une fois photographiés, préservés dans une jeunesse artificielle qui en fait presque des portraits mortuaires : « les portraits étaient retouchés, toujours, et de telle façon que les particularités du visage, s’il en restait encore, étaient atténuées. Les visages étaient apprêtés de la même façon pour affronter l’éternité, ils étaient gommés, uniformément rajeunis85. »

Dans La chambre claire, Roland Barthes souligne le lien intrinsèque, « anthropologique86 », dit-il, entre la photographie et la mort. Barthes trouve révélateur que

la photographie soit devenue l’objet de mémoire privilégié par la société contemporaine, étant donné que son support a une durée de vie limitée et peut s’effriter : « Mais en faisant de la Photographie, mortelle, le témoin général et comme naturel de “ce qui a été”, la société moderne a renoncé au Monument87. »

Le portrait apparaît depuis les débuts du médium photographique comme son principal usage commercial, accueilli avec enthousiasme par le public bourgeois du 19e siècle. Les studios de daguerréotypes se multiplient dès que l’invention de Niépce

affinée par Daguerre permet de faire tirer son portrait moyennant un temps d’exposition convenable (moins des huit heures initialement nécessaires). C’est le développement de la technique du négatif sur verre au collodion, par laquelle Nadar a tiré ses célèbres portraits, qui permet par la suite la démultiplication du portrait et facilite son utilisation commerciale par des photographes comme Eugène Disdéri, qui développe la pratique des portraits « cartes de visite » et vend ses clichés à la douzaine88. C’est précisément cette innovation

majeure de la reproductibilité de l’image qui freine sa reconnaissance en tant qu’œuvre

85 M. Duras, L’amant, p. 92.

86 R. Barthes, La chambre claire : note sur la photographie, p. 194. 87 Ibid., p. 146.

d’art89. La prise de vue requiert alors toute une mise en scène pour permettre la prise

d’image – l’optimisation de l’éclairage par les plafonds en verre des studios et l’appui de lumières artificielles, d’abord, mais encore et surtout l’immobilité du sujet. Il n’est pas étonnant que la pratique du portrait mortuaire soit très répandue à l’époque (pensons seulement à Victor Hugo immortalisé sur son lit de mort par Nadar en 1885) – le cadavre est le sujet idéal parce que parfaitement coi.

La photographie est un médium privilégié pour le portrait parce que les traces laissées par l’instant sont directement imprimées sur la pellicule et assurent que le moment photographié a bel et bien existé dans toute son exactitude – une source plus tangible et fiable que le trait du peintre ou la description de l’écrivain. C’est le sentiment du « ça a été » barthésien. Barthes explique que rien ne garantit en littérature ou en peinture que l’objet ou le visage représenté soit basé sur un modèle et n’ait pas simplement pris naissance dans l’esprit de l’artiste, puisque « le langage est, par nature fictionnel ; pour essayer de rendre le langage infictionnel, il faut un énorme dispositif de mesures : on convoque la logique, ou, à défaut, le serment90 », alors qu’en revanche, « l’essence de la

Photographie est de ratifier ce qu’elle représente91 » : « [a]u contraire de ces imitations,

dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé92. » Consulter un album de photographies suffirait pour

interroger son passé. L’immortalisation de moments précis dans la vie d’un individu permet également de mesurer la distance temporelle entre chaque visage, de faire ressortir les

89 Cf. W. Benjamin, Sur la photographie, et plus précisément l’article « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », p. 161-205.

90 R. Barthes, La chambre claire, p. 135. 91 Ibid., p. 133.

différences qui ne se voient pas à l’œil nu (« Ma mère nous fait photographier pour pouvoir nous voir, voir si nous grandissons normalement93 », comprend la narratrice de L’amant).

Pour Duras, pourtant, la fixité de l’image mène à l’oubli plutôt qu’à la mémoire : Je crois qu’au contraire de ce qu’auraient cru les gens et de ce qu’on croit encore, la photo aide à l’oubli. Elle a plutôt cette fonction dans le monde moderne. Le visage fixe et plat, à portée de la main, d’un mort ou d’un petit enfant ce n’est toujours qu’une image pour un million d’images dont on dispose dans la tête. Et le film du million d’images sera toujours le même film. Ça confirme la mort94.

Offrir un visage à l’objectif reviendrait ainsi à l’abandonner au flot de toutes les images, qui plus est dans une représentation trop fixe qui abolit sa vie (de la même façon que le public croyait à l’avènement de la photographie qu’elle leur volait leur âme95).

À la photographie redoutée, Duras oppose le concept clé dans son œuvre de « photographie absolue » et qui correspondrait à la photographie qui n’a, précisément, pas été prise : « Duras construit sa propre image par soustraction de l’image proprement dite ; elle imagine sa propre photographie, sur le bac, par soustraction de l’effet photographique, comme pour échapper au destin de la mère et garder la maîtrise de son destin à elle, sans être jamais prisonnière de l’image96 », résume Arnaud Rykner dans son

article « Photographie absolue et mémoire virtuelle » paru dans le collectif Décrire, dit- elle. La narratrice de L’amant peut ainsi se réapproprier son récit et le revisiter au présent, en dehors de l’histoire familiale qui est inscrite dans les albums photos. Les photographies

93 M. Duras, L’amant, p. 89.

94 M. Duras, La vie matérielle, p. 100.

95 Il n’y a qu’à penser à Honoré de Balzac qui croyait que « chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres », et que chaque photographie « détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté », le privant ainsi « d’un de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive », explique le photographe Nadar dans son article « Balzac et le daguerréotype », dans lequel il se moque gentiment de l’auteur. Cf. F. Nadar, Quand j’étais photographe, p. 6.

absolues comportent un développement temporel, contrairement à l’image photographique : « [l]’image [de sa rencontre avec le Chinois] dure pendant toute la traversée du fleuve97. » Ces images en mouvement sont des souvenirs émotionnellement

chargés, autant de micro-récits à visiter comme de pans de mémoires à retrouver : « Et puis, devant elle, tout à coup, le long de l’autre trottoir, à sa gauche, arrêtée, il y a l’histoire, l’auto du bac, très longue très noire, tellement belle, tellement et chère aussi, tellement grande98. » La narratrice est en quelque sorte « privilégiée » que l’histoire s’arrête et lui

permette de l’explorer, parce que les images sont si fortes qu’elles sont animées d’une vie propre, sur laquelle elle ne semble pas avoir le contrôle : « C’est au cours de ce voyage que l’image se serait détachée, qu’elle aurait été enlevée à la somme99. » Ce passage de

L’amant, abondamment commenté par la critique, met en relief l’importance de ce moment dans la vie de la narratrice, mais suppose aussi une autonomie de l’image. Il faudrait l’apprivoiser et la capturer avant qu’elle ne fuie. Pour Rykner, la photographie absolue est le « dispositif qu’elle [Duras] a intuitivement, et tout au long de son œuvre, travaillé à trouver avant d’en formuler explicitement l’existence dans L’amant100 » et qui consisterait

à « réinjecter de l’existence là où il n’y a que l’image, du présent là où il n’y a que du passé101 ».

Les portraits à l’étude naissent de la même impulsion : les narrateurs observent directement le passé, à nouveau incarné par leur travail d’écriture, plutôt que de le traiter comme un élément figé et distant. Mais surtout, contrairement à la photographie, Leduc et

97 M. Duras, L’amant, p. 8.

98 M. Duras, L’amant de la Chine du Nord, p. 61. 99 M. Duras, L’amant, p. 13.

100 A. Rykner, « Photographie absolue et mémoire virtuelle », p. 286. 101 Ibid.

Duras offrent par leurs descriptions des portraits flous, qui miment les images restées en mémoire avec le filtre du temps. Duras explique que l’image qu’elle garde de sa mère, « ce n’est pas une très bonne image, une image qui n’est pas tout à fait nette102 » en précisant

seulement qu’elle avait « les yeux verts. Les cheveux noirs103 » et qu’elle « était belle, […]

elle avait beaucoup de charme104 », portrait très loin de l’exactitude photographique que lui

offrirait les clichés des archives familiales. Le flou de la mémoire serait idéal pour préserver la beauté sans non plus la figer : « Comment préserver ma mère de l’âge et du temps ? », se demande la narratrice de La folie en tête, avant de trouver la solution : « Avec une hésitation. Avait-elle cinquante-neuf ans ou soixante ans ce jour-là ? […] C’est une année prise au bourreau. Miracle et frivolité, elle ouvrit son sac à main, elle se regarda dans une glace comme à vingt-cinq ans105. » Dans l’intervalle où la mémoire oscille,

l’imagination peut se glisser et tout est alors possible, permettant la meilleure chirurgie plastique qui soit.