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DEUXIÈME PARTIE : FONCTION NARRATIVE DE LA BEAUTÉ

3. La beauté « inoubliable » : le portrait comme objet de mémoire

3.5 Le portrait comme travail de mémoire

La beauté induit ainsi un rapport particulier à la mémoire en devenant un repère, une valeur sûre à laquelle se référer. Selon Ricœur, la mémoire se tisse à partir de trois types de traces : les traces documentaires (archives privées ou publiques, seule manifestation tangible de la mémoire), les traces psychiques (« des impressions qu’ont fait sur nos sens et notre affectivité les événements qu’on dit frappants, voire traumatisants106 ») et les traces

corticales, qui englobent plus généralement toutes les impressions qui persistent dans

102 M. Duras, Outside, p. 587. 103 Ibid., p. 579.

104 Ibid.

105 V. Leduc, La folie en tête, p. 242-243.

l’esprit. À l’opposé, l’oubli serait l’effacement des traces, sort qui ne risque toutefois pas de toucher la beauté tant elle est décrite comme inoubliable : « [l]e corps [de la femme dans La maladie de la mort] aurait été long, fait dans une seule coulée, en une seule fois, comme par Dieu lui-même, avec la perfection indélébile de l’accident personnel107 », le terme

« indélébile » évoquant plus la persistance de la trace laissée par l’objet que l’objet en soi. À partir de Platon, Ricœur décrit l’immatérielle formation du souvenir comme une empreinte laissée par un anneau dans la cire de l’esprit. Le souvenir dépendrait d’une « impulsion initiale », du « “choc” de la bague frappant la cire108 », et serait l’effet de la

chose dont on se souvient plutôt que la chose elle-même. Ainsi, il n’est pas étonnant que ce que nous pourrions appeler « l’étrange phénomène de l’immuabilité du portrait » touche particulièrement la beauté si nous considérons la force de l’effet créé, presque une commotion selon les dires des focalisateurs, qui s’imprime naturellement et de manière définitive dans l’esprit – « Elle était d’une beauté inoubliable. J’avais le sentiment d’avoir été brûlée par son passage. Je suis restée interdite109 », raconte Duras en entretien à propos

d’une inconnue ayant inspiré le personnage d’Anne-Marie Stretter. La force du rappel est presque décrite comme une fatalité : « Je me souviens de la grâce [de Betty Fernandez], c’est trop tard maintenant pour que je l’oublie, rien n’en atteint encore la perfection, rien n’en atteindra jamais la perfection110 », affirme la narratrice de L’amant. L’effet statique

des portraits de la beauté tiendrait plus à la permanence des traces laissées dans l’esprit qu’à leur intemporalité intrinsèque, qui est sans cesse soulignée.

107 M. Duras, La maladie de la mort, p. 20. C’est nous qui soulignons. 108 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 183.

109 M. Duras, Le dernier des métiers, p. 285. 110 M. Duras, L’amant, p. 64.

Il n’y a ainsi plus de distinction dans les œuvres à l’étude entre la mémoire et la vision, aussi floues que puissantes pour les protagonistes – la narratrice de La chasse à l’amour « us[e] [s]es yeux à force de [s]e souvenir de [René] avec les yeux de [s]a mémoire111. » Le souvenir permettrait donc aussi bien que la photographie de revoir

directement une scène, même des années plus tard, voire infiniment et indéfiniment (Thérèse dans Ravages, du moins, peut voir Marc « jusqu’à ce qu[’elle] en meure, jusqu’à ce qu[’elle] descende toute droite dans le fond de la terre en le voyant toujours112. ») La

mémoire est souvent privilégiée à la vision, et ce même quand les personnages sont face à face : « Ernesto sait que derrière ses paupières, c’est lui que Jeanne voit à en être brûlée113. »

La vivacité des souvenirs est impressionnante et permet aux personnages de revoir les êtres perdus ou absents comme s’ils étaient devant eux : « Son sourire me revint à la mémoire et je le revis aussi parfaitement que si elle [Anna] me l’eût adressé à l’instant114 », raconte le

narrateur du Marin de Gibraltar, tandis qu’Anna se souvient pour sa part parfaitement du marin : « Je me suis souvenue comme il était beau. Et alors je l’ai retrouvé aussi beau que le premier jour lorsqu’il s’était endormi sur le pont du yacht115. » La narratrice de L’affamée

peut faire apparaître Madame à sa guise, sans pour cela avoir besoin de la revoir, et cette incarnation de la mémoire prend une réalité telle qu’elle rivalise avec son modèle : « Elle [Madame] arrivera, elle délogera celle que j’ai créée pendant des mois. J’expulserai, je foudroierai une absente que j’hébergeais116 ». Dans ce cas-ci, la vision et le souvenir

s’incarnent en deux personnages distincts (la vraie Madame et son image), mais le

111 V. Leduc, La chasse à l’amour, p. 243. 112 V. Leduc, Ravages, p. 289.

113 M. Duras, La pluie d’été, p. 54.

114 M. Duras, Le marin de Gibraltar, p. 289. 115 Ibid., p. 221.

portraitiste va parfois jusqu’à s’emparer de la personne en soi pour la transformer en souvenir : dans Les yeux bleus cheveux noirs, à force d’observer l’homme, « par le regard elle [la femme] le prend, le garde en elle enfermé jusqu’à la douleur117 » tandis que, dans

La folie en tête, la narratrice dit à Jacques : « Tu n’en croirais pas tes yeux : j’ouvre ma boîte crânienne, je t’enferme, toi et ton costume bleu marine, j’abaisse le couvercle118. » Le

pauvre Jacques est alors fait prisonnier de la mémoire, dans un acharnement quasi criminel de son admiratrice pour retenir sa fugace présence. Le portrait est ainsi décrit comme un rapt, une détention de la personne observée, mais aussi un vol : « Je chipais tout ce que je pouvais chiper sur son visage avant de m’éloigner, puis je me nourrissais de lui dans les lavabos119 », avoue la narratrice de L’affamée, s’emparant de morceaux du visage de

Madame pour pouvoir l’observer plus tard à sa guise. Inscrire avec un tel soin le portrait en mémoire se fait dans la conscience de la disparation à venir, mais précipite en même temps la disparition.

En préface à La bâtarde, Simone de Beauvoir souligne que les personnages aimés par Leduc sont « merveilleusement embaumé[s] dans sa mémoire120 » et peuvent ainsi

apparaître intacts malgré ce qu’elle nomme « l’épaisseur des années » : « ainsi abolit-elle le temps : le passé prend les couleurs de l’heure qui sonne121. » L’embaumement est en

effet souvent convoqué dans les portraits leduciens pour nommer le désir de retenir la vision de l’être aimé : « J’embaumai Isabelle avec mes lèvres, avec mes mains122 » ; « J’aurais voulu embaumer [le] visage radieux [de Gabriel], le mettre sous

117 M. Duras, Les yeux bleus cheveux noirs, p. 105. 118 V. Leduc, La folie en tête, p. 407.

119 V. Leduc, L’affamée, p. 15.

120 S. Beauvoir, « Préface à La bâtarde », p. 13. 121 Ibid., p. 15.

globe123. » Cette métaphore est particulièrement intéressante en ce qu’elle reconnaît le très

grand rôle de l’observateur dans le processus de conservation. Pour garder les portraits si vivement en mémoire grâce à la force de l’empreinte dans la cire de l’esprit, les personnages doivent se concentrer et participer à son inscription, ils ne font pas que la subir. L’embaumement suppose par ailleurs la mort hâtive des beaux personnages, leur dépouille pouvant déjà être apprêtée pour affronter l’éternité. C’est comme si le deuil s’enclenchait tout de suite à la sortie de l’instant, par la conscience de l’aspect fortement éphémère de la vision. L’embaumement idéal préserverait tout de même un souffle, un sursaut de vie qui permettrait de réanimer les personnages des années plus tard.

Comme l’art du portrait est avant tout un travail de mémoire, les personnages observateurs font un effort pour se souvenir au moment même où le personnage observé est présent devant eux. Les protagonistes de L’amant de la Chine du Nord se regardent bien souvent « les yeux fermés, sans bouger et sans se voir, comme s’ils se regardaient encore124 », se préparant pour leur séparation à venir : « Je vois tes yeux derrière mes

paupières125 », lui dit le Chinois. Ainsi, les scènes se constituent très vite en souvenirs,

s’impriment dans la mémoire aussitôt les événements vécus. Rappelons que la vision chez Duras décrit le plus souvent un acte d’imagination près du fantasme, la perception directe brouillant l’image plutôt que de la préciser. La formation des souvenirs a lieu en même temps que la perception, souligne Paolo Virno d’après Bergson dans Le souvenir du temps présent, en expliquant que c’est comme si le présent se dédoublait : « le souvenir présente en même temps une différence de nature et une puissance égale par rapport à la perception.

123 V. Leduc, La bâtarde, p. 346.

124 M. Duras, L’amant de la Chine du Nord, p. 70. 125 Ibid., p. 143.

C’est un mode essentiellement différent par rapport au mode perceptif de saisir un même événement actuel. Le présent fuyant est toujours saisi sous deux profils distincts et concomitants (concomitants parce que distincts)126 ». Le souvenir ne serait donc pas du

tout « quelque chose de résiduel127 », qui persisterait seulement une fois la perception

directe envolée.

Les personnages dans les œuvres à l’étude semblent être parfaitement conscients du fonctionnement de la mémoire, du moins de leur propre mémoire : « Je me préparais un passé128 », explique Thérèse dans Thérèse et Isabelle, « calcula[nt] que si [elle] ne

refermai[t] pas la boîte de savon dentifrice, [elle] [s]e souviendrai[t] de l’atmosphère avant de retrouver Isabelle chez elle.129 » En observant Hermine, la narratrice de La bâtarde est

consciente de « viv[re] un souvenir en pleine germination130 » et, de fait, elle nous le décrit

parfaitement, des années plus tard, dans son parcours introspectif. La minutie de l’observation assurerait ainsi la permanence du souvenir : « Rien d’elle [Jacqueline] ne m’échappa, rien d’elle pendant ces cinq jours ne fut pour moi perdu. […] En cinq jours, je la regardais pour trois ans131 », atteste le narrateur du Marin de Gibraltar, tandis que Pierre

Beugner croit que de « regarder Lol V. Stein longtemps, assez longtemps, avant qu’elle ne s’en aille, […] [lui permettra de] ne plus jamais l’oublier.132 » Le souvenir ainsi

consciemment construit est si puissant qu’il est animé d’une vie propre et peut assaillir les personnages : « Si je quittais cette salle, le souvenir de son visage, le souvenir du coin de

126 P. Virno, Le souvenir du présent. Essai sur le temps historique, p. 17. C’est l’auteur qui souligne. 127 Ibid.

128 V. Leduc, Thérèse et Isabelle, p. 62. 129 Ibid.

130 V. Leduc, La bâtarde, p. 261.

131 M. Duras, Le marin de Gibraltar, p. 43.

rue où elle a tourné, la voix qui m’a demandée, s’assembleraient. Je serais le gibier d’une meute133. »

C’est notamment la création immédiate de repères fixes, agissant comme des stratégies mnémotechniques, qui permettent à la mémoire d’aussi bien s’accrocher : « L’homme aux yeux rieurs et aux cheveux blonds. Il regarde cette femme du bar. Dans ses yeux il y a le sourire infini. Je le regarde. Je lui dis qu’elle se souviendra de lui comme d’un homme aux cheveux blonds et aux yeux rieurs, comme elle le ferait d’un amant de Newport134. » Dans cette scène d’Emily L., le portrait sommaire ne retient que les

traits frappants, en lançant le pari qu’ils resteront conservés à l’esprit des années plus tard. L’immuabilité ne touche donc que certains traits emblématiques, à partir desquels le portrait se met en mouvement sans non plus risquer sa perte ou son effacement, puisqu’il en revient toujours à l’évocation voire à l’invocation des mêmes repères.