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DEUXIÈME PARTIE : FONCTION NARRATIVE DE LA BEAUTÉ

3. La beauté « inoubliable » : le portrait comme objet de mémoire

3.3 Permanence des portraits

Certains personnages, et particulièrement les plus beaux, semblent échapper à l’inexorable mouvement du temps : la beauté de Tatiana dans Le ravissement est « irréversible58 », le visage d’une dénommée Louise dans les Impudents est qualifié

« d’impérissable59 », la coiffure de Madame dans L’affamée est « immuable60 », « Lady

Abdy [dans La bâtarde] est belle pour l’éternité61 », etc. – les exemples se multiplient. Bien

55 F. Jullien, Les transformations silencieuses, p. 84. 56 M. Duras, L’amant, p. 95.

57 V. Leduc, La bâtarde, p. 110.

58 M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, p. 135. 59 M. Duras, Les impudents, p.169.

60 V. Leduc, L’affamée, p. 178. 61 V. Leduc, La bâtarde, p. 125.

que les œuvres insistent sur l’aspect transitoire de leur jeunesse, les beaux personnages ne risquent pas pour autant de vieillir. Duras l’affirme elle-même dans Les yeux verts en parlant d’Aurélia Steiner et d’Alissa de Détruire, dit-elle qui « ont toujours dix-huit ans62 »

(« Quel âge a Alissa ? demande Stein. / — Dix-huit ans. / Et lorsque vous l’avez connue ? / — Dix-huit ans63. ») L’âge fixe devient ainsi une donnée presque aussi fiable que la

couleur des yeux ou l’habillement (rappelons-nous l’uniforme porté par les personnages). Être âgée de dix-huit ans, chez Duras, est aussi commun que d’avoir les yeux bleus : c’est l’âge d’Aurélia et d’Alissa, mais aussi d’Agatha et de Lol V. Stein lors du bal de T. Beach (bal qui la marque jusqu’à devenir éternel et ne plus quitter son esprit). Michèle Manceaux raconte avoir déjà demandé à Duras pourquoi il n’y avait aucun personnage âgé dans son œuvre, ce à quoi Duras aurait répondu : « “La vieillesse ? Ça ne m’intéresse pas.”64 » Pour

Anne Cousseau, dans son analyse de la Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, dix- huit ans n’aurait aucune valeur référentielle, mais renverrait plutôt à « l’âge de l’enfance perpétuelle65 », ce qu’elle identifie comme une affectation quasi pathologique qui forcerait

les personnages non pas à « quitter l’enfance mais au contraire [à] y revenir incessamment, sous l’emprise d’une mémoire obsédante66 » – les personnages âgés de dix-huit évoluent

dans une temporalité autre, leur âge les retirant du temps plutôt que de les y inscrire. Bien loin d’identifier une période dans la continuité d’une vie humaine, la jeunesse est si intrinsèquement liée à la beauté qu’elle en devient un synonyme. Elle est souvent mentionnée d’emblée, sur le même pied d’égalité que la simple nomination de la

62 M. Duras, Les yeux verts, p. 16. 63 M. Duras, Détruire, dit-elle, p. 134. 64 M. Manceaux, L’amie, p. 104.

65 A. Cousseau, L’écriture de l’enfance dans l’œuvre de Marguerite Duras, p. 23. 66 Ibid., p. 30.

beauté : « C’était une femme jeune et belle67 », « Elle est belle… très jeune...68 »,

« Epaminondas était jeune, et beau, et d’origine grecque69 », peut-on lire chez Duras ; « Je

ne suis pas la jeune et jolie Française qu’il attendait70 », « je goûte sa jeunesse, sa beauté

sévère71 », retrouve-t-on chez Leduc. Ces qualités suffisent le plus souvent à décrire un

personnage, sans qu’aucune précision supplémentaire concernant l’âge ne soit donnée. Par son caractère vague, ce critère potentiellement objectif ne l’est plus – à quel moment, après tout, la jeunesse se termine-t-elle ? Il peut même y avoir des « jeune[s] fille[s] de quarante ans72 », comme dans les portraits d’actrices de Duras, où elle donnerait à Léontine Pryce

« vingt-cinq ans, trente ans au plus », avant d’apprendre qu’elle fêtera le lendemain son quarantième anniversaire : « C’est possible. Mais du côté du sentiment la jeunesse enfermée est intacte73 ». L’oxymore « jeune fille de quarante ans » n’en est peut-être pas

un tant la beauté semble préserver de tout vieillissement possible. La métaphore d’une jeunesse « enfermée », presque en détention contre son gré, est évocatrice de l’aspect artificiel d’une telle conservation, complètement indépendante du passage du temps. En même temps, elle n’en est pas pour autant figée et apparaît encore palpitante de vie : « quand [Pryce] rit […], sa jeunesse explose, déchirante, superbe74. »

Cet étrange phénomène de préservation est à maintes reprises directement énoncé : chez Leduc, le personnage d’« Esther n’est pas jeune, elle ne vieillira pas : c’est

67 M. Duras, Un barrage contre le Pacifique, p. 188.

68 M. Duras, Vera Baxter ou Les plages de l’Atlantique, p. 78. 69 M. Duras, Le marin de Gibraltar, p. 274.

70 V. Leduc, La folie en tête, p. 557. 71 V. Leduc, La bâtarde, p. 33. 72 M. Duras, Outside, p. 274. 73 Ibid.

sa beauté75 », tandis que dans ses portraits d’actrice pour Vogue, Duras note que Margot

Fonteyn est « d’une jeunesse telle que l’âge apparaît tout à coup comme un préjugé retardataire, absurde, une “vieille idée”, auquel nos grands-pères se référaient, mais qui n’a plus cours76. » Certaines descriptions annoncent la permanence de l’âge comme un fait

(« elle ne vieillira pas »), tandis que d’autres admettent – plus honnêtement – la subjectivité de l’impression : même si la vue de Margot Fonteyn chasse de l’entendement toute possibilité de vieillissement, cela ne signifie pas qu’elle ne vieillira pas malgré tout. De même, la nouvelle amante de Cécile dans Ravages est si belle qu’« [o]n ne peut pas l’imaginer vieille et voûtée77 », mais elle le deviendra peut-être.

Ces passages montrent bien comment il est possible qu’une telle stabilité se dégage de portraits d’un objet pourtant éphémère : chaque état apparaît définitif, même s’il est destiné à changer, puisqu’il absorbe toute l’attention du personnage focalisateur. L’instant où le portrait est saisi monopolise tant la conscience qu’il supplante tous les autres, passés ou à venir. La beauté apparaît alors au sommet même de la perfection et un seul moment de contemplation marque l’imaginaire jusqu’à devenir impérissable dans l’esprit, comme « cet instant où elle [la femme de Michel Arc] avait vu complètement, à découvert, pour toujours, la beauté de Valérie Andesmas78 », tout comme l’homme des Yeux bleus cheveux

noirs a « vu pour toujours un jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs79 ». Le simple

instant se transmue en « toujours », en une présence sans cesse réitérée, et permet de préserver la beauté. De la même façon, chez Leduc, l’apparition de l’être aimé crée un tel

75 V. Leduc, La bâtarde, p. 338. 76 M. Duras, Outside, p. 263. 77 V. Leduc, Ravages, p. 250.

78 M. Duras, L’après-midi de M. Andesmas, p. 90. C’est nous qui soulignons. 79 Ibid., p. 89. C’est nous qui soulignons.

émoi qu’elle fait oublier les moments d’absence : la présence de Genet est par exemple « achevée comme un nœud bien fait. Oui, une présence définitive80. »