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CHAPITRE 7 FAUNIA FARLEY ET SABINA : LES VISAGES DE

7.2 REFUS DU KITSCH

Par ailleurs, dans La tache, le caractère sauvage de Faunia Farley ne s’illustre pas seulement par son rejet quasi absolu des conventions sociales. Elle a survécu plusieurs fois à l’abus et à la violence, et dans cette forme de « consentement à la finitude » (MDA, p. 524) dont parle François Ricard par rapport à l’idylle de l’expérience, accepte, voire recherche la laideur et l’impureté intrinsèques à la vie. Il lui arrive d’ailleurs de faire du nettoyage après sinistre, dans des lieux souillés par le sang et la mort. La description qu’en fait Philip Roth correspond presque tout à fait à l’idée qu’on peut avoir de l’anti-kitsch :

Elle voulait connaître le pire. Pas le meilleur, le pire. Par quoi elle entendait : la vérité. […] elle récurait le sang sur le plancher. Elle n’était pas croyante, pas bien-pensante, pas déformée par le conte de fées de la pureté, quelles qu’aient pu être les autres perversions qui la défiguraient. Elle n’avait pas le goût de juger autrui, elle en avait trop vu dans sa vie pour tomber dans cette imposture. (LT, p. 418)

Faunia Farley consent à vivre avec la merde et la mort, et reste tout à fait indifférente aux faux-semblants de l’Amérique et à son voyeurisme people. Tout comme Sabina, elle se dit

que « les conflits, les drames, les tragédies ne signifient rien du tout, n’ont aucune valeur, ne méritent ni le respect ni l’admiration » (ILE, p. 151). Le malheur des autres ne suscite chez elle aucun larmoiement, feint ou réel : elle n’a déjà plus de larmes pour son propre sort. Voilà pourquoi elle n’a rien à faire de Bill Clinton et de Monica Lewinski, comme elle l’exprime à Silk, lorsqu’il lui lit un article dans le journal du dimanche :

Monica n’aura peut-être pas un bon boulot à New York, pauvre chérie ! Tu sais quoi ? J’en ai rien à foutre [sic]. Tu crois que ça l’inquiète, elle, que j’aie mal aux reins après la traite quand j’ai fini ma saleté de journée à la fac ? Quand je balaie la merde des autres à la poste parce qu’ils sont pas foutus de se servir de la poubelle ? Tu crois que ça l’inquiète, Monica ? Elle arrête pas d’appeler la Maison-Blanche, et on la rappelle jamais, ça doit être l’horreur. (LT, p. 291)

Le discours ironique de Faunia Farley souligne d’autant plus l’absurdité des médias quant à la célébrité et la misère relative. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Sabina incarne autant cette ferme résistance face au kitsch, caractéristique de son homologue dans La

tache. D’ailleurs, l’art de Sabina suit une sorte d’esthétique de la déchirure, souhaitant

ouvrir le regard sur les différentes couches que cache le monde, comme société du spectacle. Au lieu du scalpel qu’emploie Tomas, elle prend le pinceau pour imaginer au- delà de l’illusion kitsch : « Devant, c’était toujours un monde parfaitement réaliste et, en arrière-plan, comme derrière la toile déchirée d’un décor de théâtre, on voyait quelque chose d’autre, quelque chose de mystérieux ou d’abstrait » (ILE, p. 98). Pour Sabina, être artiste signifie dépasser les illusions et les idéologies, dans le but de faire voir ce qu’il y a au-delà. Kundera la désigne en faveur de l’éclaircissement de la pensée, en lutte contre l’aveuglement du kitsch :

Pour Sabina, vivre signifie voir. La vision est limitée par une double frontière : la lumière intense qui aveugle et l’obscurité totale. C’est peut-être de là que vient sa répugnance pour tout extrémisme. Les extrêmes marquent la frontière au-delà de laquelle la vie prend fin, et la passion de l’extrémisme, en art comme en politique, est désir déguisé de mort. (ILE, p. 139)

Ainsi, Sabina considère comme Tomas que l’existence se vit dans la liberté, à la lumière de la multiplicité de la pensée et des sens. Ses œuvres, qui veulent laisser transparaître ses interrogations sur l’existence humaine, connaissent un succès qui lui semble pourtant déplacé, hors-sujet. Sabina se retrouve piégée par le rappel à ses origines tchèques et surtout par l’interprétation politique que les gens en font. Elle prône un art désengagé, dénué de toute cause politique et, malgré cela, les critiques cèdent à la tentation de l’associer à la lutte contre le communisme :

Un jour, un mouvement politique organisa une exposition de toiles de Sabina en Allemagne. Sabina prit le catalogue : devant sa photo étaient dessinés des fils de fer barbelés. À l’intérieur, il y avait sa biographie qui ressemblait à l’hagiographie des martyrs et des saints : elle avait souffert, elle avait combattu l’injustice, elle avait été contrainte d’abandonner son pays torturé et elle continuait le combat. “ Avec ses tableaux, elle se bat pour la liberté ”, disait la dernière phrase du texte.

Elle protesta, mais on ne la comprenait pas.

Comment, n’est-il pas vrai que le communisme persécute l’art moderne ? Elle répondit avec rage : « Mon ennemi, ce n’est pas le communisme, c’est le kitsch ! » (ILE, pp. 368-369)

Le kitsch demeure souvent la source de ce genre de récupération sentimentale et réductrice, à l’instar de ce que Delphine Roux fait avec son idole Kundera, et de ce que vivent Franz et Coleman Silk, à leur mort. Pour Sabina, cette interprétation kitschifiante diminue l’art en lui-même, alors qu’il devrait susciter un étonnement esthétique ou une prise de conscience, apte à dépasser un quelconque pathos. De la politique à l’art, il n’y a qu’un pas, que plusieurs n’hésitent pas à franchir pour plaquer du larmoyant ou du sensationnel sur des manifestations qui devraient demeurer abstraites et polysémiques. Faunia Farley, dans La

tache, ainsi que Sabina, dans L’insoutenable légèreté de l’être, incarnent les êtres

fictionnels les plus en opposition au kitsch, dans leur manière de critiquer, de réagir, de se retirer du brouhaha collectif et d’appréhender la vie dans ses laideurs et sa complète finitude.