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CHAPITRE 2 CULTURES DE MASSES ET IDÉOLOGIES

2.1 KITSCH ET SOCIÉTÉ

2.1.1 Dans les coulisses de la foule

La philosophe Hannah Arendt a fait de la masse, de la culture et de la politique des questions tout à fait centrales dans son œuvre. Elle a d’ailleurs défini le concept de masse en l’abordant sous le jour du totalitarisme, angle qui permet de mettre en évidence ses mécanismes et ses comportements. Ce contexte politique donne également un éclat particulier au kitsch, dans la mesure où il semble se manifester sans concurrence intellectuelle affichée – parce qu’elle est réprimée – et où son emprise sur la population

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apparaît plus évidente. Kundera précise en quoi le totalitarisme facilite, pour ainsi dire, la présence du kitsch :

Dans une société où plusieurs courants [de pensée] coexistent et où leur influence s’annule ou se limite mutuellement, on peut encore échapper plus ou moins à l’inquisition du kitsch ; l’individu peut sauvegarder son originalité et l’artiste créer des œuvres inattendues. Mais là où un seul mouvement politique détient tout le pouvoir, on se trouve d’emblée au royaume du kitsch totalitaire. Si je dis totalitaire, c’est parce que tout ce qui porte atteinte au kitsch est banni de la vie : toute manifestation d’individualisme (car toute discordance est un crachat jeté au visage de la souriante fraternité), tout scepticisme (car qui commence à douter du moindre détail finit par mettre en doute la vie en tant que telle), l’ironie (parce qu’au royaume du kitsch tout doit être pris au sérieux), mais aussi la mère qui a abandonné sa famille ou l’homme qui préfère les hommes aux femmes et menace ainsi le sacro-saint slogan “ croissez et multipliez-vous ”. (ILE, p. 363)

Dans ce contexte politique, les masses, telles que décrites par Arendt, semblent adhérer passivement à une forme d’idéologie basée sur une absence d’intérêt commun : « Les masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun, elles n’ont pas cette logique spécifique des classes qui s’exprime par la poursuite d’objectifs précis, limités et accessibles23 ». En outre, on reconnaît les masses par leur inertie devant toute possibilité d’engagement politique, souvent pour cause d’indifférence, accentuée par la force du nombre : « Les masses existent en puissance dans tous les pays, et constituent la majorité de ces vastes couches de gens neutres et politiquement indifférents qui n’adhèrent jamais à un parti et votent rarement24 ». L’effet du nombre semble délester du sentiment de responsabilité, et donc, pour Arendt, une multitude d’individus sans vocation collective se révèlent faciles à manipuler. D’autant plus quand on leur offre la possibilité de prendre part à une certitude séduisante et consensuelle, à un mouvement présenté comme « grand » et « historique ».

23 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, t. III, p. 46. 24

On pourrait en ce sens reconnaître que le kitsch motive ce type d’inspiration momentanée qui, d’ailleurs, prend source dans différents domaines. Il peut, certes, être issu d’un message politique, mais il peut aussi bien l’être d’une chanson pop ou d’un match de football ; d’évènements ou de manifestations présents, donc, dans tous types de régimes politiques. Ainsi, bien que la pensée d’Hannah Arendt se soit développée à partir d’une réflexion sur le totalitarisme, les masses s’avèrent tout aussi promptes à avoir cette influence sous égide totalitaire que dans un contexte démocratique. Abraham Moles le souligne également :

La position Kitsch se situe entre la Mode et le conservatisme comme l’acceptation du “ plus grand nombre ”. Le Kitsch est à ce titre essentiellement démocratique : il est l’art acceptable, ce qui ne choque pas notre esprit par une transcendance hors de la vie quotidienne, par un effort qui nous dépasse – surtout s’il doit nous faire dépasser nous-mêmes. (PK, p. 28)

Kundera illustre, entre autres dans L’insoutenable légèreté de l’être, l’euphorie que génère l’unité d’une foule rassemblée pour une cause, chantant ou scandant des slogans. Cette euphorie provient certainement de ce fort sentiment de faire partie intégrante d’un mouvement collectif qui, même banal et hors de toute originalité, procure à la masse une confiance, une impression de sécurité difficiles à substituer. Edward Shils le souligne dans l’ouvrage collectif Mass Culture Revisited25 :

Comme un résultat du haut coût psychologique et économique de l’individualité et de l’intimité, le grégarisme (ou notre tendance à vivre en groupe) s’est intériorisée ou intégrée à notre mode de vie. Les gens craignant la solitude et l’impopularité ; l’approbation populaire devient la seule morale et le seul standard esthétique que la majorité des gens reconnaît26.

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Bernard Rosenberg and David Manning White (dir.), Mass Culture Revisited, New York, Free Press, 1964. 26 « As a result of the high psychological and economic costs of individuality and privacy, gregariousness has become internalized. People fear solitude and unpopularity; popular approval becomes the only moral and aesthetic standard most people recognize. », Edward Shils, « Mass Society and its culture », dans Bernard Rosenberg et David Manning White (dir.), Mass Culture, ouvr. cité, p. 91 ; je traduis.

Cela explique en soi pourquoi le kitsch est si séduisant pour la majorité, et qu’il est beaucoup plus facile d’y adhérer : premièrement parce que cette tendance au grégarisme est inconsciente, deuxièmement parce que l’idée de s’exclure d’un grand mouvement collectif demeure pour plusieurs insupportable. Faire partie d’une masse de gens, d’un groupe, d’une majorité est en soi une image identitaire puissante, qui gratifie ceux qui y participent d’une forme de sentiment d’immortalité.