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CHAPITRE 3 ANCRAGES SOCIOPOLITIQUES ET LITTÉRAIRES

3.1 LES ŒUVRES ET LES AUTEURS MIS EN CONTEXTE

Les différentes théories du kitsch maintenant étayées, s’impose une introduction au corpus principal, La tache et L’insoutenable légèreté de l’être, mais aussi à Philip Roth et à Milan Kundera, qui se sont liés d’amitié plusieurs années avant l’écriture de ces deux romans. Claudia Roth Pierpont raconte le contexte dans lequel Roth a rencontré Kundera à Prague, en 1973, au moment où ses écrits sont déjà ciblés par le régime communiste :

Kundera faisait partie des écrivains les plus sévèrement persécutés du régime tchèque chapeauté par les Soviétiques : viré de son poste de professeur, ses œuvres retirées des bibliothèques et des librairies, ses revenus provenant de l’étranger largement confisqués par une taxe gouvernementale abusive46.

Roth, pour sa part, s’est rendu à plusieurs reprises dans l’ancienne Tchécoslovaquie, pérégrinations qui ont mené à la conception et à l’édition, aux États-Unis, d’une collection dédiée aux écrivains de l’Europe de l’Est. Plusieurs livres sont parus sous la bannière « Writers from the Other Europe », aux éditions Viking-Penguin, leur offrant une entrée dans le monde anglophone. Risibles amours a été l’un d’eux en 1975, et était accompagné d’une préface de Philip Roth, qui disait apprécier « l’habileté de Kundera à retirer un plaisir

46

« Kundera was among the most harshly persecuted writers of the Soviet-backed Czech regime: fired from his teaching post, his works removed from libraries and bookstores, his foreign royalties largely confiscated by a punitive government tax », Claudia Roth Pierpont, « The Book of Laughter : Philip Roth and his Friends », The NewYorker [En ligne], mis en ligne le 7 octobre 2013, consulté le 7 mai 2015, URL : http://www.newyorker.com/magazine/2013/10/07/the-book-of-laughter ; je traduis.

esthétique des absurdités et des difficultés de la vie47 ». S’ensuivront différentes collaborations entre les deux écrivains, dont certaines entrevues, introductions et postfaces dédiées à l’un comme à l’autre. Roth et Kundera s’estiment beaucoup l’un l’autre, et c’est ce qui justifie d’autant plus leur connexion intellectuelle. Les nombreuses concordances que nous observerons entre La tache et L’insoutenable légèreté de l’être tomberont de surcroît sous le sens, interrogeant tous deux le kitsch dans des représentations imaginaires.

Publié en 2000, La tache, de son titre original The Human Stain48, retrace l’histoire de Coleman Silk, un professeur de lettres dans une petite université états-unienne. Doyen septuagénaire estimé de ses pairs, il se voit accusé à tort de racisme contre deux étudiants noirs et jugé sur la place publique. Révolté et forcé de prendre une retraite anticipée, il devient obsédé par l’injustice dont il a été victime. Le drame s’amplifie lorsqu’une crise cardiaque emporte brusquement sa femme bien-aimée. Coleman Silk retrouvera pourtant un peu de bonheur en rencontrant Faunia Farley, une jeune femme de ménage prétendument illettrée dont la vie est une accumulation de tragédies. La relation de Silk avec Farley engendre de nouveau la désapprobation générale, incarnée particulièrement par son ex- collègue Delphine Roux, jeune professeure qui paraît s’être donné pour mission de démolir le doyen de l’université. Le narrateur de La tache, l’écrivain Nathan Zuckerman, se lie d’amitié avec l’homme et accueille ses confidences. Cet alter ego de Roth raconte ainsi la lutte d’un individu contre une société conformiste, mais aussi l’absurdité et l’aveuglement sans borne de l’opinion publique. Après le décès de son ami, Zuckerman découvre le secret que l’homme avait décidé d’emporter dans sa tombe : le professeur, dont toute la dégringolade sociale est partie d’une accusation de racisme, était lui-même afro-américain. Il était parvenu à cacher sa véritable identité toute sa vie, derrière une peau pâle dont il a voulu faire profiter son ambition exceptionnelle.

47 « ability to take aesthetic pleasure from the absurdities and even the hardships of life », Claudia Roth Pierpont, « Book of Laughter », art. cité ; je traduis.

Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera nous plonge dans différents destins croisés fictifs, à l’époque du Printemps de Prague, dans la Tchécoslovaquie de 1968. Tomas, chirurgien réputé et grand amoureux des femmes, fait la rencontre de Tereza, une jeune femme de province qu’il recueille comme un oiseau blessé, avant d’en faire sa femme. Il poursuit pourtant ses aventures érotiques, notamment avec Sabina, une artiste-peintre avide de sa liberté de pensée et de geste. Pendant les bouleversements qui se déroulent à Prague, ils partiront tous en Suisse, fuyant la surveillance, le contrôle et les meurtres opérés dans le plus grand secret par le régime totalitaire. Sabina se liera brièvement avec Franz, un professeur universitaire marié, qui l’amènera dans ses congrès partout dans le monde, mais qui n’arrivera jamais à comprendre Sabina, bien qu’il en soit complètement infatué. De son côté, Tereza se sentira perdue à l’étranger et, sans repères, décidera de retourner dans son pays d’origine, toujours écrasé par la dictature. Tomas sacrifiera carrière et liberté pour la suivre, et terminera laveur de vitres puis chauffeur de camion, punition de l’État pour avoir publié une lettre d’opinion défavorable au régime dans un journal. Au fil de différents tableaux, on verra se confronter les désirs des personnages face aux autres et à la pression de la société, qu’elle soit totalitaire ou démocratique. L’insoutenable légèreté de l’être présente ses personnages comme autant de questionnements existentiels sur le rapport entre l’amour et le sexe, le pouvoir et la liberté, la vie et l’illusion lyrique.