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CHAPITRE 4 DES HISTOIRES DE PROCÈS

4.6 L’HÉGÉMONIE DU « NOUS »

C’est en ce sens que, dans les romans de Roth et de Kundera, la majorité, plus souvent anonyme, jouit d’une forme de souveraineté, apparaissant par le biais d’un « nous », un « on » ou un « eux » indéfini. Alexis de Tocqueville soulevait, lui aussi, au XIXe siècle, le caractère despotique de la masse qui régnait aux États-Unis, notamment d’après le regard de l’écrivain :

En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au- dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. […] Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans ; il lui semble qu’il n’en a plus, maintenant qu’il s’est découvert à tous ; car ceux qui le blâment s’expriment hautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son courage, se taisent et s’éloignent71.

Cet extrait offre somme toute un nouvel éclairage à l’expérience de Silk et de Tomas, notamment lorsque ce dernier publie sa lettre dans le journal. Dans L’insoutenable légèreté

de l’être, l’hégémonie du « nous » semble correspondre à une autre allégorie du kitsch

politique propre au totalitarisme, qui cherche à réduire à leur minimum les signes d’individualité. Le « nous » y incarne l’autorité et l’esprit de surveillance, comme le fait ressentir l’expérience de Tereza, dans le bar où elle travaille :

Le petit chauve était revenu, celui qui l’avait accusée l’autre soir de servir de l’alcool à des mineurs. Il racontait d’une voix forte une histoire sale, la même qu’elle avait entendue des centaines de fois de la bouche des ivrognes auxquels elle servait des demis en province. Se sentant de nouveau assaillie par l’univers de sa mère, elle l’interrompit très brutalement.

Il se vexa : « Vous n’avez pas d’ordres à me donner ! Estimez-vous heureuse que nous vous laissions travailler dans ce bar.

Comment nous ? Qui ça nous ?

Nous », dit l’homme, et il commanda une autre vodka. (ILE, p. 236)

Le kitsch apparaît dans sa prédominance sur la liberté individuelle, par ce « nous » soudé, surdimensionné et catégorique. Philip Roth traite en outre de la puissance évocatrice de l’emblème des États-Unis, sous lequel il est écrit E pluribus unum, « un à partir de plusieurs ». Le collectif constitue la source, la définition du citoyen, à laquelle Coleman Silk a déclaré la guerre :

71

Pas question de se laisser imposer les préjugés du grand Eux davantage que l’éthique du “ nous ” minuscule. La tyrannie du nous, du discours du nous, qui meurt d’envie d’absorber l’individu, le nous coercitif, assimilateur, historique, le nous à la morale duquel on n’échappe pas. (LT, p. 140)

Le protagoniste s’est trouvé toute sa vie en réaction à ce phénomène conformiste, en restant cet ego intégral, qui a refusé à plusieurs reprises de s’identifier à la masse. Son passage à l’Université d’Howard, réservée aux Noirs, a été le point charnière de ses choix identitaires et existentiels :

À Howard, je trouvais qu’il y avait trop de Noirs ensemble, des Noirs de toutes les religions, des Noirs de tout poil, mais j’avais pas envie d’être parqué avec eux comme ça. Je voyais pas du tout ce que je venais faire là. On était tellement concentrés que toute la fierté que j’avais pu avoir en prenait un coup. Je me sentais complètement diminué par ce milieu concentrationnaire, artificiel. (LT, p. 170)

Cette expérience a fait réaliser au jeune Silk que sa vie valait plus qu’une version allégée du camp de concentration. Il a refusé l’humiliation quotidienne de faire partie d’une sous- classe, et voulu éviter que certains incidents qu’il a vécus se reproduisent : que ce soit entendre sa petite amie suédoise s’écrier « Je ne peux pas ! » (LT, p. 159), après avoir découvert « sa vraie couleur » ou se faire tabasser et injurier « comme résultat direct des lois raciales rigides d’une communauté72 ». Il a donc décidé de fuir le « nous » des Noirs, qui l’opposait à lui-même et le confrontait à une identité double et paradoxale : « À East Orange, le meilleur élève de sa classe, dans le sud ségrégationniste, un nègre parmi tant d’autres » (LT, p. 133). Pourtant, il adopte par la suite une autre étiquette sociale et religieuse, en se faisant passer pour Juif, un choix qui paraît de prime à bord étonnant. Ceci dit, historiquement, aux États-Unis, les Juifs ont toujours soutenu l’amélioration des droits civils des Afro-américains et se sont eux-mêmes libérés de plusieurs préjugés raciaux auxquels ils étaient associés :

72 « as a direct result of a community’s rigid racial rules », Gabrielle Seeley et Jeffrey Rubin-Dorsky, « “ The pointless meaningfulness of living ” », art. cité, p. 97 ; je traduis.

Les Juifs américains […] savaient que l’“ identité ” était une construction sociale. Ils n’ont peut-être pas rejeté le “ nous ” des gens dont Coleman Silk s’est enfui alors qu’il était un “ Howard-Negro ”, mais aussi tôt qu’à la moitié des années 1950, ils ont publiquement pluralisé ce “ nous ”73.

Malgré tout, Coleman Silk s’est buté à un autre type de « nous », celui du kitsch, qui tend vers un discours et une pensée unique, et qui n’hésite pas à dénigrer les iconoclastes comme lui :

Ses œillères lui avaient interdit de voir un phénomène tout à fait incontrôlable. L’homme qui avait décidé de se forger une destinée historique, qui avait entrepris de faire sauter le verrou de l’histoire et qui y était parvenu, qui avait brillamment réussi à changer son lot, n’en était pas moins piégé par une histoire avec laquelle il n’avait pas compté : celle qui n’est pas encore tout à fait l’histoire […]. Le nous qui est inévitable : l’instant présent, le lot commun, l’humeur du moment, l’état d’esprit du pays, l’étau historique qu’est l’époque où chacun vit. Il avait été aveuglé, en partie, par le caractère effroyablement provisoire de toute chose. (LT, p. 412)

Les personnages de La tache se retrouvent, d’une manière ou d’une autre, coincés par ce carcan social qui paraît banaliser l’exclusion et les inégalités. Herb Keable, par exemple, aurait dû être le premier à monter au front et à prendre la défense de l’ancien doyen Silk, celui-là même qui l’avait engagé, premier professeur noir à avoir même été nommé à l’Université d’Athena. Il s’est toutefois gardé de contester l’opinion de ses collègues, tout en s’expliquant à Coleman Silk à demi-mot : « Je ne peux pas prendre ton parti sur cette affaire-là, Coleman, il va falloir que je sois avec eux » (LT, p. 30). Il s’agit en quelque sorte d’une illustration de ce que peut être le « cortège » kundérien dans un contexte américain

73 « American Jews […] knew “ identity ” was a social construction. American Jews may not have thrown off the “ we ” of people-hood that Coleman Silk flies from while a “ Howard-Negro ”, but as early as the mid- 1950s they had publicly pluralized that “ we ” », Dean Franco, « Race, Recognition and Responsibility in The Human Stain », dans Debra Shostak (dir.), Philip Roth, ouvr. cité, p. 73 ; je traduis.

contemporain. Keable semble avoir subi la pression de la foule pour joindre ses rangs, un « nous » monolithique caractéristique du kitsch qui véhicule des opinions réconfortantes.