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CHAPITRE 5 L’HOMME ET LA FEMME DU KITSCH

5.4 L’AUTOSATISFACTION DE L’ÊTRE

Un des points charnières de ce mémoire est de démontrer comment, dans les deux romans, des personnages se trahissent en quelque sorte, en révélant certains traits de caractère du Kitsch-Mensch. Il est possible de constater, par exemple, les différentes manifestations d’une forme d’autosatisfaction de l’être. Elle peut se traduire par le regard que portent l’homme et la femme du kitsch sur eux-mêmes, regard qui les émeut, les satisfait, et qui est d’ailleurs souvent abordé avec beaucoup d’ironie chez les narrateurs. Dans La tache, le personnage de Delphine Roux est un cas type de femme du kitsch, baignant dans l’autosatisfaction de façon constante. Dans un ouvrage dédié à l’ensemble de l’œuvre de Philip Roth, Up Society’s Ass, Copper, Mark Schechner fait état de l’agilité avec laquelle Roth révèle tout le kitsch de la professeure Roux :

Si sa parodie du “ chic tout contenu ” et de la “ sophistication normalienne ” de Delphine Roux va ravir toute personne qui a passé cinq minutes dans l’académie, c’est bien seulement parce que Roth a fréquenté les universités et peut facilement imiter les langages du baratin académique80.

Il est en ce sens très clair que la narration de La tache paraît attribuer à Roux une forme de kitsch intellectuel et littéraire. Ce « baratin » dont parle Mark Schechner est omniprésent dans le discours de la femme, qu’elle soit en conversation avec autrui ou en monologue avec elle-même : sa vie se veut reluisante de succès, de grâce et de perfection. Les 79 Shuto Tanaka, Le rire et la mélancolie dans les romans de Kundera [en ligne], thèse de doctorat, Université de Strasbourg, mis en ligne en mai 2013, consulté le 15 février 2016, URL : http://www.theses.fr/2013STRAC008, p. 99.

80 « His send-up of Delphine Roux’s “ all encompassing chic ” and “ École Normale sophistication ” will delight anyone who has spent five minutes in the academy, if only because Roth has been around universities and can easily mimic the languages of academic flim flam. », Mark Schechner, Up Society’s, ouvr. cité, p. 189 ; je traduis.

circonstances du départ de Roux en Amérique sont d’ailleurs présentées dans la même tonalité. À peine pensait-elle partir, que son objectif était déjà de rentrer en France, toute triomphante d’avoir réussi de l’autre côté de l’Atlantique et convaincue d’épater famille, amis et collègues. Après plusieurs années passées aux États-Unis, le mythe qu’elle s’est constitué autour de la conquête de l’Amérique continue de la définir :

Il est si tôt qu’on n’a pas encore hissé le drapeau. Tous les matins, elle le cherche des yeux, au sommet de North Hall, et tous les matins, quand elle le voit, elle a un instant de satisfaction. Elle a quitté son pays, elle a osé – elle est en Amérique ! Elle éprouve du contentement à considérer son propre courage, à savoir que les choses n’ont pas été faciles. (LT, p. 347)

Chez Delphine Roux, sa beauté, son intelligence et sa carrière en Amérique sont autant d’aspects qu’elle nimbe d’une forme de glamour autocomplaisant. La jeune professeure de lettres tend ainsi à idéaliser sa propre vie, en admirant le chemin qu’elle a parcouru, alors qu’elle a « tant réfléchi, ressassé, tant souffert à différents niveaux de son être » (LT, p. 249). Nonobstant, tout le traitement ironique avec lequel le narrateur dépeint l’Européenne nous invite au contraire à comprendre que sur l’échelle de la souffrance, sa propre expérience s’avère relativement limitée. Delphine Roux incarne un portrait somme toute très tangible du kitsch dans le comportement humain et plus particulièrement le regard que l’on porte sur soi-même.

Du côté de L’insoutenable légèreté de l’être, Franz, lui aussi professeur, témoigne d’autant d’autosatisfaction par rapport à son être et son existence. Il s’agit probablement, comme chez Delphine Roux, de se fondre dans une fausse assurance, une attitude qui aurait la propriété de se rassurer soi-même. En outre, le kitsch, chez le Genevois, semble directement servir à calmer des inquiétudes et des doutes potentiels, premières menaces d’un bonheur qu’il aimerait simple et unilatéral. Il tente de se convaincre que la belle image de lui-même qu’il tente de projeter est la solution à ses maux, notamment ceux qui concernent Sabina et son indésirable indépendance :

Il n’avait aucune raison de douter ainsi de lui-même ! C’était elle, pas lui, qui avait fait les premières avances peu après leur rencontre ; il était bel homme, au sommet de sa carrière scientifique et même redouté de ses collègues pour la hauteur et l’obstination dont il faisait preuve dans les polémiques entre spécialistes. Alors, pourquoi se répétait-il chaque jour que son amie allait le quitter ? (ILE, p. 125)

Comme les derniers paragraphes en témoignent, l’idéalisation de soi, l’interprétation au premier degré des évènements ou encore leur association à des signes qui semblent leur être envoyés par la vie traduisent la domination des illusions sur le jugement de Franz dans le roman de Kundera, mais aussi sur celui de Delphine Roux, chez Roth. D’ailleurs, dans La

tache, le narrateur nous fait régulièrement entrer dans les pensées du professeur Roux,

donnant ainsi au lectorat l’impression de la surprendre en train de faire étalage des raisons pour lesquelles elle est un être d’exception. Dans le prochain passage, on a droit à l’exposition de sa culture, qu’elle compare à celle – pauvre – de ses étudiants :

Ses jeunes étudiants l’amusent. Elle cherche encore leur côté intellectuel. Elle est sidérée par la façon dont ils s’amusent. Leur façon de penser, de vivre, hors de toute idéologie, dans le chaos. Ils n’ont jamais vu un film de Kurosawa – même ça, ils l’ignorent. Elle, à leur âge, avait vu tout Kurosawa, tout Tarkovski, tout Fellini, tout Antonioni, tout Fassbinder, tout Wertmuller, tout Satyajit Ray, tout René Clair, tout Wim Wenders, tous les Truffaut, les Godard, les Chabrol, les Resnais, les Rohmer et les Renoir. Eux, ils n’avaient vu que

Star Wars. (LT, p. 236)

À l’image des philistins, décrits par Hannah Arendt, qui consomment la culture et la connaissance par unique souci de reconnaissance sociale, Delphine Roux expose l’étendue de sa culture comme un millionnaire montrerait sa richesse en se baladant en Ferrari. La question n’est pas de savoir si elle a réellement visionné tous ces films, mais de constater qu’elle fait de cette culture une parure éclatante qu’elle veut faire reluire en société. En cela, derrière la finesse orchestrée de Delphine Roux, semble se cacher une forme singulière de prosaïsme. La professeure de l’Université d’Athena et son homologue de

L’insoutenable légèreté de l’être, Franz, adhèrent ainsi au kitsch, par l’autosatisfaction et le

culte des apparences qui teintent leurs faits et gestes.